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Inédit

À propos de l'apathie de l'analyste

 

 

 

Préambule

 

Les 13, 14 et 15 décembre 2018, un colloque international organisé sous l’égide de Transitions et consacré à « Littérature et trauma » a rassemblé trente-six communiquants réunis en sessions, elles-mêmes réunies en journées. Anne-Laure Dubruille est intervenue lors de la première journée, celle du 13 décembre au matin, consacrée à « Un champ émotionnel en débat », lors de la session « “-pathie” : apathie et empathie ».

Discutant les thèses de Jean-François Lyotard sur « la phrase-affect » et de Laurence Kahn contre la psychanalyse fondée sur l’empathie, Anne-Laure Dubruille propose de sortir de l’alternative ruineuse « empathie vsapathie » et avance l’idée que, face à des symptômes qui « constituent […] une tentative d’inscription, tentative précaire et douloureuse, vouée à la répétition, de l’impact traumatique », est requise « une attention transpathique sinon empathique à cette tentative au niveau où elle est, anticipant ainsi l’adresse qui s’y préfigure ». 

H. M.-K. et T. P.

 

Anne-Laure Dubruille est psychiatre et psychanalyste, et travaille notamment au CMPP/BAPU (centre médico-psycho-pédagogique/bureau d’aide psychologique universitaire) de l’association Claude Bernard (Paris 5e).

 

 

 

 

 

À propos de l'apathie de l'analyste

 

 

Anne-Laure Dubruille

02/03/2019

 

 

Dans Le psychanalyste apathique et le patient post-moderne[1], Laurence Kahn attaque ce qu’elle considère comme un dévoiement de la psychanalyse, théorique et clinique, en particulier américaine, qui s’appuie sur un concept d’empathie molle, nouveau common groundqui nierait le scandale de la violence pulsionnelle qui fait rage en nous. Non sans sarcasme, elle oppose ainsi la figure du psychanalyste post-moderne, empathique, voire compassionnel, à celle du psychanalyste « apathique ».  

Mais de quelle apathie et empathie parle-t-elle ? Une des questions préalables serait de définir le pathos. Du pathos comme éprouvé, mise à l’épreuve de l’âme qui subit l’expérience émotionnelle, Aristote tire l’une des dimensions de l’effet induit par un discours. De cet effet pathique a dérivé la notion moderne du pathos comme forme appuyée et factice, comme outrance. Le pathos suggère une complaisance voire une jouissance honteuse, entre abandon passif aux affects et communion forcée. Le pathos est donc suspect parce qu’il dénote de la tromperie – de soi et de l’autre, mais surtout parce qu’il écrase la représentation qu’il anime. Patrice Loraux nous en prévient : il faut éviter, dit-il, le pathos pour construire un (suffisamment) bon dispositif artistique qui pourrait évoquer, présenter et réparer sans nier le disparaitre traumatique[2]. S’agirait-il de distinguer ainsi un pathique élaborable, un pathique qui transporte et permet du « consentir » sans « verser dans le pathos » ?

Quant à l’affect, pour s’en tenir à ce qui nous intéresse ici, c’est aussi une expérience psychique vécue et subie, on ressent un affect, on est affecté, au risque d’un affect sans sujet, d’un affect comme pure force d’animation. Chez Freud, l’affect tient le rôle ambigu de signaler – par délégation – la présence des forces pulsionnelles conflictuelles qui investissent une représentation ou une autre, non sans excès, non sans défiguration liée à la censure : l’angoisse déplaisante jusqu’à l’insupportable masque le désir coupable par exemple. L’affect conscient est donc qualitativement ambigu et parfois trompeur, et l’on peut retrouver là le pathos et son affectation. Par son intensité qui anime le discours, l’affect révèle la présence du pulsionnel inconscient en jeu, jusqu’à déborder et interrompre l’activité de représentation par les mots. A cet égard, le pathos serait une manière limite de jouer de l’affect qui déborde en lui donnant une forme ostensible là où il pourrait tendre vers l’informe. Si l’affect, force et émotion, peut  menacer la contenance psychique, la monstration du pathos relève d’une tentative de maîtrise paradoxale. Incarner la scène de l’angoisse qui fait balbutier, qui serre la gorge et fait trembler la voix : le pathos souligne – trop – l’éprouvé pathique d’un affect qui submerge.     

          

Si l’on en revient à l’apathie, que vise alors Laurence Kahn ? L’apathie a une histoire philosophique, et l’on reconnait la référence stoïcienne que le terme convoque : s’agirait-il de cette maitrise totale des passions de l’âme ? Mais par quel moyen échapper à l’induction perlocutoire du discours qui vise inconsciemment et dans le transfert un effet sur l’analyste ? On rejoint là la question du contre-transfert, comme réponse au transfert, comme « contre-coup du transfert »[3], qu’il s’agit moins de nier, de réprimer que d’élaborer. L’apathie pourrait renvoyer à l’impassibilité apparente de l’analyste supposée propice au déploiement du transfert sans interférence : distance et réserve, voire  froideur. 

