Séminaire

séance du 6 juin 2011

 

Préambule

Après la littérature de jeunesse avec Denis Kambouchner, la jeunesse en littérature avec Santiago Amigorena : c’est en effet à travers la figure fascinante d’un adolescent étranger un peu à part que son roman 1978 raconte l’enseignement, la littérature, le cinéma, l’amour et l’amitié dans la décennie 1970-1980. C’est un texte très poétique et aussi très « assertif », qui fait notamment le procès d’un enseignement étriqué de la littérature et réclame une transmission par le plaisir.

A Transitions, pour le dossier sur la beauté, nous posions la question suivante : pourquoi ne dit-on plus aujourd’hui d’un texte qu’il est beau, mais seulement qu’il est « intéressant » ? Nous sommes dans le vif du sujet. Quel peut être le rôle de l’enseignant face au plaisir intense que suscite le beau ? Ne s’agit-il pas seulement de créer les conditions de ce plaisir, en passant par une sorte de « passivité » ou d’« hospitalité » de l’élève ? Ce n’est pas la position de Santiago Amigorena : « Il faut s’occuper d’abord de politique, dit-il. Ce n’est pas un conseil que je donne à des individus. Dans le cadre de l’enseignement, je pense qu’il faut exclusivement de la politique aujourd’hui. » Son livre appelle à l’indiscipline – et ne nous met pas tous d’accord… 

S. N.

Santiago H. Amigorena est écrivain, scénariste, acteur et réalisateur. Il est notamment l’auteur d’une série de récits autobiographiques tous parus chez POL : Une Enfance laconique (1998), Une jeunesse aphone (2000), Une Adolescence taciturne (2002) et Premier amour (2004). La discussion est centrée sur son roman 1978, paru chez POL en 2009. 

 

 

 

 

Rencontre avec Santiago H. Amigorena

 

 

 
 

26/05/2012

 

 

Présents : Mahsa Abdi, Claire Badiou-Monferran, Marie-Hélène Boblet, Marie Bolloré, Stéphanie Burette, Katerini Chaves Gomes, Laurence Croq, Mathias Ecoeur, Mathilde Faugère, Lise Forment, Bettina Ghio, Catherine Gobert, Shu Hu, Virginie Huguenin, Natacha Israël, Florence Magnot-Ogilvy, Hélène Merlin-Kajman, Sarah Mouline, David Kajman, Huan Liu, Sarah Nancy, Nancy Oddo, Antoine Pignot, Anne Régent, Clémence Rey-Sourdey, Eve-Marie Rollinat, Brice Tabeling, Clotilde Thouret, Sandra Travers de Fautrier, Julien Vermeersche, Manon Worms, Antonia Zagamé, Jiaping Zhou.

 

Hélène Merlin-Kajman : Je suis particulièrement heureuse d’accueillir aujourd’hui Santiago Amigorena, notamment pour une raison qui m’est particulière mais qui n’a rien de secret. C’est à lui que je dois une partie de l’énergie qui me porte à créer du collectif, à y croire. Il y a 18 ans, j’avais créé un mouvement bien éphémère, Alerte,dont le mot d’ordre (ou mot de désordre), était la phrase de Jean-François Lyotard reprise en exergue dans le Manifeste de Transitions : « Une communauté en alerte de la merveille » ; et Santiago l’avait soutenu. Plus tard, nous avons, avec d’autres amis, partagé un groupe informel, Vendred!t, nom choisi parce que nous nous réunissions tous les vendredis pour discuter de politique, d’amitié, de philosophie et de littérature. C’est du reste à Vendred!t que j’ai dédié mon livre L’Excentricité académique [1], consacré à la création de l’Académie française à partir du cercle Conrart – un cercle d’amis... Et Santiago a immédiatement salué la naissance de Transitions, il en est membre imaginaire au moins, s’il me permet de le dire de cette façon un peu cryptée...

 C’est la première fois que nous recevons, dans le séminaire, un écrivain. Jusqu’ici, nous avons privilégié les rencontres avec des « non-littéraires », c’est-à-dire ni chercheurs ni écrivains, parce que nous cherchons à déplacer les discours trop constitués. Nous cherchons ce qu’un regard « naïf » – autant que le regard de chercheurs peut l’être – peut changer à la littérature et au discours qu’on tient sur elle.

