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Abécédaire

 

 
Zoulou n°1
 
 


André Bayrou

06/07/2019

 

Quand on aime jouer à la guerre, enfant, on renouvelle continûment son stock de fantasmes en puisant dans les films et les livres historiques à vignettes colorées, sautant ainsi à pieds joints (avec nos petits pieds) dans un tourbillon de problèmes politiques et de conflits de valeurs qui nous dépassent, nous échappent, nous imprègnent, nous façonnent, et, peut-être un jour, nous donneront matière à penser, et à reconfigurer autant que possible notre rapport à l’Histoire.

J’avais un jour le sentiment d’avoir épuisé les Gaulois et les Romains, les cow-boys et les Indiens, les corsaires et les pirates, Davy Crockett et la troupe mexicaine, les bazookas U.S. et les panzers allemands, les hussards de Napoléon et les cosaques de Koutousov – je jouais souvent dans le premier camp, mais j’aimais parfois changer pour rebattre les cartes de l’Histoire. En quête d’inspiration, je tombai sur les images impressionnantes d’un film qui passait à la télé, sans doute sur La 5 : au milieu de la brousse jaunie par le soleil d’Afrique du Sud, une petite garnison de fusiliers britanniques en uniforme écarlate résistait victorieusement aux déferlantes d’une armée de guerriers noirs, torse nu, brandissant des lances et des boucliers de peau – les Zoulous, aussi terrifiants que fragiles.

Il y avait dans ce scénario dramatique, inspiré d’une bataille coloniale de 1879, un raffinement pervers dans la disposition du rapport de forces, qui était digne des jeux du cirque à Rome. Les chances étaient à peu près égales, alors que tout était déséquilibré : par le nombre, les Anglais étaient écrasés, mais par la technique, ils écrasaient leurs adversaires. La criante différence d’armement, et le simple fait que cette poignée d’hommes à la peau claire, si peu faite pour supporter l’ardeur du soleil, ait eu les moyens de prendre pied si loin de son île natale, signifiaient que le royaume zoulou était déjà voué à périr aux accents du Rule Britannia. Et cependant, le cinéaste soulignait l’isolement des soldats de Sa Majesté, suscitait l’émotion à l’endroit de chaque homme tombé dans leur camp, bref, épousait leur point de vue, au point de les faire apparaître comme les derniers défenseurs d’une civilisation encerclée par la sauvagerie.

J’aurais pu, sans doute, si un adulte m’avait éclairé, songer à la dimension politique de cette guerre et du film qui la glorifie, à cette puissance britannique s’affirmant par les armes et par les images, à ce bouleversement de l’Histoire mondiale provoqué par les conquêtes de l’impérialisme européen. J’aurais compris alors que la splendeur guerrière des Zoulous était condamnée par la modernité des colons, à l’inverse de ce que le film suggérait. Était-ce le moment pour moi de me soucier de ces histoires d’hommes ?

La passion que j’avais à rejouer cette scène me branchait sur son idéologie, mais d’une façon étrange, qui faisait de moi un récepteur à la fois docile et inconséquent : si l’on m’avait interrogé, me serais-je indigné des pertes infligées aux combattants noirs ? Je ne pense pas, mais j’aurais répondu sans hésitation qu’il y a plus de mérite à braver un fusil qu’à appuyer sur la gâchette. Certes, j’aurais été déçu que les Tuniques Rouges renoncent à la conquête en rembarquant pour Bristol, mais j’aurais tout autant détesté que les Zoulous disparaissent, ou soient réduits en esclavage, dépouillés de leurs lances et de leur liberté. Ç’aurait été la fin de l’aventure, la fin du jeu qui me transportait. Telle est l’inconséquence de l’imaginaire enfantin : on brûle de vaincre l’ennemi, mais on désire paradoxalement, pour la grandeur du combat, que l’ennemi subsiste, indomptable.

Désormais, je ne suis plus si bon public, car je sais que l’épopée tourne vite à la tragédie, l’affrontement à l’anéantissement. En redécouvrant la séquence finale de Zoulou (1964, de Cy Enfield), je suis désolé par la complaisance dans l’exaltation de cette bataille de Rorke’s Drift où les indigènes tombent par centaines, même si le cinéaste filme avec affection les chants et les danses du peuple zoulou. Mais justement, ce qui proteste en moi, ce n’est pas qu’une conscience morale ou politique d’adulte, étrangère au monde de l’épopée : c’est aussi un reste des jeux épiques de l’enfance, où il y avait place pour du différend, pour une reconnaissance muette de la noblesse des adversaires, et de la valeur de leur présence.

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