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Hélène Merlin-Kajman

12 mai 2012

 

 

Beauté animale ?

 

A propos de Marcel Mauss, Louis Dumont prononce un jugement troublant, qui fait l'objet de l'exergue de la semaine : « Il s’était avancé trop loin pour que sa voix pût être aisément entendue ». Ici, pour notre usage, nous en conclurons résolument à la beauté de son oeuvre, s’il est vrai que la beauté, comme l’écrit Jean-Charles Vegliante, « ressuscite des voix très anciennes, que l’on préfèrerait ne plus avoir à écouter ».

Avec la traduction d’un poème du poète italien Giovanni Pascoli, en effet, Jean-Charles Vegliante nous fait cette semaine cadeau d’une réflexion en acte sur ce que c’est que traduire, traduire la beauté, « dans le flou et le manque », sans accorder plus qu’il ne faut à la signification.

Le poème de Pascali s’intitule « Le passereau solitaire », et dans sa réponse au questionnaire de Transitions sur la littérature, Patrick Longuet souhaite que l’école fasse lire « des fables, des fictions, des documents où faune et flore semblent romanesques ». Le hasard veut que se tienne actuellement une exposition au Grand Palais intitulée « Beauté animale », où l’animalité n’est généralement pas très belle, ni très « romanesque » ni très poétique - même si on y trouve un tableau du dodo, ce dindon d'Amérique disparu mais cousin d'Ombredindoute, l'oiseau onirique de Pierre François Berger (que nous recevons lundi prochain pour nous parler de la beauté des mathématiques : à ne pas manquer !).

Bien sûr, il n’y a pas de voix dans un tableau et généralement pas d’intrigue ; mais qu’est-ce qu’un beau tableau sinon un tableau dont le dessin, le coloris, la matière, les formes, les mouvements, les contrastes, les passions, les corps, la lumière, submergent le regard de bonheur et le sollicitent à  plus que voir, voir dans tous les sens, voir en démultipliant la vue, et même voir en rêvant, comme l’a suggéré Florence Dumora sur notre site ?

Poncifs ? Mais peut-on évoquer la beauté sans poncifs ? Les lieux communs de l’indicible, pourvu qu’on n’en tire aucun effet d’autorité, pourvu qu’on n’en expulse pas l’inquiétude, ne constituent-ils pas ce qui permet le plus directement, le plus simplement, d’approcher ce quelque chose pour quoi les mots, décidément, font défaut (stupeurs, passions, voix, couleurs, drames, rêves...) ?

Et puis, parlons de poncifs, justement. Dans un entretien donné à la revue Beaux-Arts, la commissaire de l’exposition, Emmanuelle Héran, commente son titre : « Un animal peut-il être considéré comme beau ? De quel droit pouvons-nous juger qu’il ne l’est pas ? »

Ah oui ! De quel droit, s’il vous plaît ? De quel droit portons-nous des jugements esthétiques ? Osons aller plus loin : de quel droit parlons-nous ? de quel droit marchons-nous sur deux pattes ?

Trêve d’ironie facile. Emmanuelle Héran précise que son exposition empêche aussi qu’on soit dupe de la représentation animalière. En deux questions et une affirmation, voici résumée la singulière doxa dans laquelle nous baignons, faite de méfiance absolue à l’égard de la culture. Devant on ne sait trop quel tribunal (divin ?), l’homme, grand manipulateur de signes et de symboles (adieu, La Fontaine !), est mis en accusation. L’exposition émancipe l’animal de la tutelle du regard humain, dégage son innocence et sa beauté, de plein droit.

Mais quelle beauté, si ce n’est pas une « beauté » prononcée - exclamée - par les hommes ?

Entrée par la porte du titre, la « beauté », en fait, se dérobe de partout. Le critère de la vérité documentaire triomphe sans plus inquiéter l’art, qui du reste n'inquiète plus personne (adieu, Bataille ! Cf. la réflexion de James Siegel).

Et de beauté, il ne sera vraiment question, en cette affaire, qu’ailleurs, dans une courte vidéo qu’on peut regarder sur le site du Théâtre du Soleil : http://www.theatre-du-soleil.fr/thsol/propagande-active/article/beaute-animale. L’actrice sourde muette Emmanuelle Laborit y démontre, avec des gestes et des mimiques, que le langage des signes est un langage humain, pas du tout un langage animal : et c’est elle qui, mimant l’émerveillement ou l’effroi de la rencontre avec l’animal, en raconte ici toute la beauté.

Les élèves qui visiteront l’exposition ne risquent pas d’en sortir convertis à la religion de l’art. C’est très bien ! Mais ils ne sortiront pas davantage éclairés sur quoi que ce soit. Ils auront vu une succession de curiosités hétéroclites et de commentaires bien-pensants mais incohérents, dont le seul point commun est la vérité extra-picturale de l’existence animale, c’est-à-dire bien sûr aussi de la menace de sa disparition.

Et finalement, de l’animal, outre ce sempiternel parfum de fin du monde, ils retiendront la force, toujours fascinante. La force contre le droit, la force contre le beau, la force comme source du vrai. Ils reviendront confortés dans leurs valeurs : celles des cours d’école et de la rue, celles des documentaires sur les animaux, et celles des analogies très perverses tracées entre les animaux et les humains, à la faveur desquelles les figures de la domination échangent subrepticement leurs rôles sans passer par la case ni de l’éthique, ni de l’esthétique, ni de la politique.

La frontière de l’humanité et de l’animalité nous interroge, oui ! Et la rencontre avec Alain Prochiantz nous y a fait réfléchir. Mais arrêtons de faire d’elle l’allégorie des frontières internes à nos sociétés.

Dans les prochaines années, nous aurons à repenser l’éducation, l’enseignement, la communication, c’est-à-dire notamment à réinvestir un monde de formes et d’accords sans lesquels aucun désaccord ne fait sens : émotions, gestes, corps, pensées, langage... Il y a urgence ; et ce n’est pas l’illusoire miroir de l’animal, tout beau qu’il puisse être, qui nous y aidera.

 

 

 

 


 

 

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