 Mais ton roman, 1978, constitue un tremplin extraordinaire, voire idéal, pour les préoccupations de Transitions. Il parle de l’enseignement, de la littérature, du cinéma, et d’une époque : la décennie 1970-1980, la même que celle du Péril jeune [2] dont tu as été le scénariste et qui porte sur la même expérience de lycée, si je ne m’abuse. A ce propos, une phrase m’a en particulier beaucoup frappée, lorsque le narrateur dit sur cette époque qu’« elle était plus colorée » que la nôtre. J’ai entendu dans cette phrase un écho à une phrase, et même un motif, de notre manifeste : « Les couleurs manquent. L’injustice nous requiert, mais sans couleurs, la détresse et la rage peuvent fourvoyer », et « Pour peindre l’avenir, il faut couleurs et pinceaux, il faut géométrie, science des signes, des choses humbles, des choses savantes ».

 Mais les échos ne s’arrêtent pas là.

 Tes quatre récits précédents étaient écrits à la première personne, sous forme autobiographique. Celui-ci rompt avec les autres, car s’il offre un nouveau fragment de la vie du narrateur des quatre autres textes, comme l’explicite la fiction de l’épilogue, en revanche, cette fois-ci le récit est pris en charge par un des amis de « Santiago », ami dont on ne connaît jamais le nom : en ce sens, il présente une dimension nettement plus fictive que les précédents. Ce que l’on entend, c’est l’effet quasi amoureux fait par « Santiago » sur le narrateur, c’est la ligne érotico-politique qu’il fait bouger. Erotique : au sens de l’amitié, si intense et polymorphe à cet âge de l’adolescence : il y a, présentée dans ce récit, une incandescence de l’amitié, articulée à l’affolement de la puberté et du désir hétérosexuel, bouleversante. C’est un roman qui a une beauté entièrement singulière, qui opère du côté de la grâce : et qui m’a totalement re-conquise à la seconde lecture, alors même que, à la fin de la première lecture que j’en avais faite, certains aspects m’avaient irritée.

 Il faut dire que lorsque je l’ai lu, quand il est sorti, il m’a fait un effet très étrange parce qu’il se trouve qu’il est paru la même année que mon roman La Désobéissance de Pyrame (Paris, Belin, 2009) : les deux récits ont des analogies très troublantes. Du point de vue de la « fable », ils ont tous deux pour « héros » un jeune étranger entrant dans l’institution scolaire française. Les deux romans se situent dans le sillage du Grand Meaulnes – enfin, dans le cas de Pyrame, c’était chez moi très conscient – ; peut-être aussi le tout début de Mme Bovary surtout dans le tien. 1978, c’est l’année du bac de français des personnages de ton roman ; les miens passent aussi le bac de français à la fin de l’année ; et dans les deux cas, comme dans Le Grand Meaulnes, l’arrivée du jeune étranger change le regard des autres sur le monde. Ton roman est empreint de douceur et de merveilleux, et j’espère que le mien l’est aussi – ce sont les impressions, les sensations que je cherchais à faire surgir chez mes lecteurs. Mais ces proximités entre nos deux romans n’en font ressortir qu’avec plus d’évidence des différences esthétiques et politiques à la fois, lesquelles se jouent notamment dans l’écart existant entre leurs aspects assertifs (car tous deux ont un aspect assertif).

 Laissons de côté mon roman et revenons à Transitions. Le premier thème de la rubrique « Intensités » sera consacré à la beauté, avec cette question en arrière-plan : pourquoi ne dit-on plus d’un texte qu’il est beau, mais qu’il est « intéressant » ? On rencontre aussi ce questionnement dans 1978, par exemple dans ce passageoù il se révèle que le professeur de français si bien nommé « Lebeau » n’a pas compris que « Santiago » avait fait sa dissertation sur la Divine comédie de Dante. Lorsque « Santiago » le lui dit avec une pointe d’insolence, Lebeau répond :

- Le problème, ce n’est pas le livre que vous avez commenté, le problème, le véritable problème, c’est que vous ne connaissez rien à ce sur quoi vous écrivez ! Il n’y a, dans votre…poème !... ni résumé, ni commentaire de La Divine Comédie !

L’ayant dévisagé un moment, avec ce calme froid –et prétentieux– qui lui était si caractéristique, il lui a répondu :

- Oui, sans doute, comme tous les poètes, j’essaye d’écrire de belles choses sans avoir aucune connaissance précise sur ce sur quoi j’écris.