Mais Laurence Kahn semble aussi se référer à Jean-François Lyotard dont elle retrace comment il a été l’objet de contresens. Dans L’Apathie dans la théorie[4], Lyotard lit Au-delà du principe du plaisir comme un texte dénué de pathos, mais animé d’une « passion apathique ». Apathie, sans pathos (ni logos ?), au sens où Freud y abandonnerait la visée passionnée d’un discours de persuasion et jusqu’au critère de la vérité pour mieux néanmoins évoquer dans son texte même, dans sa théorie, l’incohérence et la démesure destructrice, non dialectique, propre au pulsionnel. De ce point de vue, pour Lyotard, l’apathie supposée de Freud laisserait apparaitre quelque chose de la présence de la phrase-affect, phonè de l’infantia,  irrémédiablement exclue du logos articulé.

Comme chez Lyotard, l’apathie prônée par Kahn serait ainsi sous-tendue par une défiance à l’égard de la possible articulationdes affects aux représentations, articulation qui démentirait la « discordance intraitable » lyotardienne des registres de l’affect-représentant pulsionnel et des représentations. Pourtant, dans L’Ecoute de l’analyste[5], Laurence Kahn paraissait trouver dans le modèle du rêve ce qui guidait l’écoute d’un fil associatif où les dimensions sémantiques et phonétiques, les images et les représentations produisent une forme complexe laissant transparaitre les forces pulsionnelles à la fois voilées et dévoilées. Elle soulignait comment la mise en acte transférentielle usait de cet effet de présentation saisissant – effet dont on voit mal qu’il puisse être produit sans affect – pour toujours excéder la scène des représentations dans une dimension de réalisation hallucinatoire. Mais elle critiquait déjà l’illusion d’une écoute empathique des affects, écoute qui ferait d’eux les représentants du jeu pulsionnel : disqualifiant les affects émergeant dans la conscience, elle refuse leur qualité de présentation-représentante du pulsionnel pour ne s’en tenir qu’à leur intensité. Retour à l’économique donc, aux quanta d’affects déqualifiés, jusqu’à l’informe pulsionnel dont elle semble faire le premier moteur animant la scène analytique. 

Pourtant avec toute « l’Indifferenz » analytique, cette « neutralité » qui oblige à considérer chaque élément d’un rêve, d’un récit, d’une séance sans préjuger de son importance, ne s’agit-il pas également d’admettre, d’accueillir toutce qui se présente en séance, y compris donc les affects les plus troublants, et surtout justement sans en réduire l’ambiguité, l’épaisseur, l’opacité ? Qui a dit que l’affect était une forme simple ? Peut-être précisément est-ce la qualité essentielle des affects que leur qualification problématique (leur « il n’y a pas de mots pour dire ce que je ressens ») ? Les affects émergeant en séance peuvent ainsi faire entendre le quasi-indicible « entre les mots » – pour citer le titre d’un ouvrage d’Annie Franck[6] – en restaurant des niveaux de symbolisation plus archaïques que celui du langage dit secondaire où s’articulent d’une manière relativement discriminée affects et représentations.

Symbolisation plus archaïque, mais jamais dépassée, persistante et nécessaire, me semble-t-il, pour donner vie et corps au discours, l’animer.  Car, et c’est peut-être là que se noue mon point de désaccord avec Laurence Kahn (et avec Lyotard ?), je rejoins parfaitement à ce sujet Annie Franck qui, en s’appuyant sur sa lecture de Piera Aulagnier[7], souligne dans chacun de ses livres comment, à ses yeux, les différentes strates d’inscription psychique sont mobilisées en analyse jusqu’aux strates les plus originaires, comme ce qui fait vibrer le langage des représentations, entre continuité et discontinuité. Et ce qui caractérise les éléments les plus archaïques de la vie psychique- je citais Piera Aulagnier, mais on pourrait aussi citer W. R. Bion[8]– c’est bien que s’associent, dans l’inscription primitive d’un éprouvé, une expérience émotionnelle, affective, pathique (plaisir, déplaisir) et une expérience sensorielle (par exemple sein et lait dans la bouche, chaleur, voix de la mère).

Ne retrouverait-on pas là ce que cherche à saisir Lyotard avec la « phrase-affect » ? Sauf qu’à tellement souligner le différend, l’intraitable de cet inconscient originaire inqualifiable, et en séparant ainsi radicalement affects et représentations, phoné et logos, on manque peut-être la continuité complexe qui relie le discours conscient à ces formes d’inscription les plus primitives et aussi les plus primordiales. La phrase-affect avec l’ambiguïté qu’elle porte (est-elle phrase, rythme, prosodie, intonation ? est-elle affect, émotion, sensation ?) paraît nier que l’affect ne prend forme que dans un « être affecté » par l’après-coup de l’inscription, comme elle semble nier que le langage garde trace de ces formes d’inscription. Derrida souligne ainsi dans Freud et la scène de l’écriture comment la présence à soi n’existe que par l’après-coup permis par la persistance de la trace. Et cet après-coup temporel signale aussi que cette inscription prend forme dans une relation à un autre que soi qui en anticipe l’adresse.   

