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Inédit

L’Historien astorge : violence et affectivité dans L’Histoire universelle d’Agrippa d’Aubigné

 

 

 

Préambule

 

Les 13, 14 et 15 décembre 2018, un colloque international organisé sous l’égide de Transitions et consacré à « Littérature et trauma » a rassemblé trente-six communiquants. Les trois journées étaient divisées en sessions. Andrea Frisch a présenté sa contribution samedi 15 décembre, journée consacrée à « Ce qui se transmet », lors de la session « Histoire et transmission ».

Andrea Frisch se penche sur une œuvre de transmission, celle d’Agrippa d’Aubigné écrivant  l’Histoire universelle, et sur l’énigme de la qualité que l’historien met en avant : « astorge », c’est-à-dire insensible jusqu’à la dureté. Énigme, car ce terme qualifiait aussi, dans Les Tragiques, l’effroyable insensibilité des guerriers ou des pères, frères, mères qui  tuaient les leurs innocents. La transmission véritable passerait-elle par le traumatique ?

H. M.-K. et T. P.

 

Andrea Frisch est professeure de littérature française et comparée de l’université du Maryland, College Park USA. Depuis 2017, elle est professeure invitée à la Leibniz-Universität-Hannover en Allemagne. Elle a publié The Invention of the Eyewitness. Witnessing and Testimony in Early Modern France (2004) et Forgetting Differences: Tragedy, Historiography, and the French Wars of Religion (2015) ainsi que de nombreux articles sur le témoin et le témoignage, sur les arts de la mémoire, et sur la dimension affective de l'historiographie (XVe-XVIIe siècles).

 

 

 

 

 

L’Historien astorge : violence et affectivité dans L’Histoire universelle d’Agrippa d’Aubigné

 

 

Andrea Frisch

02/03/2019

 

 

Il s’agit ici de sonder les complexités de la transmission au XVIIe siècle de l’histoire des guerres de Religion françaises[1] (1562-1629). Mon cas exemplaire est celui d’Agrippa d’Aubigné (1552-1630). Cet auteur est connu aujourd’hui surtout pour son long poème sur les souffrances de la guerre, Les Tragiques (1616), que son éditeur contemporain Frank Lestringant a baptisé « un livre qui brûle » pour l’intensité baroque de ses images poétiques relayant les violences subies par la communauté protestante en France au XVIe siècle[2]. Un lecteur sensibilisé aux discours du XXe siècle sur le trauma estime qu’Aubigné « seeks [in the Tragiques] not only to document his trauma but also to translate the effects of his trauma, if not to traumatize his readers in order to unsettle their complacency and win them over to the Protestant cause[3] » à l’aide d’une rhétorique que Francis Goyet a qualifié d’ « indignatio fleuve[4] ». Cependant, comme Goyet le souligne, Les Tragiques ont été un « insuccès radical » (p. 483) ; loin de gagner des adhérents à la cause de la minorité protestante, ce texte a sombré dans l’oubli jusqu’au XIXe siècle[5].

Agrippa d’Aubigné a pourtant écrit parallèlement un autre texte sur les guerres civiles françaises, L’Histoire universelle, qu’il a lui-même associé à une veine d’historiographie dite « juridique », composée par des érudits qui aimaient souligner le fait qu’ils écrivaient « sans passion[6] ». Ainsi André Thierry a-t-il récemment suggéré que dans l’Histoire universelle (désormais HU), « la violence des images poétiques [des Tragiques] fait place à la relation dépouillée, en une prose nerveuse de soldat, des faits avérés[7] ». Mais d’Aubigné ne peut pas pour autant renoncer à raconter les violences des guerres civiles dans son histoire. La violence étant intimement liée à la vérité « minoritaire » qu’Aubigné veut transmettre, il est impossible de la contourner dans le récit des « faits » que doit livrer l’HU, d’autant plus que, comme l’a souligné Daniel Ménager, le guerrier huguenot fait partie de ceux qui cherchaient des preuves de la vérité de la religion protestante dans le (violent) sacrifice de ses martyrs[8]. À quel point est-il alors possible de distinguer entre la violence conçue comme évènement historique et la rhétorique « violente » qu’on attribue aux Tragiques, et de faire pour ainsi dire abstraction de cette rhétorique pour une lecture de l’HU ?