- Comment ça « comme tous les poètes » ?... Quels poètes ? Mais qu’est-ce qui vous permet de dire que les poètes ne connaissent rien à leur sujet ?

- Ce qui me permet de le dire, c’est justement que ce n’est pas moi qui le dis : c’est Socrate. [3]
 

 L’extrait qui précède le laisse sans doute entrapercevoir : ton roman est aussi un texte que j’ai envie de dire « gonflé ». Il ne s’agit pas de courage, car c’est plus audacieux encore. Ce n’est pas du tout un texte consensuel : il est insituable. Il donne à penser, et il divise car il ne prend aucun problème comme on se les pose aujourd’hui, en particulier dans le milieu des enseignants et des chercheurs de littérature. Il est particulier et du reste, il plaide pour le particulier : je pense au passage sur la rue des Rosiers [4].

 Il fait le procès de la France lettrée, me semble-t-il, mais un procès inattendu, car c’est un procès plus lettré que la France lettrée. Les autres procès sont connus, je pense notamment à celui de Bourdieu pour qui l’enseignement de la littérature conforte l’héritage culturel des nantis et reproduit les inégalités. Ton procès est d’autant plus différent que tu suggères que, dans les années 1970, la conscience de la hiérarchie sociale n’existait pas, ne divisait pas les élèves : 

Je ne crois pas qu’à l’époque, surtout dans un lycée comme le nôtre, qui avait rien à voir avec Henri IV, Louis-le-Grand, Fénelon, ou même Montaigne, on pouvait être, même un tout petit peu, snobs : les années 70, c’était une époque où les vêtements n’avaient pas encore vraiment de marque, où entre un fils d’ouvriers et un fils de psychanalystes y avait pas encore une grande différence, où être né à Neuilly ou à la Courneuve c’était pas une trace indélébile qu’on porterait sur son front jusqu’à sa mort comme c’est le cas aujourd’hui. Je pense qu’aucun d’entre nous n’aurait fait la moindre remarque si on avait su qu’il habitait en banlieue. [5]

 Je n’ai pas la même perception des choses que toi, à moins pour moi de croire que cette décennie aurait constitué une sorte de parenthèse socio-historique miraculeuse... Je me dis simplement que si tel avait été le cas, les thèses de Bourdieu n’auraient pas pris.

 Mais ce que ton livre dit, c’est que l’enseignement était un enseignement totalement étriqué, totalement (et pathétiquement !) centré sur la France. L’enseignant de français est proprement inculte dans ton roman.

 Je parlais de procès : le roman contient une vraie scène de procès, enfin, une scène de procès improvisée par « Santiago » un jour où il prend en charge une des séances d’expression corporelle animées par Lebeau, comme ce dernier incite les élèves de le faire. Son improvisation à lui, ce sera un réquisitoire contre la langue et la littérature françaises. La scène se clôt sur un échange entre le professeur Lebeau et le protagoniste : 

Lebeau a commencé par s’adresser à tous les élèves :

- Si je vous demande de rédiger des dissertations et des commentaires de texte, c’est parce que ce sont les exercices que vous devez accomplir au baccalauréat.

Puis, il s’est tourné vers lui :

- Si je suis sévère avec vous, malgré votre culture, c’est tout simplement parce qu’au baccalauréat, on vous demandera d’écrire en français.

Lorsqu’on écrit vraiment, on écrit toujours dans une sorte de langue étrangère. C’est de Proust, pas de moi.

Lebeau, touché, lui a répondu pour une fois avec une sorte d’austère sympathie :

- Pour le moment, personne ne vous demande d’écrire vraiment. [6]
 

 Ici, tu nous mets face à des questions insolubles : l’enseignement et l’écriture sont-ils compatibles ? Le prof n’a-t-il pas raison, ici ? Sa phrase en tout cas résonne à mes oreilles comme une phrase que je pourrais, que j’ai pu prononcer ! Entre-temps, on a introduit dans l’épreuve de français le sujet dit « d’invention » – et c’est le signe du triomphe de la définition rhétorique de l’écriture. Personnellement, du reste, je suis hostile aux ateliers d’écriture à l’américaine, même si une collègue m’a finalement convaincue que c’est dans les ateliers d’écriture qu’on pouvait repérer, aux USA, les futurs écrivains.

 Bref, pour synthétiser ma présentation – et mes questions : nous pourrions peut-être commencer par cette question : y a-t-il bien, dans ton roman, un procès de l’enseignement de la littérature ?

