Hélène Merlin-Kajman

25 février 2012

 

Géométrie variable

 

La littérature est à géométrie variable. La proposition n'est pas une manière relativiste d'éluder les questions, comme le montrent bien les réponses au questionnaire (cette semaine, celle de Marie-Hélène), qui malgré leurs variations, s'organisent toutes autour d'une seule conviction.

Géométrie variable, d'abord, par ses voisinages, comme nous l'a appris Pierre François Berger qui, avec Nombredindoute, poursuit ici la familiarisation des mathématiques et de la littérature. En effet, on le mesure en lisant comme un ensemble les textes, et même la photo de Soroche Del Planey, que nous mettons en ligne cette semaine.

La recherche et l'œuvre d'Alain Prochiantz, neurobiologiste, donnent à la littérature une extension maximale. Car pour lui, elle nomme ce qui, dans sa pratique, est « de la science sur un autre tempo » - « la science nocturne ». Signalant ainsi l'importance de l'imagination dans l'invention scientifique, elle en constitue le moyen et le symptôme. Or, cette expérience de la littérature est parallèle à la définition qu'Alain Prochiantz donne de l'être humain, animal a-nature par nature, irréductible à un programme génétique, dont la forme répond assez, nous dit-il, à la proposition de Bergson : « La forme est un moment pris sur une transition ».

Voilà qui nous convient bien! La littérature serait la trace récurrente de ce moment, saisi du côté du langage - le développement d'une ritournelle, à suivre le fil métaphorique présent dans la citation de Deleuze et Guattari proposée pour l'exergue, en parfaite consonance avec le travail d'Alain Prochiantz.

L'homme, un animal littéraire du fait de ses 900 cm3 de cerveau en trop par rapport à ses plus proches cousins ? C'est ici qu'intervient encore la géométrie variable. Non pas pour mieux circonscrire l'objet d'un territoire disciplinaire (même s'il n'est pas indifférent que les disciplines aient leur propre objet). Mais parce que l'activité littéraire de l'homme entre parfois en contradiction flagrante avec cette origine sans origine qui est la sienne. L'oeuvre de Céline, par exemple, ne conduit-t-elle pas à modifier cette définition de la littérature si on l'y fait entrer ?

Il était inévitable que Transitions s'affronte à Céline. Bruno Chaouat le fait ici pour nous avec humour et gravité sous la forme d'un dialogue qui récapitule tous les arguments accumulés par la critique tout en relançant avec force le débat. Un dialogue : le pari , l'enjeu est de taille. Belle, l'oeuvre de Céline ? Pour qui, pour quoi ? Le doute s'y conjugue au refus de faire de Céline un dossier classé à force d'avoir été instruit et retourné en tout sens.

Définie à l'échelle de l'espèce humaine et à la jonction des disciplines, la littérature en a sans doute fini avec l'art (qui en a du reste sans doute fini avec lui-même). Mais en finir avec l'art, ce n'est pas en finir avec le beau, ce n'est pas en finir avec le partage qu'on appelle esthétique.

Il en va de même pour les photos que nous publions : nous espérons qu'elles content quelque chose, qu'elles soient, en un clin d'oeil, un condensé d'expérience fugace. Celle de Soroche Del Planey, Lumières sous la lune, nous donne à regarder le visage absorbé de jeunes gens dans les lumières du feu, de la lune invisible, des portables dont le flash jette un éclair, arrêtés dans la nuit des temps et dans le plus moderne des mondes, une pause prise sur une transition...