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Benoit Autiquet

Lise Forment

 

Mai 2016

 

Quels pouvoirs pour la littérature ?

Dans sa lettre de décembre, Brice Tabeling proposait de redéfinir ainsi le pouvoir de la littérature : « nous laisser la possibilité d’intercaler une nuance dans la mécanique du même – et de là, un différer qui nous accueille. […] La littérature répète (un référent, des récits, la langue) mais répétant, elle nous offre un délai, un très bref instant vraiment, pour inventer le nouveau et nous préparer. »

« Inventer le nouveau et nous préparer », résister à la « mécanique du même », c’est aussi l’effort et le délai que Transitions essaie de s’imposer et de vous offrir. De ces derniers mois, se distinguent d’abord les cinq définitions que le mot « pouvoir » a inspirées pour notre Abécédaire. Littérature et pouvoir : la littérature du pouvoir, les pouvoirs de la littérature ? Essayons d’aller au-delà ou en deçà de ces jeux de mots éculés.

L’expérience du pouvoir, d'abord. Il entame la pureté, qui, à l’adolescence par exemple, nous opposait sans reste au monde autoritaire des adultes. Comment ne pas s'apercevoir, pourtant, qu'en toutes sortes de situations, « c’est comme si dans moi le pouvoir avait transité » (Manon Worms) ? Ce qui n’empêche pas que, l’instant d’après, j’en sois à nouveau la victime. Bref, je suis alternativement agent et patient du pouvoir – et je ne peux plus tirer, de ma pure condition de victime, un élan pur d’émancipation.

Mais à l'inverse, il y a les situations de pouvoir absolu et ses victimes impuissantes : face à elle, je suis requis(e), je ne peux pas « faire comme si [je] ne voyai[s] rien » (Hélène Merlin-Kajman). Comment alors dépasser la très légitime paralysie (Michèle Rosellini) qui me saisit ? Comment rester optimiste, quand mon émancipation se réduit souvent aux enthousiasmes très mitigés du samedi soir (David Kajman) ?

Plusieurs possibilités s’offrent à nous, que nous vous offrons ici en désordre. Les unes ont été esquissées dans notre Abécédaire, les autres dans nos Saynètes. Jennifer Pays nous en propose un bel exemple dans sa lecture de Mlle Bistouri, où le monde intérieur de l’aliénée, d’étrange et inquiétant qu’il est traditionnellement, devient convivial et arrimé à la réalité par l’intermédiaire de celui qu’elle accueille chez elle, le poète. Sans doute faut-il approfondir la question même du pouvoir pour en cerner « la part insaisissable », déterminer « où il est … ce qu’il veut. » (Mathias Ecoeur). On peut aussi envisager des formes euphémisées de lutte qui lui opposent « le pouvoir doux de l’imagination » (Nathalie Kremer), ou bien celles de l’enfant qui s'ébat dans le « bouillant désordre » « d’une boîte à couture », et « rit de plus belle » (« Ribambelle, par Virginie Huguenin »), ou encore, celles qui écoutent, dans les hurlements des collégiens rebelles, si souvent décriés, comme autant d’appels à partager des émotions (Virginie Huguenin encore, dans sa définition d’« Optimisme »). Hall Bjornstad, sensible quant à lui à la puissance d’action que présuppose le pouvoir, propose de mettre à l’honneur la notion d’agency, « intraduisible » en français. Du pouvoir au « Projet », en somme, à condition de s’éloigner des promesses d’émancipation universelle, trop souvent décevantes : Adrien Chassain nous propose un projet dont la fonction est l’opposé de la prophétie : « investir, organiser, étendre le présent ». Ce projet-là ne croiserait-il pas la « Mutation », que Mathilde Faugère nous incite à penser contre les « mutations » de nos chères « cellules » et les discours anxiogènes qui s’en emparent, celle qui évoque « changement, variation, déplacement, ou même transmutation », et dont la métaphore légère pourrait être la facétie d'un physicien bravant les lois de la pesanteur (Hélène Merlin-Kajman, qui parcourt l'étonnement que lui cause son propre rire) ? Surgirait enfin le Candido de Sciascia, qui allie à sa capacité de révolte, à sa liberté résolue, une infinie capacité d’aimer (Hélène Merlin-Kajman encore)...