 Santiago Amigorena : Il y a plutôt un procès de l’enseignement de la littérature au lycée. Cette question, centrale, du rapport entre enseignement et écriture est certainement un lieu de désaccord entre nos deux livres. Je rattache la création artistique à une part d’enfance : 1978 défend, revendique la part de l’enfant dans la vie intime du personnage. Il est enfant dans un univers où on le force à être adulte. Dans ton livre, au contraire, tu sépares assez clairement l’enfant et l’adulte et tu considères l’enfant dans un corps social. Selon moi, il n’est pas possible d’enseigner à écrire de la poésie : il y a peut-être une façon d’enseigner la narration, comme dans les ateliers américains que tu évoques, mais je ne connais rien à ces ateliers d’écriture.

 Si l’on considère que l’enfant ne s’éteint jamais dans l’adulte, nos positions divergent aussi sur la politique. En lisant le manifeste de Transitions, je n’avais pas l’impression que le rapport entre enseignement et écriture était important. Je ne voyais pas la place de la création.

 Hélène Merlin-Kajman: Si, sur le site de Transitions, il y aura une rubrique destinée à la création : elle s’appellera Juste une fable. Et puis, nous essaierons aussi de promouvoir les pastiches : des réponses pastiches à notre questionnaire sur les usages de la littérature. Enseignement et création ne sont donc pas séparés à nos yeux.

 La position d’écrivain du jeune Santiago du récit jette un regard critique sur l’enseignement du français au lycée, notamment sur l’apprentissage de la grammaire normative. Mais cet enseignement-ci a considérablement diminué... La norme a régressé, pour le meilleur... et pour le pire. Le rapport de l’élève de ton récit à la littérature passe par l’écriture : jusqu’à quel point est-il possible de concevoir un enseignement de la littérature, une transmission de la littérature, qui s’ancre dans le plaisir de la littérature ? Je veux croire que c’est possible, mais selon quel dispositif ? Je prends « plaisir » dans les deux sens du mot : à la fois un simple divertissement, et aussi quelque chose d’intense. Et là, je pense à une chose : ton récit montre que la littérature engage le désir érotique. Ici, il s’agit du rapport à la littérature d’adolescents hétérosexuels. « Santiago » écrit des poèmes sur les filles, à leur adresse ; ceci signifie qu’il écrit dans un rapport à la beauté qui passe par un point de beauté tout à fait extérieure à l’enseignement. Si on envisage cette intersection entre désir érotique et littérature du point de vue de l’enseignement, la question est très délicate, parce que les enseignants ne peuvent pas y intervenir, selon moi. Ils doivent simplement ménager discrètement la possibilité que ce courant-là, cette communication puissent s’effectuer. Serais-tu d’accord pour dire qu’enseigner, c’est ré-adresser la littérature à partir de ces points d’intensité que tu mets au cœur de l’écriture ?

 Santiago Amigorena : 1978 n’est pas seulement un livre sur 1978, mais aussi sur aujourd’hui. Enseigner, selon moi, c’est transmettre un plaisir : on devrait recevoir un poème dit par un professeur comme l’on reçoit un plat préparé avec amour dans ton roman. L’éducation, surtout celle de la littérature, est destinée à préserver ou à transmettre. Pour moi, elle doit transformer. Je ne pense pas que le cadre général permette cela : l’indiscipline que revendique le personnage de 1978 tient à cela et à ce que je pense moi comme auteur, c’est-à-dire qu’il y a des modifications à faire dans la manière d’enseigner. La manière générale d’organiser l’enseignement ne le permet pas : l’enseignement ne donne pas le goût du savoir. Le cartable de sept ou dix kilos de mon fils de 12 ans quand il part à l’école est dissuasif : comment peut-on avoir du plaisir ainsi ? Dans d’autres pays, on laisse les livres à l’école.

 Natacha Israël : La transmission dans un cadre pas assez inventif, qui respecterait trop l’œuvre, nécessite-t-elle selon vous de réorganiser l’enseignement ?

 Santiago Amigorena : Non, moi je parle de réorganiser la société. Il ne s’agit pas de transformer l’œuvre, mais l’état de la société.

 Natacha Israël : Dans mon expérience d’élève, tout n’était pas habile et inventif, et cependant le cours de français permettait de stimuler et d’exercer son esprit critique, ce qui prouverait qu’il y a peut-être un point de passivité qui, chez l’élève, doit être touché. Ne faut-il pas créer les conditions d’une certaine manière de recevoir le texte, d’une passivité première qui favorise la compréhension ultérieure et l’amour du texte ? Ce n’est peut-être pas la peine de changer beaucoup de choses ou de tout réorganiser.