Dans la préface de l’Histoire universelle, Aubigné établit une opposition nette entre l’historien « pathétique et faux » et celui qui serait « astorge et veritable. » Les deux liens proposés comme quasi nécessaires dans cette formule – celui entre le « pathétique » et le «faux », d’un côté, et celui entre « l’astorge » et le « véritable », de l’autre – troublent d’emblée l’unité du « point de vue protestant » qui serait véhiculé par les deux textes[9]. Car le pathétique et le véritable sont indissociables dans les Tragiques :

Verité de laquelle et l’honneur et le droict,

Connu, loué de tous, meurt de faim et de froid ;

Verité qui, ayant son throsne sur les nues,

N’a couvert que le ciel et traisné par les rües.

C’est précisément par sa souffrance que la vérité se fait reconnaître dans les Tragiques ; et, comme on le verra, les « astorges » sont ceux qui sont insensibles à cette souffrance. Comment alors concilier l’astorge et le véritable ?

Le mot « astorge »,forgé sur le Grecἄστοργος, se retrouve trois fois dans les Tragiques, où il est synonyme d’ « impitoyable », voire d’ « inhumain[10] ». Je rappelle les trois passages où ce terme apparaît :

Le premier extrait vient du troisième livre, La Chambre dorée, qui met en scène la corruption de la justice française à l’époque d’Aubigné. Il s’agit ici de Dieu qui contemple « les justiciers, / Aux meurtriers si benins, des benins les meurtriers » (v. 228), justiciers qui sont accompagnés des allégories d’Avarice, d’Ambition, d’Envie, et de Vanité, entre autres– parmi lesquelles on trouve cette « Endurcie, au teinct mort, des hommes ennemie, / Pachyderme de corps, d’un esprit indompté, / Astorge, sans pitié, [qui] est la Stupidité »(vv. 350-52). Cet « astorge » à l’air bestial, brutet dur, est incapable de pitié et ainsi ennemi de l’homme en général.

Dans le deuxième extrait, qui vient lui aussi de la Chambre dorée, le terme décrit les fondateurs de l’Inquisition espagnole. Il est important de souligner qu’on a affaire ici à des « astorges »bien historiques et non pas allégoriques :le Pape Sixte qui a promulgué la bulle autorisant la mise en place de l’Inquisition en Espagne en 1478, et les rois castillans qui lui avaient expressément demandé de le faire, sont nommément indiqués. Aubigné assimile ainsi les « astorges » aux ennemis terrestres de la communauté protestante, c’est-à-dire à ceux dont les actions seront racontées dans l’Histoire universelle. Remarquons pour l’instant qu’en plus de leur caractère « cruel »et « impitoyable »,ces astorges sont des « hommes dénaturés », et qui se montrent « tétric » – sévère, farouche – devant la « tendre humanité » de leur semblables[11].

Dans le troisième et dernier passage où s’emploie le mot « astorge », dans les Tragiques, au livre des « Fers », Aubigné fait ressortir le caractère familial de la violence de la Saint Barthélemy : « La fille oste à la mere et le jour et la vie / Là le frere sentit de son frere la main / Le cousin esprouva pour bourreau son germain » (v. 824-826). Depuis son siège au Ciel, l’Amiral Coligny – chef des protestants dont l’assassinat fait prélude au massacre – nous fait contempler le carnage, où il est « difficile [de] juger qui est le plus astorge, / L’un à bien égorger, l’autre à tendre la gorge », (v. 845-846). Comme dans le deuxième extrait, les « astorges » dans ce passage sont des acteurs dans le drame bien terrestre des guerres de Religion, mais ici, leur extrême violence est dirigée vers leurs propres parents.

Selon Lazare Sainéan (écrivant en 1914), le terme « astorge »est resté « absolument isolé et n’a jamais été employé au XVIe siècle en dehors d’Aubigné[12] ». Mais même si Aubigné est le seul à avoir employé la version francisée, il me semble capital de signaler que le mot grec – ἄστοργος – apparaît à deux reprises dans le Nouveau Testament, une fois dans l’épître aux Romains, et une fois dans ladeuxième épître à Timothée (voir en appendice les deux passages tels qu’ils apparaissent en grec et en latin dans le Novum instrumentum d’Érasme, et en français dans la Bible de Genève).

