La Beauté n° 23

 

Préambule

« Les textes qui m’intéressent tentent de donner une image de ce qui ne peut se saisir sans la ressource de la fiction et qui pourtant est le réel même », écrivait Carole Ksiazenicer-Matheron à la fin de son texte sur les figures de la femme fatale publié la semaine dernière sur Transitions. La beauté féminine, une certaine forme fatale de beauté féminine, était alors un moyen pour appréhender dans la fiction ce « réel même ».

Le texte de cette semaine est dans le prolongement direct de cette hypothèse critique. Franziska, personnage éponyme d'une pièce de Frank Wedekind, est l'occasion pour Carole Ksiaznicer-Matheron de mettre au jour ce que la « beauté endiablée » de ce Faust féminin fait remonter des jeux du désir, du chaos des identités, des conflits de genre et de la biographie sexuelle de l'auteur lui-même. Au final, le réel y apparait, « comme le théâtre de Wedelkind », non seulement « contradictoire mais surtout inattendu ».

La leçon parait a minima. Mais c'est moins le bilan que le trajet qui importe : la beauté est ce noeud critique qui permet de faire surgir un certain nombre d'apories du désir et de la subjectivité, communes au texte théâtral et au monde réel. On y lira, si l'on veut, même en sa version « fatale », une condition de toute émotion esthétique.

B. T.

Carole Ksiazenicer-Matheron est enseignante-chercheuse à l'Université Sorbonne Nouvelle (Paris 3). Elle a écrit Le Sacrifice de la beauté, Paris, PSN, 2000 ; Les Temps de la fin : Roth, Singer, Boulgakov, Paris, Champion, 2006 ;  et Déplier le temps : Israël Joshua Singer, un écrivain yiddish dans l'histoire, Paris, Classiques Garnier, 2012.

 

 




Franziska de Frank Wedekind :
La belle ambiguïté [1]
 

 

Carole Ksiazenicer-Matheron

14/12/2013

 

 

Cette pièce tardive de Wedekind [2] (1912), aux nombreuses allusions autobiographiques, entre en résonance, parfois d’ailleurs contradictoire, avec la « tragédie de Lulu », tout en inscrivant un tournant néoclassique dans l’œuvre de son auteur. À travers le canevas d’une intrigue inspirée par le Faust de Goethe se révèle l’art wedekindien de l’ambiguïté. Ses thèmes habituels se retrouvent, en particulier celui du conflit entre les sexes ou de la fonction de l’art, mais la mise en abyme artistique, à travers le langage pictural et le théâtre dans le théâtre, produit un effet de fuite, de vacillement des valeurs et des positions idéologiques. La solide armature des formes versifiées contribue à souligner davantage l’ouverture d’un sens problématique.

La conduite de l’action, très souplement liée à la réécriture du Faust, recueille cependant, comme toujours chez Wedekind, l’écho de l’actualité, la lutte de l’auteur contre la censure et la répression sexuelle en particulier, et met en scène l’hybridité, le mélange des genres, des styles, fondus malgré tout par l’unité de la quête intérieure du personnage féminin, habité par le désir profond de liberté, de jouissance mais aussi de connaissance de soi.

Franziska, après la mort de son père qui a mis fin à l’union malheureuse de ses parents, s’ennuie, dans le château familial, en compagnie de sa mère, avec qui elle nourrit une relation conflictuelle. L’apparition de Veit Kunz, un agent d’assurance berlinois qui s’improvise imprésario et auteur de théâtre, lui fournit l’occasion d’assouvir sa quête de libération à la fois sociale, intellectuelle, physique. Ce dernier, moderne Méphistophélès, s’engage à favoriser son émancipation, à condition qu’elle lui en réserve les prémices, au plan sexuel mais aussi professionnel. Franziska devient dès lors Franz, un dandy qui fréquente le monde de la bohème et les cabarets littéraires, et qui épouse Sophie, figure de la candeur sacrifiée, en référence à la Gretchen goethéenne. Comme dans Faust, le frère intervient pour dénoncer cette caricature de mariage, et l’acte se termine tragiquement par le suicide de Sophie. Entraînée dans le « roman théâtral » de Veit Kunz, dont elle devient la maîtresse, Franziska est l’actrice principale d’un mystère monté à la cour du Duc de Rotenburg, où elle interprète Hélène de Troie, rencontrant le Christ lors de sa descente aux enfers. Elle quitte Veit Kunz pour le cabotin Ralf Breitenbach, qui lui révèle la jouissance, mais le quitte à son tour pour trouver l’apaisement et la liberté intérieure dans une colonie d’artistes, où elle élève seule son fils, le petit Veitralf, en compagnie du peintre Almer. La pièce se termine sur une réplique à la mystérieuse résonance, au terme de ce parcours « endiablé », adressée par le peintre à l’enfant, qu’il peint en compagnie de sa mère : « Tu vas prospérer, car tu es aimé ».

Vestiges autobiographiques
 

Enfance

Le passé de Franziska évoque la vie de Wedekind de façon à la fois dramatisée et parodique.

Le père de l’auteur, Friedrich Wilhelm, médecin et démocrate allemand, opposant résolu à la politique de Bismarck a émigré en Amérique pour raisons politiques et épousé à San Francisco Emilie Kammerer, de 24 ans plus jeune que lui, fille d’un agitateur révolutionnaire austro-hongrois ; elle a été élevée en Suisse, et après avoir suivi sa sœur chanteuse à Valparaiso, gagne sa vie en se produisant dans des spectacles de cabarets. Ils reviennent en Allemagne avec la nationalité américaine, qu’ils donneront à leurs six enfants.