 Santiago Amigorena : Je suis d’accord, c’est ce type d’enseignement que les parents devraient faire plus que les professeurs. C’est cela qui est en train de disparaître et je ne vois pas comment l’enseignement y peut quelque chose.

 Natacha Israël : Je voudrais ajouter que l’« hospitalité » de l’élève est peut-être un meilleur mot que celui de « passivité ».

 Brice Tabeling : Ce que vous avez dit va plus loin que la seule hospitalité envers le texte. Ce qui se transmet est dégradé, pour vous, parce que l’on transmet mal et que la société est mauvaise. La classe, en tant qu’elle met en scène un professeur ayant autorité sur des enfants dont on doit préserver l’enfance, est mauvaise. Il faut de toute façon en passer par l’indiscipline selon vous.

 Santiago Amigorena: Il faut que les âges soient achevés. Il y a un âge qui s’achève dans l’indiscipline et l’inachèvement : c’est l’adolescence.

 Brice Tabeling : Il n’y aurait pas de classe révolutionnaire ?

 Santiago Amigorena : Ce sont deux niveaux de classes : quand je dis cadre révolutionnaire, je pense qu’il faut s’occuper de l’aspect matériel du changement, qui passe par le cartable par exemple. Transmettre un savoir n’est pas transmettre des œuvres, mais on ne peut pas s’allier en tant que représentant de l’autorité (des parents), sans se demander avec qui on s’allie. Si je devais enseigner, j’essaierais de tricher par rapport à ce qu’on me demande de transmettre.

 Hélène Merlin-Kajman : Comment ça, essayer de tricher ?

 Santiago Amigorena : Pour moi, il faudrait arrêter l’école française telle qu’elle existe, en faisant des grèves. Et il faut se poser des questions matérielles : le cartable, les horaires faits pour les parents, etc.

 Sarah Nancy : J’ai été enseignante dans le secondaire et j’éprouve à la fois une sympathie et un agacement profond face à 1978 parce que je vois dans l’indiscipline que vous revendiquez dans votre livre l’une des causes de l’état dans lequel se trouve aujourd’hui l’école.

 Santiago Amigorena : Il y a une part d’indiscipline qui doit rester. La question de l’autorité ne tient pas à l’enseignement, mais à la société.

 Sarah Nancy : Mais aujourd’hui, l’appel à l’indiscipline est un lieu commun, notamment dans les manuels de français. L’enseignement souffre de ce paradoxe de la parenté entre le mal et le remède.

 Santiago Amigorena : Je ne vois pas le rapport entre l’indiscipline dont vous parlez et l’indiscipline nécessaire à un certain âge. C’est cette dernière qui conduit à la politique. La solution n’est pas dans la répression de cette indiscipline, même si le discours de l’indiscipline est consensuel dans un certain cadre.

 Sarah Nancy : Je comprends la différence dont vous parlez. Mais l’une et l’autre ne sont pourtant pas sans rapport. On ne peut pas considérer les problèmes actuels de l’enseignement secondaire seulement comme les dommages consécutifs aux perspectives sécuritaires de la droite. Je pense à l’article d’Hélène « Peut-on sauver ce qu’on a détruit ? La transmission de la littérature » (Le Débat, 2010/2, p. 80-94). Ce n’est pas agréable à penser pour ma génération, mais les problèmes viennent aussi de l’enthousiasme libertaire des années 1960-1970 : mettre l’élève au centre, etc. En tout cas, la solution n’est sûrement pas dans une continuation de cet appel à cette indiscipline.

 Santiago Amigorena : La forme d’indiscipline du narrateur n’a rien à voir avec celle qui existe dans les collèges aujourd’hui. Dans un cadre politique d’aujourd’hui, là où on peut influencer les élèves sur la place qu’ils peuvent tenir, la solution n’est pas dans le retour à une discipline d’il y a quelques décennies. Comment créer des conditions pour faire surgir l’optimisme ? Je partage à égalité un pessimisme de la raison et un optimisme de la volonté. Dans 1978, le personnage de Santiago me semble optimiste dans le sens où il propose quelque chose : son indiscipline est politique et n’a rien à voir avec l’indiscipline des collèges aujourd’hui.