Comme on peut très rapidement le comprendre, le mot ἄστοργοςpossède un sens théologique assez précis, comme l’un des traits saillants de ceux qui ont abandonné Dieu. Dans l’épître aux Romains, le contexte est le suivant : lespaïens refusant de croire en Dieu malgré les témoignages de sa puissance, et ne se souciant pas de posséder la connaissance de Dieu, s’abandonnent à une conduite indigne. C’est cette conduite qui est décrite ici, entre autres par le mot ἄστοργος, que la Bible de Genève traduit « sans affection naturelle. » Dans son commentaire sur l’épître aux Romains, Calvin glose « sans affection naturelle »ainsi : « sans affection humaine, ou d’humanité, sont ceux qui ont despouillé mesme les premiers sentimens naturels, qu’on doit avoir de ces parens ou alliez »[13]. Pour Erasme, être astorgosc’est être « vuide de toute affection humaine »dans Romains, ou « inhumains envers les siens et leurs parents »dans Timothée. Afin de saisir les traits de « l’historien astorge »chez Agrippa d’Aubigné, je voudrais attirerl’attention sur le caractère « naturel » et « humain » de cette affection dont parle St Paul, et donc sur le caractère précisément « inhumain », et pour Erasme et pour Calvin, de l’ἄστοργος.

Or, Erasme et Calvin ne sont évidemment pas les seuls à avoir commentéces passages du Nouveau Testament. On trouve une glose pareille à la formule biblique « sans affection naturelle » chez Pierre de la Primaudaye, couchée en des termes même plus extrêmes, dans la Suite de l’Académie française de 1580 : « quand saint Paul fait des roolles & des denombrements des vices & pechez des hommes les plus vicieux & les plus execrables qui puissent estre & qui sont comme des monstres en nature, il fait expresse mention, qu’ils sont sans affection naturelle ; laquelle aussi, ne peut estre arrachee d’aucune nature vivante, si elle n’est du tout monstrueuse & dénaturé… Parquoy si cette amour & cette affection soit bien ordonné, tant s’en faut qu’elle fut vicieuse, qu’au contraire l’Esprit de Dieu condamne comme monstres les hommes qui en sont despouillez » (c’est moi qui souligne).

