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Brice Tabeling

 

Février 2016

 

Un monde sensible

Dans sa définition de «monde », Sonia Velazquez cite ces lignes de La Condition de l’homme moderne d’Hannah Arendt : «To live together in the world means essentially that a world of things is between those who have it in common, as a table is located between those who sit around if, the world, like every in-between, relates and separates men at the same time ». Le monde : une table. La comparaison m’a immédiatement ramené à la définition proposée par Ivan Gros. Elle commence par la question de son fils : « Papa, comment on fait pour sortir du monde ?» Question vertigineuse ! Mais reformulée dans les mots d’Arendt, elle se fait plus familière : quel enfant n’a pas interrogé ses parents pour « sortir de table » (le quand, le comment, le pourquoi pas) ? Et de la question de l'enfant, je reviens à la citation : la spatialité un peu abstraite du « monde » d’Arendt n'y gagne-t-elle pas une sensibilité nouvelle, comme réchauffée au souvenir des interminables dîners familiaux de mon enfance ?

Rendre l’espace sensible : un tel projet se tient au plus près de l’aire transitionnelle de Winnicott qui occupe une place si importante dans les travaux de notre mouvement ; et il rend compte assez bien, selon plusieurs modalités, de la production de ce début d’année 2016.

Donner une affectivité aux formes : dans le poème « Cosmologie » de François Cornilliat, il s’agit d’abord de l’histoire d’un œuf ; or, face au mot, je ne vois plus que ça, un ovale dont je ne peux dire s’il est parfait ou stupide (les deux, certainement). Mais le récit, la satire et l’énigme allégorique l'animent au point de susciter un attachement paradoxal pour ce bout de blancheur poétique. Surtout, au terme du poème, un « appel » nocturne dont « la forme non plus [n’] est pas fixée », résonne et fait vibrer tous les contours du texte. La définition d’ « Industrie » de Sonia Velazquez introduit une vibration équivalente, c’est-à-dire émue, à ce qui est, de façon exemplaire, une spatialité indifférente : le parc industriel. Il faut en passer alors par l’usage pastoral des mots, celui que Tityre, le berger amoureux de Virgile, ferait de « parc » et d’ « industrie ». Les « parcs industriels » actuels n’y gagnent rien, sinon d’indiquer, via notre mémoire de la langue, ce qu’il peut y avoir d’« affectivité dans le réseau de la vie ». L'expression est d’Augustin Leroy dans la saynète qu'il consacre aux formes cérémonielles du deuil dénoncées par La Rochefoucauld. Mais elle pourrait qualifier, de manière joyeuse, les « Fariboles » d'Anne Régent-Susini et de Virginie Huguenin qui, comme le souligne la première, importent moins par « leur contenu » que par la « continuïté du dialogue » qu'elles mettent en jeu. Quant à André Bayrou, il nous suggère un lieu où se joue ce devenir sensible du monde : espace de rencontre entre la phôné et le logos, point d'émergence du chant, « nuage de son chaud et rose » - c'est le « Gosier».

Dans tous ces textes, il s’agit de modulations légères de l’espace qui n’opèrent, sur les lignes visibles ou invisibles qui le délimitent, ni transgression, ni renforcement : ils « l’apprivoisent » en l’ouvrant à une altérité. C’est ce que fait, pour Natacha Israël, l’écriture de Marguerite Duras agissant sur l’ « enfer » du cercle familial : doubler le raconté par la voix qui raconte, c'est rendre une affectivité posthume à un espace surchargé d’émotions violentes. Pourquoi parle-t-on de littérature avec des amis? « Pour entendre une autre voix que la mienne » répond karma dans son questionnaire (voir aussi les réponses de Cécile Boulaire et de S. C-R). Comme l’écrit Hélène Merlin-Kajman à propos de la figure par excellence de la spatialité terrifiante, « c’est à deux, toujours à deux, qu’on se sauve du labyrinthe ». Peupler l'espace et ainsi le rendre habitable: pour le peintre Henri Ekman, le cinéaste Christophe Loizillon et le photographe Patrice Deregnaucourt, une telle ambition a un lieu privilégié : leur atelier.

Accorder du temps aux lieux : dans Immortels, le court-métrage de Mandana Ferdos, la caméra s’arrête sur une sculpture de Darius le Grand, roi perse du Ve siècle avant J.-C. L’image d’abord ne se distingue pas pour moi des illustrations de mes livres d’histoire. Mais la perplexité de la narratrice face à ce vestige issu de la culture de son pays, les bruits et les images de l’Iran contemporain, la voix lointaine d’une mère qui relate les circonstances de ses exils, donnent à la figure de pierre une soudaine mobilité qui, parce que les relations restent troubles, loin de tout parallèle efficace, me fait accéder à une pure consistance du temps. L’œil rond du monarque reflète alors comme une vibration générale des espaces - le Louvre, l’Iran contemporain, la Perse de Darius -, une vibration temporelle dont je ne tire nulle leçon mais qui résonne en moi.

Cet usage de la temporalité pour rendre sensible le monde ne se décline sur le site que rarement sur le mode du souvenir (figure éminemment proustienne du temps, évoquée par le séminaire Critique sentimentale) : c’est davantage la perception d’une vitesse historique des choses et des êtres, vitesse inaugurale d’un premier vote en Tunisie que laisse apercevoir l’intensité des gestes, des paroles, des regards de tous les acteurs de cette première expérience démocratique (dans La Voie de la démocratie, de Cyprien Bisot), vitesse incertaine du dépérissement d’une rose autour de laquelle un dialogue fragile se noue (dans la fable « Cueille la rose, cueille le jour » d’Hélio Milner), vitesse enfin de l’arrivée de l’apocalypse et interrogation sur les conséquences éthiques et politiques d’une écriture qui se risque à ce rythme inquiet (rencontre avec Santiago Amigorena).

Le temps devient ainsi un opérateur de sensibilité, une manière d’inscrire les espaces dans le monde. La définition que proposent Boris Verberk et Noémie Bys d’« Hier » lui donne une figure animale qui, par la chaleur qui s’en dégage, évoque avec une curieuse efficacité son pouvoir de sensibilisation : « Hier n’existera jamais qu’aujourd’hui. Il m’accompagne, tendre animal de compagnie sur lequel je jette un regard mélancolique. […] Je le laisse ronronner sur mes genoux, et souvent il m’empêche de me lever. Il pèse de tout ce qui nous sépare. » (Voir également les définitions d’Hélène Merlin-Kajman et d’Augustin Leroy). On pourrait, à la suite de Virginie Huguenin, nommer ce pouvoir « magie » : il donne, quoi qu’il en soit, une énergie vibrante aux choses – cette énergie que les Epicuriens attachaient à l’évidence du sensible et par laquelle on nomme aujourd’hui un effet possible de la littérature évoqué ce mois-ci par Hélène Merlin-Kajman dans une saynète autour de Saint-John Perse : enargeia, autre nom de l’hypotypose, fragment de temps dans le langage, vestige d’expérience dans le livre, devenir sensible à la surface de la page.

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