 Hélène Merlin-Kajman : Je crois que je suis pleinement d’accord avec ce que tu dis là ; mais ce sera très difficile à faire entendre, à cause de ce qui est donc une quasi homonymie : il y a « indiscipline » et « indiscipline »... Mais je ne peux pas complètement croire que tu sois sérieux quand tu dis qu’il faut arrêter l’école française.

 Santiago Amigorena : Je le pense tous les matins en emmenant mes enfants au lycée. Je soupèse leur cartable, et cela me suffit pour comprendre que l’école française est une absurdité.

 Hélène Merlin-Kajman : Non, toi aussi ! Mon expérience de parent d’élève a été marquée par l’exaspération causée par des parents qui ne venaient aux rencontres avec les profs qu’avec deux questions obsédantes : le poids des cartables et les repas de la cantine...

 Santiago Amigorena : Est-ce que l’école est un cadre possible pour qu’un enseignant offre un savoir ? Non. Le changement matériel doit précéder un changement autre.

 Hélène Merlin-Kajman: Là-dessus encore, je pense que nous serons tous d’accord. On n’a pas à demander que les élèves changent. Tu as évoqué le rôle des parents en répondant à Natacha : le problème est celui de l’ensemble de la société, as-tu dit, pas seulement celui de l’Ecole. Mais j’ai une série de remarques : dans 1978, il n’est pas question des familles (pas plus que dans le Péril jeune du reste). Dans ton roman, le projecteur est donc braqué sur l’école. Je reviens à ce que disait Sarah, avec qui je suis d’accord, mais aussi avec toi : si tout se tient quelque part, on peut avoir des modèles, presque des modèles structuraux, pour décrire ce « tout se tient », sans pour autant éliminer les contradictions.

 On peut aussi se placer dans une situation particulière et, à partir d’elle, intervenir dans la situation générale. Sur la question de l’indiscipline des enfants par exemple, je suis sensible comme toi à la part d’enfance qui reste dans l’adolescence, à la valeur de l’adolescence, avec l’énergie de la révolte propre à cet âge. Mais, un, si tout se tient, deux, si nous ne sommes pas satisfaits du monde, alors, comment, par où commencer ? Où ? Dans la famille ? Pourquoi pas à l’école – le lieu de l’école n’est-il pas simplement homologue d’autres lieux ? L’obsession sur le poids du cartable révèle pour moi la progression du bio-pouvoir[7] , qu’il faut penser comme Foucault le fait comme un pouvoir diffus que personne ne détient : les parents pensent leurs enfants à l’école dans l’extension de l’espace domestique, sans vouloir lâcher leur droit de regard, leur pouvoir sur la vie de leurs enfants et vont jusqu’à souhaiter parfois une caméra dans les classes. Ils font, de la sorte, régresser la dimension médiane de l’Ecole, qui organisait autrefois le passage, pour l’enfant, du privé au public (ou au politique).

 Santiago Amigorena : Tu peux aussi dire que le poids des cartables est le signe du contraire. Que les enseignants s’occupent du cartable et les enfants de la discipline. Ce problème de la discipline n’est pas ce qui peut se résoudre à l’intérieur des classes par les enseignants. Chacun doit agir plus sur soi et sur ce qu’il peut : l’enseignant peut agir sur le cartable ou les horaires. Je fais le même raisonnement au niveau mondial : c’est plus utile pour chacun d’agir dans son pays.

 Hélène Merlin-Kajman: Mais on voit dans ce roman que « Santiago » est parti de ton expérience d’étranger.

 Santiago Amigorena : Mais tu sais bien que je suis Français. Je parle depuis mon expérience en France. Je crois que politiquement chacun peut agir sur soi.

 Anne Régent-Susini : Le mot politique revient dans vos propos avec beaucoup d’insistance : pensez-vous que le cours de français ait une vocation exclusivement politique ? Que devient en ce cas le rapport à la littérature en tant que telle ? L’enseignement du français est-il exclusivement politique ?

 Santiago Amigorena : Je ne le pense pas. Mais je pense que l’on peut concevoir le fait d’enseigner comme un fait politique.

 Anne Régent-Susini : La mission de l’enseignant de français s’absorbe-t-elle dans une mission d’éveilleur politique ?

 Santiago Amigorena : Non, ce n’est pas exclusif, mais je ne vois pas comment faire aimer Mallarmé sans politique aujourd’hui.

 Anne Régent-Susini : Comment l’articuler ?

