Juste une fable n° 46

 


Trope n° 25

 

 

Les Animaux malades de la peste

 


Helio Milner

24/10/2015

 

– Ne me demande rien, dirai-je à l’enfant qui ce jour-là brave la tempête, la tempête qui vient de l’océan et virevolte méchamment sur la falaise. Je suis maussade et vais te dire une fable à laquelle il paraît impossible de rien changer.

L’enfant s’arrête sur le seuil, enveloppé dans un souffle de vent, et me regarde attentif.

– C’est le vent, dit-il en pâlissant. Celui qui réveille tes méchantes choses à l’intérieur.

– Qui dit le contraire ? demanderai-je. Je suis maussade à l’intérieur, oui ! Mais tu ne peux pas empêcher qu’il n’y ait des causes à l’extérieur.

– À l’extérieur ?

– Mais oui, à l’extérieur ! Ailleurs, partout, malgré tes efforts pour tout changer !

– Je t’écoute, répondra l’enfant en s’installant dans ma bergère. Et il me jette un sourire profond comme une ancre au fond des yeux.

 

Cela commence par la terreur.

Tu entends ? La terreur.

On ne sait pas d’où c’est venu.

Les uns accusent les dieux, les autres, les hommes.

Ceux qui accusent les hommes disent que les dieux les punissent.

D’autres soupçonnent les puissants d’être la cause de tout ça.

Mais ils sont pris aussi dans la terreur.

D’ailleurs, même les plus puissants commencent à avoir peur.

Mais ils ne sont pas décidés pour autant à renoncer à leur puissance. 

– J’ai peur, dira l’enfant sourdement.

– Moi aussi ! La terreur, ça ne fait rire personne.

Tout le monde est touché même si tout le monde ne meurt pas.

Et beaucoup meurent.

On ne connaît pas cette maladie, on l’appelle peste faute de mieux.

On ne connaît pas ceux qui, parfois, entrent dans des lieux pour ajouter les morts aux morts.

On ne connaît pas ceux qui laissent derrière eux des corps déchiquetés.

Parfois même, il semble que ce ne soit personne.

Et plus personne, entends-tu, plus personne ne se sent en sécurité.

L’enfant regarde la terreur dans mes yeux, et je vois comme elle grandit dans les siens.

– J’ai peur, dira-t-il encore.

– Moi aussi ! Moi aussi, dirai-je sourdement.

Chez les animaux ça va tout aussi mal.

Les tourterelles se fuient.

Les fauves n’aspirent plus à leurs proies,

Et pourtant les proies meurent elles aussi.

Partout se chuchote qu’il faut tuer le roi,

Et puis les magistrats, et puis les médecins,

Les militaires, la police,

Et les malades bien sûr,

Et tout refaire à zéro.

Et cela ferait encore plus de morts.

Pressé par ce désastre, le lion tient conseil.

« Mes chers amis, j’ai décrété l’état d’urgence comme il se doit.

Cela nous a causé quelques morts en plus, et le peuple murmure.

Les dieux, n’en doutons pas, demandent quelque grand sacrifice.

Il faut que le plus coupable d’entre nous périsse.

Que chacun s’accuse donc de bonne foi : la faute impardonnable de l’un de nous est certainement la cause cachée de la colère du Ciel.

Tout le monde sait que je suis le roi Lion. L’armée m’obéit. Les banques m’obéissent. Les prêtres m’obéissent. Mais je ne suis pas sans défaut. Par exemple, j’ai parfois abusé de mon pouvoir et fait tuer force moutons, beaucoup plus de moutons que je ne pouvais en manger. A la vérité, j’ai même parfois ajouté les bergers. Ils ne m’avaient rien fait, c’est vrai : c’était un pur désir de goûter aux bergers aussi. »

S’arrêtant de parler, le lion secoua sa crinière arrogante et jeta un regard circulaire autour de lui. Le renard prit alors la parole :

« Sire, nous savions tous que vous étiez bon roi. Vous venez de nous en donner une preuve si éclatante que j’en ai les yeux mouillés de larmes. Quel aveu délicat ! Quelle conscience scrupuleuse ! Mais les moutons, tout le monde le sait aussi bien que tout le monde sait que vous êtes le roi Lion, sont une espèce sans intérêt. Quant aux bergers, ce sont des hommes, donc nos tyrans. Si nous pouvions les dévorer jusqu’au dernier, la terreur, c’est évident, sortirait définitivement de ce monde. »

Un frémissement de joie parcourut l’assemblée des tigres, des panthères, des ours, des boas et autres animaux cruels. Tous comprenaient que ce ne seraient pas eux qu’on trouverait coupables. Le renard, peut-être, car il n’avait ni l’armée, ni les banques, ni les prêtres avec lui ? Celui-ci fit une pause, observant secrètement toutes ces faces transparentes levées vers lui.