Et dans le domaine de la critique et de la création littéraire, lieu qui, au départ, nous réunit ? Comment, comme lecteur ou écrivain, valoriser des mots qui, sans être dénués de puissance, ne véhiculent pas un pouvoir trop écrasant ? Sans doute faut-il contextualiser la réception des mots d’une œuvre, les considérer comme participant activement de circonstances de lecture dans lesquelles ils prennent tout leur sens : se heurtant au « Paroxysme », Michèle Rosellini nous propose de relire l’agonie de Madame Bovary à l’aune d’une nuit de « crise physique » particulièrement éprouvante dont elle-même a fait l’expérience. En écho, Hélène Merlin-Kajman, dans sa définition de « Pitié », attire notre attention sur la signification latine de compatir (souffrir avec), mettant ainsi en avant un des liens fondamentaux qui unit le lecteur avec le personnage. On peut aussi se montrer attentifs aux moments où, contre toute attente, un auteur particulièrement combattif et véhément (Agrippa d’Aubigné) préfère la rencontre heureuse et apaisée à l’affrontement possible (Côme Jocteur-Monrozier). Les zones d’impuissance qui, dans un texte polémique, sont restées muettes, demandent à être commentées, à l’image de la mère mutique de la saynète de Virginie Huguenin, laissant (ou même espérant) des enfants qui n’en ont pas fini de prendre la parole. Une certaine lecture des textes littéraires serait sans doute alors un bon moyen, en suivant les mots inscrits sur un des tableaux d’Henri Ekman publiés par Transitions, de « faire revivre les morts étrangers »…

Sur le versant de l’écriture, la fabuliste Hélio Milner nous met en garde contre la tentation de dire trop abruptement, et d’empêcher ainsi la réception de la littérature par un récit « trop vrai ». C’est bien ce que reproche l’enfant au conteur de la fable, qui prétend énoncer directement les relations de pouvoirs entre « le financier et le savetier » : « On a le nez dessus, on devient fou de douleur ! » Passons donc par le biais des animaux, ou trichons la langue comme le fait Paloma Hidalgo dans sa définition du « Paroxysme »… Mais que cela ne nous empêche pas de bovaryser ! N’est-ce pas ce que suggérait Michèle Rosellini en évoquant l’agonie d’Emma, capable d’atténuer le paroxysme de notre propre souffrance : il ne s’agit là « ni de diversion, ni d’identification », écrivait-elle, mais de « l’expérience d’un partage symbolique ».

Sans chercher à faire école, Transitions propose donc de distinguer entre plusieurs usages et pouvoirs de la littérature : tous ne se valent pas, certains sont plus désirables que d’autres pour mieux « faire société ». Mais leur élection suppose d’entendre toutes les voix : c’est l’une des fonctions que nous avons données à notre questionnaire. Faut-il pour « faire société » construire et conserver un « patrimoine commun » comme semble le penser Patrick Goujon ? Matthieu préférerait que « les élèves sortent des listes de livres de leurs professeurs et proposent des auteurs qui sont importants à leurs yeux ». La facétieuse Way (anyway) suggère qu’il serait bon que l’école commence à faire lire des « auteurs des 2 sexes » et refuse de parler d’« influence » pour la littérature… Les livres qui ont conduit la vie d’Albertine sont ceux qui « ont structuré [son] sens de la morale », en lui « permett[ant] de lire le monde, de comprendre les autres ». Mais elle ajoute un peu plus loin, d’une voix moins puissante, plus attachante : « la lecture a longtemps été un refuge pour moi dans un environnement hostile ». Stéphanie Levieux dit offrir des livres « parce [qu’elle] aime imaginer l’espace intérieur qui s’agrandit » par la lecture, « pour les enfants comme pour les adultes ». C’est également la création d’un tel « espace autorisé de liberté », le gain d’une « place […] pour respirer » qui rendent la lecture nécessaire selon Élise Vandel-Deschaseaux ; et Liloulola raconte comment à l’adolescence, la littérature et ses personnages l’ont aidée à se détacher d’elle-même… pour mieux se reconnaître. ML avoue, pour sa part, que « la littérature [lui] sert constamment d’expérimentation ».

De sa vocation collective à ses investissements les plus individuels, la littérature ne connaît pas la crise… Ou du moins, la crise ne se situe pas là où l’on croit : les lecteurs « amateurs » n’ont guère de peine à en reconnaître la beauté ou la valeur. Ce sont les « spécialistes », malmenés par les discours d’un « pouvoir » difficilement assignable (le « néo-libéralisme » ?), qui se trouvent contraints de multiplier les manifestes et les pétitions pour sauver leur discipline. Encore faudrait-il retrouver un « terrain commun » et s’interroger sur la véritable « zone à défendre »… L’essai publié récemment par Hélène Merlin-Kajman, et le colloque que nous avions organisé en juin 2014, fourmillent de propositions : vous pouvez en lire les premières interventions (Emma Gilby, Jean-Louis Jeannelle, Guillaume Bridet, Marc HersantAndré Bayrou et Jeanne Chiron) et écouter les discussions auxquelles leurs « explications de texte » ont donné lieu.  La suite paraîtra sous peu…

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