Santiago Amigorena : En arrêtant tout… Il faut arrêter ce qui n’a pas de politique pour s’occuper exclusivement de politique. Il faut s’occuper d’abord de politique. Ce n’est pas un conseil que je donne à des individus. Dans le cadre de l’enseignement, je pense qu’il faut exclusivement de la politique aujourd’hui.

 Brice Tabeling : Je voudrais revenir sur le terme d’« indiscipline » : il porte un peu à équivoque. L’indiscipline du personnage ne pose pas vraiment problème : son indiscipline est accompagnée d’une beauté de l’ordre de la merveille et, au fond, votre personnage inactuel et actuel continue à être un paradoxe. Mais que fait-on aujourd’hui de cette indiscipline ? Elle me renvoie à la question de ce qu’on fait de la merveille dans la classe. A-t-elle une place dans l’exercice de transmission ? Il y a dans votre livre un passage (p. 35) qui, associant la grâce, l'abandon, et la simplicité, en fait le support d'une transmission. Pensez-vous que l'abandon [8], au sens d'Agamben, puisse être transmis ? N'y a-t-il pour vous rien qui vaille d'être transmis sinon cette grâce, cette simplicité, cet abandon ? Et comment est-ce compatible avec ce qu'Agamben dit de l'abandon, de la noirceur politique de cette nudité ?

 Santiago Amigorena : L’indiscipline du personnage n’est pas un refus : le professeur, s’il n’est pas fermé, peut bâtir à partir de cette indiscipline. C’est en lien avec l’optimisme de la volonté et le pessimisme de la raison : quand les mots sont inopérants, il faut trouver quelque chose d’autre. C’est un point où Agamben butte constamment, ce que lui reproche Didi-Huberman [9] (politique/poésie) et en même temps je ne vois pas comment on peut penser la noirceur extrême de notre époque. Mon personnage reste dans ce paradoxe, comme Savinien dans La Désobéissance de Pyrame, le discipliné qui refuse son enfance. Je pense aux parents « pédocrates », les vrais méchants qui sont aussi les vrais enfants, humains. On est obligé, pour critiquer cette situation complexe du politique aujourd’hui, de passer par des figures impossibles : soit on accepte un discours réactionnaire, soit on ne l’accepte pas, on n’accepte pas non plus ce que dit Agamben de la politique, et on invente des choses impossibles.

 Julien Vermeersche : Votre réponse à Anne Régent est très similaire à celle de l’inspecteur général de français qui souligne que le dialogue enseignant/enseigné doit avoir une dimension politique. Il propose de partir des impressions des élèves et, pour voir comment un texte prend une dimension actuelle, de le mettre en relation avec le monde actuel.

 Santiago Amigorena : Quand je parle d’enseignement par rapport à la politique, je parle du moment. Je n’entends pas le mot dans le même sens : pour moi, c’est une création de possibles.

 Marie-Hélène Boblet : Pour revenir rapidement sur la question du poids du cartable, je pense que les livres que les élèves ramènent chez eux, comme les devoirs qu’ils ont à faire, sont une manière de se réapproprier le savoir. Mais je voulais surtout souligner que, quand vous dites que « l’école ne fait plus aimer la littérature », vous revendiquez un rapport affectif à l’enseignement. Dans votre récit vous établissez clairement le lien entre aimer et comprendre [10]. Il n’y a aucune opposition entre l’amour et l’intelligence chez vous. N’est-ce pas un peu cela que vous défendez : le sublime sans simplement le sublime ?

 Santiago Amigorena : C’est élitiste. Quand je dis que ce serait aux parents et à l’ensemble de la société de donner à connaître, j’aimerais que l’on me donne à aimer à travers l’intelligence. Je mets en dehors de l’école une partie de la transmission du savoir, mais je n’ai pas de solution à cela. J’ai une vraie foi en les élites par rapport à la culture.

 Hélène Merlin-Kajman : Où est l’optimisme de la volonté et le pessimisme de la raison ici ? Dans une situation donnée, caractérisée par une crise de la représentation de la démocratie, j’ai du mal à comprendre pourquoi tu penses qu’il faudrait commencer par arrêter l’enseignement.

