Exergue n° 80

 

« Hircan prit la parole et dit : […] “Quant à moi, […] si je pensais que le passetemps que je voudrais choisir, fût aussi agréable à quelqu’une de la compagnie comme à moi, mon opinion serait bientôt dite : donc pour cette fois me tairai, et en croirai ce que les autres diront.” Sa femme Parlamente commença à rougir, pensant qu’il parlait pour elle, et un peu en colère, et demi en riant lui dit : “Hircan, peut-être que celle que vous pensez en devoir être la plus marrie, aurait bien de quoi se récompenser, s’il lui plaisait : mais laissons-là le passetemps où deux seulement peuvent avoir part, et parlons de celui qui doit être commun à tous.” »

Marguerite de Navarre, L’Heptaméron des Nouvelles, « Prologue »,
éd. Nicole Cazauran, Gallimard, folio classiques, 2000, pp. 64-65.

 
 


Benoît Autiquet

18/05/2013

Coincés par la crue du Gave, les protagonistes de L’Heptaméron vont devoir passer dix jours ensemble. Contrairement à Oisille qui renonce à toute autre activité que celle de lire les « écritures saintes », Parlamente ne refuse pas le « passetemps » sexuel proposé par Hircan, son mari, pour des raisons morales. En effet, elle « aurait bien de quoi se récompenser » des plaisirs corporels : pas de quoi se sentir coupable. Mais ce « passetemps » empêcherait la cohésion du groupe. Ainsi est différé le moment où deux corps s’élisent, pour favoriser l’épanouissement d’une communauté dont les membres sont contraints de se lier par les circonstances.

Je pense à une scène des Valseuses, où Gérard Depardieu, flanqué de Patrick Dewaere, dit à deux jeunes filles qu’il rencontre au bowling : « On va pas paumer notre soirée à faire les guignols avec des boules au bout des bras. Comme de toute façon ça va se terminer à l’horizontale, autant y aller tout de suite, vous trouvez pas ? » - « Qu’est-ce que vous en savez si on va se retrouver à l’horizontal ? », répond une des jeunes filles, et elles s’en vont en se récriant et en les traitant de « paysans ». D’un côté, refus de l’activité sexuelle, attitude effarouchée, mépris social ; de l’autre, mauvais garçons maniant avec brio la langue d’Audiard, simplicité des relations enfin dénuée de toutes conventions bourgeoises. Le genre de scène qui doit faire encore rire ceux pour qui le féminisme, déviance petite-bourgeoise ou importation de la pudibonderie nord-américaine, a dégradé les relations de séduction entre les hommes et les femmes. Pour ma part, j’apprends de Parlamente qu’il n’est pas moins naturel et plaisant de former un groupe avec celles et ceux que je dois fréquenter - parce qu’ils appartiennent à un groupe auquel j’appartiens, au moins temporairement – que de faire l’amour. Et je m’étonne que, malgré la proximité temporelle, ma plus grande familiarité avec le cinéma, le rire que déclenche en moi certaines scènes des Valseuses - toutes choses qui me porteraient à aimer Blier -, je préfère, après un effort de lecture et de relecture de ce texte que je dois lire parce que c’est mon métier, me lier avec Marguerite de Navarre.

 

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