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Saynète n° 61

 

 

« Cette fête n’est pas comme d’habitude, pour moi. Je n’ai même pas vu notre hôte. J’habite par là... (j’agitai la main en direction de la haie invisible au loin) et ce Gatsby m’a envoyé son chauffeur avec une invitation. »

Il me regarda un moment comme s’il avait du mal à comprendre.

« C’est moi Gatsby, fit-il tout à coup.

– Quoi ! m’écriai-je. Oh ! je vous demande pardon !

– Je croyais que vous saviez, vieux frère. J’ai bien peur d’être un hôte pas très attentionné. »

Il sourit d’un air compréhensif – beaucoup plus que compréhensif. C’était un de ces rares sourires dotés d’un pouvoir de réconfort éternel, qu’on rencontre, quand on a de la chance, quatre ou cinq fois dans sa vie. Il envisageait, ou paraissait envisager un instant l’univers et l’éternité tout entiers, puis se concentrait sur vous, avec un irrésistible préjugé en votre faveur. Il vous comprenait à l’exacte mesure où vous désiriez être compris, croyait en vous comme vous auriez voulu croire en vous-même, et vous assurait que l’impression qu’il avait de vous était celle qu’en votre meilleur jour, vous espériez transmettre. C’est à ce moment précis que le sourire s’évanouit – et je n’eus plus devant moi qu’un jeune forçat élégant, la trentaine passée d’un an ou deux, dont le langage, si élaboré dans les formes, n’était pas loin d’être absurde.

Francis Scott Fitzgerald, Gatsby le magnifique (1925), Bibliothèques électroniques du Québec, p. 90-91, traduction modifiée.

 

 

 

André Bayrou

01/04/2017

 

 

 

 

Les primatologues font une nette différence entre le rire, qui serait, chez les chimpanzés, une excitation provoquée par le jeu et attestant un lien de complicité, et le sourire, qui serait un signe de non-agression que l’animal affiche, tout crispé, quand il se retrouve en présence d’un adversaire potentiel. Combien a-t-il fallu de millénaires de perfectionnement dans l’usage des mimiques pour produire la merveille d’un sourire à la Gatsby…

On s’attendrait à ce que la scène décrite produise un sourire gêné. Le narrateur, Nick Carraway, vient de commettre une gaffe au cours d’une soirée mondaine, en ne se rendant pas compte que l’homme venu s’asseoir à sa table n’est autre que le maître des lieux, ce mystérieux voisin dont il a reçu un carton d’invitation.

Par chance, Gatsby est trop charmeur pour vous faire sentir mal-à-l’aise. Son incroyable succès dans le monde des affaires vient de sa capacité d’éblouir les milieux mondains. Il verse sur ceux qui l’approchent un flot de luxe et de bienveillance qui les enivre.

Quand le narrateur analyse le sourire qui lui est destiné, il est conscient d’avoir affaire à un outil de séduction bien rôdé. Il sent bien que l’enchaînement du regard profond et du regard dévoué, la correspondance exacte entre les attentes et leur satisfaction, le besoin de reconnaissance et le sentiment d’être reconnu, sont l’effet recherché, plus que la preuve d’une affinité élective. Sensation confirmée, un instant plus tard, par le fait que son « hôte », aussi jeune que lui, lui apparaît sous les traits du parvenu qui en fait trop pour singer la bonne société. Ses expressions désuètes révèlent les contorsions ridicules de son désir de plaire.

Et puis, ce que l’invité voit dans le sourire du maître de maison, c’est le reflet de ses propres peurs et incertitudes qui donnent à ce fétiche toute sa force, toute sa chaleur. Il faut être une alouette pour se laisser troubler par ce miroir.

Ce face-à-face éveille, cependant, l’estime indéfectible qui reliera jusqu’au bout les deux hommes. Devant ce rival trop puissant qu’il aurait pu aduler, envier ou mépriser, Carraway semble toucher une vérité qui les dépasse tous deux ; il comprend ce qu’est vraiment la compréhension, cette qualité que le mot « compréhensif » n’exprime pas tout à fait, cet événement précieux dont le visage souriant de Gatsby est la reproduction artificielle.

Le roman s’ouvrait sur le rappel d’une règle donnée par le père du narrateur : « quand tu as envie de dire du mal de quelqu’un, souviens-toi que tout le monde n’a pas eu les mêmes avantages que toi. » Tout le livre est la mise en pratique de cette maxime morale et sociale qui va contre l’esprit courtisan (flatteries et médisances) que le héros suscite autour de lui pour son malheur. Mais la rencontre imaginée par Fitzgerald transforme la règle en intuition, et la prudence en abandon. Peut-on vraiment n’avoir aucune envie de croiser un jour un tel sourire ?

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