Hélène Merlin-Kajman

09 novembre 2013

 

Traverser les siècles

 

Sur une phrase de Cocteau, Lise Forment écrit l’exergue de la semaine, terriblement subtil et émouvant, car il évoque la question de la transmission en des termes qui réaffirment son évidence, mais en déplaçant tout : « Cela fait longtemps, vous savez, qu’Oxford et ses langues mortes sont sortis de leur confort ».

Et le questionnaire de A. B., à la question « Certaines œuvres traversent les siècles. Comment l’expliquez-vous ? », répond également de manière terriblement subtile et émouvante : « C’est peut-être parce que les gens sont doués pour faire des parallèles avec ce qu’ils vivent ».

Il est fréquent qu’à cette question, les réponses évoquent la force intemporelle des oeuvres, leur portée universelle. Ainsi Marie-Pascale Chevance-Bertin, la semaine dernière : « L’universalité des sentiments, des émotions, du rapport au monde, de la question essentielle de la mort, de la beauté du langage, et surtout de l’amour ».

Tous ceux qui sont spécialistes de littérature, quelles que soient leurs positions théoriques, savent bien que c’est là l’explication interdite par excellence, malgré la délicatesse pesée de ses mots.

L’universalité des émotions, des questions de la mort et de l’amour, vous n’y pensez pas ! Quelle naïveté ! Ou quelle docilité idéologique ! Comment penser, aujourd’hui, que nous puissions avoir rien en commun, même du côté de l’amour ou du côté du rapport à la mort, avec les Grecs réunis dans le théâtre athénien pour voir et entendre Oedipe-roi ?

Mais si on prenait la question par l’autre bout - celle des « parallèles » évoqués par A. B. ? Et d’abord, en notant que la réponse par l'universalité insiste depuis vraiment longtemps : les hommes se la transmettent, elle aussi. C’est peut-être même cette confiance qui les fait écrire, cet espoir que quelque chose dépasse la fragilité des instants brisés : la mort, l’amour, si l’on écrit, leurs déchirures ne seront pas que déchirantes.

Oui, si on prenait la question par l’autre bout – par le présent de ceux et celles qui répondent ? Comment ne pas comprendre que cette réponse modélise notre lien, fragile et irremplaçable, aux hommes du passé, qu’elle constitue une façon de reconnaître tout à la fois notre dette à leur égard et leur dette au nôtre (car ce qu’ils nous lèguent n’est pas qu’un cadeau !), de renouveler le nouveau par le sentiment dépaysant d’une identité décalée ?

En nous éprouvant encore dans le miroir de ce qu’ils éprouvaient – oh, bien sûr, pas tous, ni nous, ni eux ; et pas sereinement, et pas dans la transparence, et pas dans l’harmonie ! – nous construisons notre profondeur temporelle.

Sans un avant, sans postulation d’un continuum quelconque du passé à nous-mêmes, pas d’avenir. Les textes du passé nous offrent un espace d’enjambement qui nous relie imaginairement à tout homme ordinaire, quelle que fictive que soit cette totalité du « tout homme ».

Belle fiction, vue du côté de l’avenir ! Fiction d’accueil : pour tout être humain, indépendamment de sa culture, nous appellerons « littérature » ce qui lui donnera le sentiment qu’y sont exposées les questions intemporelles de la mort, et de l’amour, et de l’émotion (et quelques autres, allez), et la beauté et l’énigme du langage.

D’un point de vue historien, c’est bien sûr là un contresens. Mais du point de vue de ce qui est aire et air communs, c’est ce qui nous donne la ressource de bondir...

Ces truismes désuets, il faut qu’ils nous arrêtent rêveusement et que nous acceptions de les repenser...