Voilà donc « astorge » associé à l’inhumain, au dénaturé, voire au monstrueux. Le fait qu’Aubigné est effectivement le seul à avoir employé ce mot en français à son époque nous renvoie forcémentau discours biblique quenous venons d’exposer ; il n’y a vraiment aucun autre contexte auquel on pourrait faire appel pour élucider la nature précise de ce « manqued’affection »que le terme est censé invoquer. On voit d’ailleurs que ce réseau des gloses soutient parfaitement l’économie morale des Tragiques. Mais on conviendra que les « astorges » des Tragiques sont extrêmement difficiles à concilier avec la formule de l’Historiographie universelle selon laquelle l’« astorge » serait lié au « véritable ». Il paraîtrait même que c’est tout le contraire. Dans son commentaire sur la deuxième épître à Timothée, Calvin considère les vices énumérés par St. Paul non seulement comme signes de la réprobation de Dieu, mais plus précisément comme des « marques de faux prophètes » : « ce seroit chose superflue de s’arrester à exposer chacun mot. Car ils n’ont pas besoin d’exposition… l’intention de St. Paul a esté, de marquer de telles marques les faux prophètes, afin qu’ils soyent veus et cognus de tous : c’est à nous d’ouvrir les yeux, pour regarder ceux qui sont par ceci monstrez au doigt[14]». Pour l’Aubigné des Tragiques, comme pour Calvin, les astorges sont donc l’objet d’une narration historique qui dévoile une vérité qui est elle aussi d’ordre historique, et qui est précisément celle qu’annonce St Paul dans la deuxième épître à Timothée, où il est question de la fin du monde, des « derniers jours » : « Sache que, dans les derniers jours, il y aura des temps difficiles2. Car les hommes seront s’aimans eux-mesmes, avaricieux, vanteurs, & orgueilleux, diffamateurs, desobéissans à pere et mere, ingrats, contempteurs de Dieu3, sans affection naturelle, calomniateurs, sans attrempance, cruels, haissans les bons4, traîtres, temeraires, enflés, amateurs de voluptez plutost que Dieu5, ayans l’apparence de piété, mais renians la force d’icelle : Destourne-toi donc d’iceux[15]. » C’est bien ce contexte de quasi-apocalypse qui est évoqué par Aubigné dans les Tragiques, non pas comme allégorie ou comme figure, mais comme réalité historique.Les frères, mères, pères, et cousins qui s’entredéchirent sont bien sûr des lieux communs de la littérature de guerre civile ; mais en les rebaptisant « astorges »,Aubigné lie leur violence familiale à celledes réprouvés dans le Nouveau Testament (comme on l’a déjà vu, pour Calvin, les ἄστοργοςchez St.Paul sont précisément « ceux qui ont despouillé mesme les premiers sentimens naturels, qu’on doit avoir de ces parens ou alliez »).Il n’est donc pas possible de soutenir une distinction simple parmi différents types d’astorges en faisant appel au genre respectif des textes ; l’astorge est tout aussi monstrueux dans le livre d’histoire que dans le poème épique. La figure albinienne de « l’historien astorge »soulève ainsi une problématique fondamentale qui sous-tend l’historiographie protestante des guerres de Religion françaises dans l’après-guerre immédiat. Tout au long de la période des guerres, la mise en scène pathétique de la violence et de la souffrance extrêmes (par exemple dans les martyrologies de Jean Crespin ; dans les pamphlets et libelles analysés par Denis Crouzet dans sa grande étude sur la violence au temps des troubles[16] ; et plus généralement dans ce que David El Kenz a appelé la « mise en scène médiatique du massacre[17] ») avait exploité une rhétorique du pathos selon laquelle l’expression et le ressentiment des émotions intenses face à la violence seraient des preuves d’humanité, ou même des signes d’élection divine[18]. La force morale qui est attribuée à la pitié ou à son absence dans les Tragiques a été récemment mise en lumière par Katherine Ibbett[19]. Le lecteur qui n’éprouve pas de pitié devant le récit de misères se retrouvera assimilé à « Hérode le boucher », « [au] coeur sans oreille et [au] sein endurcy / Que l’humaine pitié, que la tendre mercy / N’avoient sceu transpercer. » Selon les Tragiques, refuser la pitié – ce qui équivaut à refuser le pathétique de telles scènes historiques – rend « impiteux » et « inhumain, » – ou, précisément, « astorge ».Selon cette logique tout albinienne, l’historiographe qui prétend écrire la violence des guerres « sans affection », comme le fait l’Aubigné de l’Histoire universelle, peut rapidement devenir une figure de l’inhumain, « sans affection naturelle » et donc dénaturé, voire monstrueux. Et si ces traits-là sont en plus les marques du faux prophète, c’est tout l’édifice du « véritable » qui s’écroule.

L’appendix de l’Histoire universellemarque un changement d’orientation affective par rapport à la préface. Ici, Aubigné se confie aux « aequanimes lecteurs, avec la liberté d’unir mon jugement aux vôtres, en décrivant pathétiquement la douleureuse tragédie qui a pâli mon encre de mes larmes, donné des accents à mes lignes, cotté mes virgules de soupirs. » Encre, larmes, accents, virgules, soupirs…devrait-on comprendre par-là que les émotions de l’historien qui se donne pour astorge peuvent quand-même s’entrevoir dans le récit des « faits » pour qui sait les sentir ? Ce serait une manière de lire les nombreux passages où Aubigné attribue des sentiments forts – et forts « humains » – à d’autres dans l’Histoire universelle. Face à la résistance héroïque des Vaudois, par exemple, la Duchesse de Savoie « [prit] pitié… de ce peuple » [p. 203] ; un écuyer à la cour de la Duchesse, Chassincourt, rapporte mot à mot, dans un échange « familier » avec notre historien, le discours d’un de leurs « magnifiques ambassadeurs », dont les paroles « esmeurent Chassincourt à la Réformation, esmeurent les plus tendres de ceste Cour, si bien qu’ils obtindrent un Edict, portant liberté et exercice de leur Religion, quelque payement de deniers, et la réception d’un Fort » (p. 205-206 ; c’est moi qui souligne). Devant le martyre de deux Anglais, « le peuple s’escrioient, Miséricorde » (p. 213). Si l’historien astorge n’exprime pas sa propre affection « naturelle », il trouve d’autres moyens pour que cette affection s’exprime, par procuration, pour sauver l’humanité de son récit historiographique.

