Exergue n° 83

 

« J’appuie mes deux pouces dans le creux de la chair qui borde le haut du sternum et, appuyant, je rejoins lentement, un pouce vers la droite, un pouce vers la gauche en biais, la zone plus dure au-dessous des oreilles. Je masse en V. Je ressens une grande fatigue musculaire dans mes avant-bras : je sais, masser me fait toujours mal aux avant-bras.

Le visage d’Hélène est immobile et serein, ses yeux ouverts fixent le plafond.

Et soudain je suis frappé de terreur : ses yeux sont interminablement fixes et surtout voici qu’un bref bout de langue repose, insolite et paisible, entre ses dents et ses lèvres. » 

Louis Althusser, L’Avenir dure longtemps, suivi de Les Faits,
Paris, Stock/Imec, 1992, p. 11-12

 
 


Hélène Merlin-Kajman

08/06/2013

Je me suis demandé pourquoi commenter ce texte trop vrai ; pourquoi donner un sens à la terrifiante absence de sens de la transition qui s’y révèle.

Je me le suis demandé, je me le demande encore.

Mais il y a une raison. Ces lignes ouvrent l’autobiographie d’Althusser. Données à notre partage, nos fantasmes, nos réflexions, elles font passer d’un visage de femme immobile et serein à un visage de morte entre les mains d’un homme qui s’apprête à raconter l’histoire de sa folie et l’histoire de son engagement philosophique et politique. Nous lisons que rien ne s’est signalé dans ces mains. L’ellipse du récit trace une zone insensible, foyer de propagation traumatique, ou plutôt de jouissance, pour qui lit – car comment ne pas relire et relire encore, fasciné par ce blanc ?

La signification aussi s’étrangle.

Je relis, essayant de fixer mon attention sur ce que le texte dérobe : son visage à elle. Non, pas son visage : son effroi, sa terreur intimes.

Rien.

Alors, je parcours le livre, je le lis vite, en diagonal. Sa littéralité rend un son désagréable. Et voilà que soudain une autre citation me prend à la gorge :

Lorsque je « rencontrai » le marxisme, ce fut par mon corps que j’y adhérai [...] parce qu’il me permit non seulement de vivre, par la critique de toute illusion spéculative, un rapport vrai à la réalité nue et aussi de pouvoir vivre désormais ce rapport physique (de contact mais surtout de travail sur la matière sociale ou autre) dans la pensée elle-même. Dans le marxisme, dans la théorie marxiste, je trouvai une pensée qui prenait en compte le primat du corps actif et travailleur sur la conscience passive et spéculative, et pensais ce rapport comme le matérialisme même. (ibid. p. 207-208)

Ne prenez pas cela pour un trajet théorique. Simplement pour un vertige. Quelque chose en moi qui, viscéralement, dit non.

   

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