Abécédaire

 

 
Équivoque
 
 


François Cornilliat

05/12/2015

 

« Équivoque », nom ou adjectif, est un de ces termes techniques (nés du latin au « Moyen Âge ») que le fil du temps a pourvus, par extension, d’une acception morale ; et aussi, plus précisément, un de ces termes « métalinguistiques » qui parlent du langage avant de parler du monde – et s’en souviennent plus ou moins en passant du premier au second. Il s’agit d’abord d’homonymie : de deux mots dotés d’un même « son » (exploitable à la rime, par exemple) ; mais bientôt, tout aussi bien, de polysémie, observée, soupçonnée, désirée dans un mot doté (ou se dotant) d’au moins deux sens. Double définition qui entraîne ou permet d’incessantes anamorphoses, selon qu’on regarde le côté du son ou celui du sens; le lexique comme répertoire, offert à la mémoire, ou la signification comme processus, ressenti à l’usage, et susceptible d’interprétation.

Mais l’homonymie domine, et c’est à cause d’elle que le terme se charge d’une valeur ambiguë, laudative ou péjorative, selon que la ressemblance des sons reste appréciée comme telle ou dérive, consciemment ou non, dans le mélange des sens : poètes et poéticiens médiévaux saluent la prouesse qui tire de la matière des mots une « musique naturelle » capable d’enchanter l’oreille (quelque effet sémantique qu’elle produise) ; logiciens et moralistes dénoncent une proximité fortuite dont se tirent des conséquences abusives, non seulement quant au sens, mais quant aux rapports des choses et à l’ordre du monde. L’équivoque est simultanément source d’erreur et de beauté, un comble de l’art et un danger pour la pensée. Entre les deux (entre poésie et philosophie), elle est ce jeu de mots qui fait rire – d’un rire lui-même ambigu, qui selon l’accent qu’on lui prête dispense ou contraint de choisir son camp : s’agit-il, en riant, de discréditer la prouesse ? de minimiser (voire favoriser) le danger  ? ou de créer, entre ces deux tendances solidaires mais présumées incompatibles, un équilibre « pointu », frappant mais léger, séduisant mais provisoire ?

Il n’est pas étonnant qu’un substantif doté de telles aptitudes hésite longtemps sur son propre genre : « Du langage français bizarre hermaphrodite », dit Boileau au premier vers d’une satire fameuse; « mâle aussi dangereux que femelle maligne » ; licence poétique que la poésie trouve une joie… équivoque à brocarder. L’âge dit « classique » a beau se souvenir qu’« il y a de bonnes et de mauvaises équivoques » (Furetière), il cerne volontiers l’ambiguïté par le sarcasme et la condamnation : plus s’étend le sens du terme (est alors équivoque tout ce qui est douteux, incertain donc trompeur ; une équivoque est une illusion mentale, une « bévue » dit encore Furetière, source de malentendus, de quiproquos…), plus il se restreint. Au-delà d’un phénomène de langue ou de pensée, l’équivoque est un défaut de caractère, sous lequel se devine (ou feint de le faire) l’indétermination des corps; défaut que de spirituels contempteurs s’entendent à fustiger en ravivant, pour donner plus de sel à leurs attaques, l’origine linguistique ou logique du terme qui le désigne.

D’une telle évolution, la «modernité» se devait de prendre le contrepied: non seulement le vice redevenait vertu, mais cette vertu avait d’abord celle de nous ramener au langage, en radicalisant le vieux dilemme. Côté polysémie, l’étourdissante magie des « reflets réciproques » mallarméens ; côté homonymie, l’appétit, jamais rassasié, de manifester l’arbitraire des mots. Bientôt il fut demandé à « l’équivoque généralisée » de faire affleurer ou éclater l’indémêlable substance verbale dont nous sommes pétris. Désormais impossible à résoudre, l’équivoque fut par là subversive, libératrice, révolutionnaire ; capable de troubler, voire de détruire tout ordre croyant distinguer les mots des choses, et les choses au moyen des mots ainsi distingués.

De cette enthousiasmante apocalypse (comme de bien d’autres) la « postmodernité » n’a pu à son tour que revenir, sans restaurer pour autant le cadre, médiéval ou classique, du débat antérieur. Linguistes et philosophes « analytiques » traquent encore l’équivoque, en professionnels du décorticage. Mais le zeitgeist ni les poètes ne savent plus trop ce qu’il convient de penser d’elle : signe, peut-être, qu’elle n’a jamais régné avec autant de force.

 

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