Je suis en train de mener une lecture de l’HU fondée précisément sur cette hypothèse. Mais à la lumière du discours protestant sur l’ἄστοργος, je ne suis pas du tout convaincue qu’une telle lecture puisse servir à dissoudre la tension profonde au cœur de l’entreprise historiographique d’Aubigné dans l’Histoire universelle. Même en déléguant ses « affections naturelles » à d’autres, l’historien astorge doit encore accepter d’étouffer sa propre humanité. Au lieu donc de chercher à déproblématiser la figure albinienne de l’historien astorge, je propose de lire dans les larmes et les soupirs qui surgissent à la fin de l’Histoire universellela profonde souffrance de celui qui croyait devoir se servir d’une rhétorique historiographique qu’il trouvait lui-même inhumaine,pour garantir la survivance de la mémoire de la douloureuse tragédie de sa communauté. Là où l’auteur des Tragiques donne libre cours à ses « amères plaintes », l’auteur de l’Histoire universelle accepte de se courber aux « rigoureuses loix » de l’historiographie « astorge et véritable ».

On pourrait songer à ce propos à « la mère defaisant, pitoyable et farouche, / Les liens de pitié avec ceux de sa couche » du premier livre des Tragiques intitulé « Misères » (v. 505-506). Il s’agit d’une mère affamée qui se trouve réduite à manger son propre enfant lors d’un de ces sièges cruels qui ont marqué ces années de guerres intestines[20]. Encore plus que le frère qui tue son frère, la mère qui cannibalise son enfant a de façon primordiale « despouillé mesme les premiers sentimens naturels, qu’on doit avoir de ces parens ou alliez[21] ».

La mere du berceau son cher enfant deslie ;

L’enfant qu’on desbandoit autre-fois pour sa vie

Se desveloppe icy par les barbares doigts

Qui s’en vont destacher de nature les loix ;

La mere deffaisant, pitoyable et farousche,

Les liens de pitié avec ceux de sa couche,

Les entrailles d’amour, les filets de son flanc,

Les intestins bruslants par les tressauts du sang,

Les sens, l’humanité, le coeur esmeu qui tremble

Tout cela se destord et se desmesle ensemble.

Selon l’auteur des Tragiques, cette mère ne devient « barbare » que malgré elle, « ayant longtemps combattu dans son cœur / Le feu de la pitié. » Comme la mère qui sacrifie son humanité pour assurer sa survivance physique, Aubigné se serait-il persuadé que la seule manière de garantir la survivance matérielle de la mémoire huguenote était de la « dépouiller » de ses « affections naturelles », en « défaisant » les « liens de la pitié » qui devaient l’émouvoir devant la souffrance humaine ?

Là où les Tragiques devaient attendre le XIXe siècle pour recevoir une réception exclusivement littéraire, l’Histoire universelleest citée dans le Catalogue des principaux historiens de Nicolas Lenglet Dufresnoy en 1713 ; en 1766, Louis-Mayeul Chaudon appelle l’Histoire universelle le « principal ouvrage » d’Agrippa d’Aubigné ; Prosper Mérimée en a emprunté de nombreux passages pour sa Chronique du règne de Charles IX[22] (1829). L’indignatio-fleuve des Tragiques devait-elle céder inévitablement la place à l’histoire astorge de l’Histoire universelle pour transmettre le trauma des guerres de Religion ?

 

 

[1] Je prolonge donc certaines explorations entamées dans mon livre Forgetting Differences. Tragedy, Historiography, and the French Wars of Religion (Edinburgh UP, 2015).

[2] Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques, éd.Frank Lestringant, Paris, Gallimard, 1995.

[3] « From Le Printemps to Les Tragiques : Trauma, Self-Narrative and the Metamorphosis of Poetic Identity in Agrippa D’Aubigné », Dalhousie French Studies, vol. 81, 2007, pp. 29–39.

[4] Francis Goyet, Le Sublime du lieu commun, Paris, Champion, 1996, p. 486.

[5] V. Gilbert Schrenk, La Réception d’Agrippa d’Aubigné (XVIe–XXe siècles). Contribution à l’étude du mythe personnel, Paris, Champion, 1995.

[6] Sur les historiens-juristes, voir. Donald R. Kelley, Foundations of Modern Historical Scholarship: Language, Law, and History in the French Renaissance, New York,Columbia UP, 1970.

