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Lise Forment

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Juin 2018

 

 

 

Les mots de Transitions : petits, grands ou gros

 

Depuis sa création, Transitions aime se saisir des «gros mots », de ces mots que le langage critique a débusqués et combattus comme mythologiques, bourgeois, anachroniques, idéologiques, ethnocentriques… Tous ces « grands mots » qu’on n’ose plus prononcer. La Beauté était le titre de notre premier dossier ; la Valeur, celui d’un projet encore à venir et le mot-clé, sans doute, de nos propres dissonances ; la Littérature elle-même (au singulier mais plutôt sans majuscule, en fait), le lieu d’où nous avons choisi de penser, collectivement. La série se poursuit aujourd’hui avec l’universel (renonçons, une bonne fois pour toutes, à la majuscule…) : deux journées de tables rondes seront consacrées les 29 et 30 juin à cette notion. « Littérature et universel » … ces « gros mots », nous ne les lançons pas comme une insulte à des décennies de modernité, nous ne les jetons pas à la face de tous ceux qui, à juste titre, en ont dénoncé les limites et les dangers, nous continuons d’écouter et même, souvent, de relancer les inquiétudes et d’affirmer le « bénéfice critique » de ce souci. Mais le mouvement Transitions pourrait se résumer à un geste : celui de suspendre provisoirement le soupçon et l’envie de table rase qui va avec. À une ou deux questions : qu’avons-nous perdu dans l’abandon de ces « gros mots », qu’avons-nous banni de nous-mêmes avec eux ? À un double regard : l’œil en alerte passant du rétroviseur à l’horizon (et vice versa), la conscience en mouvement, allant sans complexe du plus local au plus global, du singulier au collectif (et réciproquement)

Cette ambition, cet intérêt nous éloigne parfois dangereusement des ambitions et des intérêts, mais Transitions pourrait bien, malgré tout, correspondre à une stratégie… Une stratégie très particulière du collectif : une orientation sans grande organisation, ou le simple désir d’une intention collective toujours-déjà à l’œuvre dans notre communauté de discutants « en avant d’elle-même » – j’aime bien ce mot d’Étienne Bimbenet, que nous lirons ensemble en juin.

Les Fragments parus ces derniers mois témoignent de cette stratégie qui n’en est pas une, de cette ambition de varier les échelles, de cet intérêt pour le proche et le lointain. Dans l’abécédaire, il y a les « grands mots », ceux qui prennent facilement une majuscule et que l’on préfère prendre avec des pincettes ou des guillemets : « Œuvre » (Hélène Merlin-Kajman), « Révolution » (Brice Tabeling), et les « petits mots » – attention, certains sont en fait des « gros mots », qu’ils le soient vraiment (« Sagouin »), qu’ils soient comme « gros » de littérature (« Parfum », « Rivage », « Simulacre »), ou que, quoi qu’on fasse, ils restent trop « gros » pour nous (la « Perfection » pour Benoit Autiquet, la « Satisfaction » pour Éva Avian). Un « grand mot » peut aussi devenir petit, mais petit (du public à la « Publicité » selon Hélène Merlin-Kajman et Pierre-Élie Pichot), et de tout « petits mots », des mots monos, des mots minis, peuvent grossir, et grandir, et grossir encore (le « Poil » de Boris Verberk, mon «  Ton »). D’autres sont tour à tour « gros », « petits » ou « grands » (« Paradoxe »), ou font entendre le singulier et le pluriel (« Trompette »).

À côté de l’abécédaire, les saynètes et les exergues nous emmènent souvent sur d’autres rivages : on peut croiser dans ces textes des animaux hirsutes, des coatis et des ouistitis avec David Kajman et moi-même , on peut y rencontrer les Rolling Stones , incognito – (I can’t get no) satisfaction... On peut aussi y entendre des voix exilées, Harraga d’hier et d’aujourd’hui, grâce à Gilbert Cabasso. De douloureux exils intérieurs (celui d’Appelfeld , celui de Michaux aussi, même s’ils sont sans commune mesure), des dépaysements joyeux (dans l’Argentine d’Alberdi) ; l’inquiétante étrangeté des lieux les plus familiers (le Paris de Verlaine sous la plume de Pierre-Élie Pichot) comme l’inquiétante familiarité des lieux les plus étrangers (le musée de la Boca sous la mienne) ; ou inversement la douceur des habitudes partagées (chez Pierre Bergounioux et Philippe Claudel, lus par Éva Avian et Virginie Huguenin), celle d’une voix à la fois inédite et retrouvée (Anne Dufourmantelle découverte par Tiphaine Pocquet), et la crainte, parfois, d’en voir disparaître la possibilité (Natacha Israël rêvant à Perec, cauchemardant à Dehaene).

Nos définitions, nos saynètes et exergues le montrent : lever le soupçon ne se fait pas sans inquiétude. Donner un sens universel, ou du moins collectif, à un désir singulier, à une impression particulière, à un plaisir familier nécessite toujours un saut, une prise de risque, un brin d’audace. Mais « sur le seuil de la révolution », peut-on n’être « ni de ceux qui nient, ni de ceux qui affirment », comme le réclame Hugo ? Augustin Leroy en doute, et préfère essayer qu’espérer ; Brice Tabeling hésite ; Transitions… Transitions vacille à ses différends, ne cherche pas à tous les résoudre, mais s’emploie, sans relâche, à ne pas les transformer en litiges, nous glisse Hélène Merlin-Kajman.

 
 
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