« Ma faute à moi, puisque chacun doit s’accuser, c’est de dire trop souvent la vérité avec franchise. Je suis trop libre peut-être. Et quand un ennemi me veut du mal, je dis candidement la vérité sur lui... »

 

– La franchise du renard ? m’interrompt l’enfant, le sourcil froncé. La franchise du renard ? Comme tu y vas !

 

– Oui, la franchise rusée du renard ! D’un coup ses flatteries, ses médisances deviennent vérités ! Il sait qu’ainsi, on aura toujours besoin de lui, on le craindra toujours...

Puis ce fut le tour du loup. Il loua l’art du renard, raconta certains de ses tours avec admiration, même des tours dont il avait été victime. Et il fit tellement rire l’assemblée qu’on oublia de lui demander ses fautes...

L’âne alors se présenta et dit : « Le pré où je broute et que je fertilise à ma façon ne suffit pas toujours à ma faim. Mon maître un jour desserra mon licol, et je tendis l’encolure pour brouter le pré voisin. C’est du vol, je le sais bien... »

A ces mots, on cria haro sur le baudet. Le terroriste, c’était lui. Il avait attenté contre le propriétaire du pré, contre la justice, contre le ciel, contre l’État. Le renard, montant à la tribune, démontra qu’il fallait l’emprisonner sans tarder. Un singe proposa de le tuer plutôt... D’ailleurs, hurlait-il, est-ce un baudet du Poitou ? Est-ce un âne des Cévennes ? Pas du tout ! Regardez ses oreilles, elles sont bleues ! Ses ancêtres, à n’en pas douter...

 

– Stop, m’interrompit vivement l’enfant.

Je vois ses yeux noirs de colère. J’ai l’âme en berne, le cœur transi de froid. Et le vent, le vent harasse le ciel, harasse la mer. Le vent soulève des méchancetés connues dans mon cœur : elles ne viennent pas toutes de moi, elles viennent de partout dans le temps et de partout dans l’espace.

Mais je m’arrêterai de parler, plein d’espoir, face à la colère de l’enfant.

– Tu sais quoi faire ? lui demanderai-je doucement.

Il se redresse dans la bergère. Ses yeux brillent, sa voix parle ardemment.

– Évidemment. C’est simple comme le jour. L’âne n’est pas tout seul. Derrière lui marchent tranquillement tous les ânes du monde, paisibles et résolus. L’âne est troupeau, compagnie, assemblée, frémissements d’ailes et de sabots, battements de nageoires, cris multiples, indignations aussi. Il est colères, mais il est respects aussi. Voilà ce que les puissants n’avaient pas vu : le nombre des ânes, des moutons, des vaches, des chevaux, des lamas et des éléphants, des rats, des chiens, des arbres, des couleuvres et des tortues et des kangourous, des gazelles et des chèvres, des antilopes, des chimpanzés, des koalas, des pingouins-manchots, et la grande multitude des oiseaux, et l’autre non moins grande multitude des animaux aquatiques. Et même, il y a des lions parmi eux, des requins, des loups et des renards, il y a des ours et des panthères, il y a des faucons et des vipères. Pas tous, mais quelques-uns...

– D’accord, dirai-je après un silence où nous nous défions en souriant, d’accord. Mais une fois que leur nombre a fait reculer les puissants, la terreur – la terreur est encore là. Que deviendra-t-elle ?

– On ne sait pas encore, murmure l’enfant. Mais le fait est qu’on respire mieux, et que le risque de se tromper a disparu...

– C’est vite dit, murmuré-je...

– Moins vite qu’haro sur le baudet, dirait l’enfant en souriant. Et il se lève, écoute le vent, le vent toujours méchant faisant tempête sur la falaise...

– Vois-tu, me dit-il, vois-tu, maintenant, ils ont un peu de temps malgré le vent...

 
 
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