[7] André Thierry, « Les Tragiques et l’Histoire Universelle, de Melpomène eschevelée à Clio Astorge ? », Albineana, Cahiers d’Aubigné, 3, 1990. pp. 19-31; p. 19. Thierry prend l’Histoire universelle comme une sorte de clef de lecture pour « décrypter » certains passages des Tragiques.

[8] Daniel Ménager, « Les origines de la Réforme d’après les premiers chapitres de l’Histoire universelle » in Gilbert Schrenck (éd.), Autour de l’Histoire universelle d’Agrippa d’Aubigné. Mélanges à la mémoire d’André Thierry, Genève, Droz, 2006, pp. 257-67 ; et p. 261.

[9] Pour Christophe Bourgeois, « la narration historique [chez Aubigné] tente constamment de défendre le point de vue protestant. » (« D’Aubigné : de l’histoire astorge à l’histoire épique », Dalhousie French Studies 65, Winter 2003, pp. 4-17, p. 6.)

[10] C’est peut-être à ces intertextes bibliques que pensait Wilhelm Winkler, pour qui l’astorge est « unempfindlich für Liebe. » Winkler, Wilhelm. Théodor Agrippa d’Aubigné der Dichter, Leipzig, 1906, p. 88.

[11] Pour « tétrique », Richelet donne « austère, renfrogné. » Dans le Trévoux, l’homme tétrique a « une humeur critique, ennemie du bien et de la joie des autres » (éd. de 1721, t.5, p. 153). En anglais j’ai trouvé « rough, unpleasant, crabbed » ; en allemand, « herb, unfreundlich, düster » ; pour Furetière, c’est une manière possible de rendre ou « constipé »ou tout simplement « difficile ».

[12] Lazare Sainéan, « Mélanges du XVIe siècle. »Revue Du Seizième Siècle, vol. 2, 1914, pp. 331–366, p. 334.

[13] Jean Calvin, Commentaire de M. Jean Calvin sur l’Epistre aux Romains. Genève : Jean Girard, 1550, p. 53-54.Dans l’Expositionsur l’Epistre de sainct Paul aux Romains, extraicte des Commentaires de M. J. Calvin, il glose: « sans affection naturelle, ce sont ceux qui ont perdu le sens d’amour naturel envers ceux qui leur appartiennent comme les peres envers leurs enfans” (Genève,Jean Girard, 1543, p. 26). Lefèvre d’Étaples met « sans amour » aux deux endroits.

[14] Commentaires de Jehan Calvin sur le Nouveau TestamentParis, Meyrueis et Cie, 1855, vol. 4, p. 295.

[15] Genève, Jacques Chouet, 1593, p. 680.

[16] Les Guerriers de Dieu : la violence au temps des troubles de religion, vers 1525-vers 1610 (préf. Pierre Chaunu, avant-propos de Denis Richet), vol. 1 et 2, Seyssel, Champ Vallon, coll. « Époques », 1990.

[17] Article publié en version allemande : « Die mediale Inszenierung der Hugenotten-Massaker zur Zeit der Religionskriege : Theologie oder Politik ? » in Christine Vogel (éd.), Bilder des Schreckens. Die mediale Inszenierung von Massakern seit dem 16. Jahrhundert, Frankfurt/Main,Campus-Verlag, 2006, p. 51-73.

[18] Kathleen Perry Long propose que pour l’Aubigné des Tragiques, « the emotions must be elicited for an ethical response to violence to even be possible », p. 170.

[19] Selon Ibbett, l’expérience de la pitié fonctionne comme signe d’appartenance à la communauté huguenote dans les Tragiques. Voir Compassion’s Edge. Fellow-Feeling and Its Limits in Early Modern France, Philadelphia,University of Pennsylvania Press, 2017, chapitre 1.

[20] Une histoire semblable est rapportée par Jean de Léry dans son Histoire memorable de la ville de Sancerre, Genève, 1574.

[21] Comme le remarque Zahi Zalloua à propos de ce passage : « Famine creates monsters ; it even denatures the most natural of bonds, that of mother and child », « From Le Printemps to Les Tragiques », p. 30.

[22] Ce ne sont que quelques exemples parmi d’autres. La question de la réception de l’Histoire Universelleest certes plus complexe que ces citations ne le donnent à comprendre ; pour l’instant je tiens tout simplement à mettre en relief le fait que ce texte a été lu, ce qui n’était pas le cas des Tragiques.

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