C’est par là qu’on peut retrouver le chemin de l’empathie. Comme le souligne Laurence Kahn, loin d’être une vague communion affective, l’Einfühlung que Freud évoque est une véritable identification corporelle qui vient réanimer les traces mnésiques du sujet. Notion issue de l’esthétique (Robert Visher[9], repris par Lipps[10], lui-même cité par Freud[11]), Einfühlung est traduit par « empathie » qui est disposition aux passions de l’âme. D’où peut-être la confusion, qui donne cette version moderne de l’empathie, celle d’un pur partage émotionnel passif, là où Einfühlung est un processus dynamique complexe d’aller-retour, une projection d’affect sur l’œuvre d’art, afin d’en saisir l’effet en émanant : mouvement identificatoire et transfert qui viseraient à se mettre à la place  sans pour autant se confondre. La vraie empathie analytique serait  une empathie des profondeurs, une transpathie avec et à travers le pathique, avec l’épaisseur du pathique qui se présente, dysharmonieux et dérangeant, en séance, jusqu’à l’évocation de l’excès pulsionnel. 

Et tout particulièrement s’agissant du trauma, cette question de la liaison possible des affects, des éprouvés, par une symbolisation qui se fait à différents niveaux d’élaboration est fondamentale. Au sens large, le traumatique définit l’impact d’une expérience qui menace, attaque, déborde ou outrepasse – dans le cas de traumas extrêmes – les limites du pensable/éprouvable. Limites de l’activité psychique de liaison et de symbolisation qui permet le sentiment d’être un sujet qui éprouve et qui pense son éprouvé. Un des symptômes de l’impact traumatique peut consister dans le recours à des modes plus primitifs de symbolisation, dont l’agir sur le corps propre peut être la seule marque, inaudible. C’est ainsi que les affects du traumatique n’ont rien d’évident à entendre et à atteindre : d’emblée dispathiques, discordants, dissociés ou manquants, parce que précisément ils donnent forme à la menace  d’un éprouvé sans sujet et sans représentation, d’un éprouvé non pensable. Les symptômes constituent alors une tentative d’inscription, tentative précaire et douloureuse, vouée à la répétition, de l’impact traumatique. Leur transformation qui permettra peut-être qu’ils deviennent un « j’éprouve » pensable et représentable nécessite d’abord d’une attention transpathique sinon empathique à cette tentative au niveau où elle est, anticipant ainsi l’adresse qui s’y préfigure. 

 

 

 

[1] Laurence Kahn, Le psychanalyste apathique et le patient post-moderne, Paris, L’Olivier, 2016.

[2] Patrice Loraux, « Les Disparus », dans Jean-Luc Nancy (dir) L’art et la mémoire des camps. Représenter, exterminer. Rencontre à la maison d’Anzieu, Le Genre Humain, n° 36, Paris, Seuil, 2001, p. 41-59.

[3] Patrick Guyomard, « Lacan et le contre-transfert, le contre-coup du transfert », dans Patrick Guyomard (dir.), Lacan et le contre-transfert, Coll. Petite Bibliothèque de Psychanalyse, Paris, PUF, 2011.

[4] Jean-François Lyotard, « Apathie dans la théorie » (1977), dans Rudiments Païens, genre Dissertatifs, Coll. Continents philosophiques, Paris, Klincksieck, 2011, p. 20-32.

[5] Laurence Kahn, L’Ecoute de l’analyste, de l’acte à la forme, Coll. Fil rouge, Paris, PUF, 2012.

[6] Annie Franck, Psychanalyse entre mots, Paris, Hermann, 2011. 

[7] Piera Aulagnier, La Violence de l’Interprétation, Paris, PUF, 1975.

[8] Wilfried Rupert Bion, Aux sources de l’expérience, 1962, trad. fr. François Robert, Paris, PUF, 1979.

[9] Robert Vischer, Uber das Optische formgefühl, ein Betrag zur Ästhetik, Stuttgart, Julius Oscar Galler, 1873, trad. française Maurice Elie, Aux origines de l’empathie, Nice, Ed. Ovadia, 2009.

[10] Theodor Lipps, Komik und Humor, eine psychologish-ästhetische Untersuchung, 1898, www.gutenberg.org/etext/8298.

[11] Sigmund Freud, Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, 1905, trad. fr. D. Messier, Paris, Gallimard, 1984, p. 335-339.

 

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