 Je suis d’accord avec Brice concernant le rapport entre indiscipline et merveille pour ton personnage : un élève comme on rêverait d’en avoir dans nos cours ! Il faut continuer l’enseignement : pourquoi ne pas commencer par « l’homme est un animal politique parce qu’il est un animal littéraire », selon la formule de Jacques Rancière (Le Partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000) ? Mon optimisme est de dire : commençons par dire que l’homme est un animal littéraire. Je me sens proche des positions de Jean-Luc Nancy : il est plus important pour la démocratie de reconstruire du différentiel que de vouloir faire de la politique coûte que coûte (et Balibar dit de la « civilité » qu’il s’agit d’un concept « quasi-politique » – quasi). L’enseignement de la littérature peut amorcer cela, à condition que, comme le dit Denis Kambouchner avec le repuerescere [11] d’Erasme, l’enseignant ait gardé sa part d’enfance.

 Santiago Amigorena : Je n’ai pas de solution par rapport à l’enseignement que je ne pratique pas, mais ce qui me fait peur dans ce que tu proposes, c’est que quand tu dis que tu es plus optimiste que moi, tu te réclames de ce que le pessimisme doit nous faire percevoir. Moi je pars, comme Gramsci, de l’idée que l’optimisme de la volonté doit s’accompagner du pessimisme de la raison.



[1] L’Excentricité académique. Littérature, institution, société, Paris, Les Belles Lettres, 2001.

[2] Le Péril jeune de Cédric Klapisch est un film sorti en 1994 dont Santiago Amigorena a coécrit le scénario.

[3] S. Amigorena, 1978, op. cit. , chapitre 21, p. 76-81.

[4] Ibidem, chapitre 65, p. 228-231 : « Dire que la rue des Rosiers semblait, il y a trente ans, paisiblement endormie dans un XIXe oublié, telle un shtetl perdu dans une lointaine province de Pologne, ne saurait rendre compte de la surprise qu’on a éprouvée. Quelque chose d’autre se passait là, derrière ces façades sombres, sur ces écriteaux aux caractères hébraïques, dans ces vitrines aux gâteaux insolites. Quelque chose qui aujourd’hui a disparu et qui n’était pas un passé : qui était, plus simplement, une différence, une richesse qu’on a perdue. »

[5] Ibidem, chapitre 71, p. 258.

[6] Ibidem, chapitre 43, p. 171. 

[7] Tel que le définit G. Agamben dans Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue (1995), traduction par M. Raiola, Paris, Seuil, 1997. Agamben reprend l’hypothèse de M. Foucault (qui le premier appelle « bio-pouvoir » les techniques spécifiques du pouvoir s’exerçant sur les corps individuels) et l’applique sur le terrain de la souveraineté qui, selon lui, ne porte pas sur des sujets de droit, mais de manière cachée sur « une vie nue » que le pouvoir expose à sa violence et à sa décision souveraine.

[8] S. Amigorena, 1978,op. cit., p. 35-36 : « En tout cas, je suis sûr que face à cet étranger terriblement doux, terriblement beau, qui pleurait seul dans son coin, comme si le monde n’existait pas, je suis sûr que face à sa simplicité, face à son abandon, face à sa grâce, les sixièmes, tout comme moi, ont appris quelque chose, quelque chose que les mots, pas plus aujourd’hui qu’alors, ne sauraient décrire avec la justesse nécessaire, avec le respect qu’un tel sentiment d’étrangeté mérite à l’intérieur même du langage. »

[9] En particulier dans Survivance des Lucioles (Paris, Minuit, 2009) où G. Didi-Huberman reprend à Pasolini l’image des lucioles pour représenter les traces fragiles de désir et d’intervention qui subsistent dans notre monde et auxquelles il croit. Il s’oppose en cela au « désespoir politique » d’Agamben et à la sinistre prophétie de Pasolini.

[10] En particulier 1978, op. cit., p. 125 : « Lui, c’était exactement le contraire [de Don Juan] : il n’aimait chaque fille qu’à partir du moment où il trouvait les mots exacts pour leur singulière beauté. C’est pour ça qu’il leur écrivait : plus que pour leur dire qu’il les aimait, pour comprendre pourquoi il les aimait.

Et lorsqu’il avait compris pourquoi il aimait une fille, comme si le mystère éclairci n’avait plus le charme du temps où il demeurait obscur, il la mettait sur sa liste, et cherchait une autre fille à aimer. »

[11] « Retrouver en soi l’enfant (repuerescere) : réflexions sur un précepte classique », Colloque « Repenser l’enfance ? », Société Francophone de Philosophie de l’Éducation, Sorbonne, 25-27 juin 2009, p. 5.

 

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