Benjamin Franklin Wedekind (qui prendra plus tard le nom de Frank) est le deuxième enfant du couple, né à Hanovre le 24 juillet 1864.

En 1872, le père qui s’est enrichi aux États-Unis achète le château de Lenzbourg en Suisse, splendide bâtisse peu confortable, aux 365 marches surmontant un bourg d’allure moyenâgeuse, où il fait vivre sa famille loin du militarisme prussien. C’est ce lieu à la fois splendide et anachronique qui est au centre des souvenirs d’enfance de Franziska et du septième tableau de l’acte IV.

Dans la pièce, après la mort du père, le château est racheté par un américain, ce qui est conforme également à la réalité biographique (le père de Wedekind meurt en 1888 et le château est vendu en 1892). Franziska souligne le contraste entre la beauté du cadre de montagnes environnant (Wedekind le décrira comme le plus bel endroit du monde) et l’enfer quotidien qui se joue à l’intérieur. Auprès de Sophie, elle justifie son insensibilité amoureuse par l’évocation de ses souffrances enfantines devant la mésentente, « l’éternelle dispute » des parents. Le couple est le lieu du crime originaire (« vous égorger tous les trois jours comme des assassins » [3]), mais cette « catastrophe quotidienne » ne fait qu’aviver les sentiments les plus tendres et l’idéalisation du couple parental (« Père et toi, vous êtes à mes yeux encore aujourd’hui les deux êtres les meilleurs, les plus intelligents, les plus nobles qui aient jamais vécu sur cette terre » [4]). On retrouve condensé et transfiguré par l’invention parodique un ensemble de données biographiques assez inhabituel dans l’œuvre de l’auteur. Sa mère a été une des figures éducatrices majeures de son adolescence : modèle des chanteuses sensuelles qui peuplent son théâtre, archétype de la nature féminine étouffée par le carcan de la morale bourgeoise (dès son mariage, elle renonce à se produire sur scène, mais entretient le goût du théâtre et du chant chez ses enfants, lors de représentations familiales). Le père, quant à lui, incarne le poids de la structure patriarcale (« si au moins tu avais hérité de ses principes » [5], dit la mère de Franziska à sa fille), la fidélité aux idéaux démocratiques, la solitude librement consentie du réfractaire. Cependant, malgré ses idées progressistes, il est décrit comme un tyran domestique, vivant à l’écart de sa femme et de ses enfants, isolé par la différence d’âge, les écrasant tous de son autorité.

Le conflit avec son fils, peut-être sourdement entretenu par une configuration familiale fortement œdipienne, éclate violemment à propos des études du jeune homme. Frank frappe son père au visage avant de rompre avec lui et de se consacrer à la littérature et non au droit, comme son père l’exigeait. Le conflit entre amour et révolte conduit de même Franziska au désespoir et à la culpabilité (« la dernière fois que je me suis trouvée à la maison, j’étais si travaillée par le remords qu’une nuit, j’ai frappé mon front contre les marches de l’escalier et j’ai crié, comme si je revivais une fois toute mon enfance » [6]). Ses angoisses d’enfant, insomnies, peur de la mort, crises hystériques, phobies superstitieuses font penser à autant de manifestations d’une culpabilité inconsciente liée à des fantasmes incestueux.

Son rapport sado-masochiste au « cirque parental » semble cependant fondateur d’une aptitude à la mimèsis (« c’est un jeu d’enfant pour toi que de feindre toute passion humaine » dit Sophie à Franz-Franziska  [7]), de même le « rire » de Franziska peut évoquer le génie satirique de Wedekind (« je suis, hélas, encore aujourd’hui si différent des autres hommes et avec la vie, /Toujours un peu brouillé »[8]). Karl Kraus dans son introduction à la Boîte de Pandore, disait de Wedekind : « Chez nul autre, en effet, plus que chez lui, les meurtrissures laissées par les épreuves psychiques ne se sont transformées en autant de sillons d’une poétique semence » [9].

Pour Franziska, comme pour Lulu, seule la jouissance peut tenter de combler la béance de l’enfance : l’étreinte amoureuse de la jeune femme avec Veit Kunz sur les marches mêmes du château exorcise ainsi le passé en remplaçant la souffrance par la volupté. Dans un fragment de son journal intime qu’il publie sous le titre de « Je m’ennuie », Wedekind montre comment s’élaborent les prémisses de sa méthode érotique, ce qu’il appellera par la suite « Realpsychologie » ; sa cousine lui sert d’objet d’expérimentation et c’est en descendant du château que s’effectue l’essentiel des travaux pratiques : « Wilhelmine s’approche de la table et, tandis que nous l’accompagnons, Karl et moi dans la descente du Schlossberg, je réfléchis à la meilleure manière de m’y prendre pour l’amener cet hiver à échanger des caresses [...] Alors que nous redescendons ensemble de la montagne, Wilhelmine et moi, je lui explique pour la consoler, et ce en prenant toutes sortes de chemins détournés, qu’elle n’est pas la femme unique, mais une simple représentante, et que ce qui m’intéresse, c’est justement de la considérer d’abord comme un type, puis seulement après comme un individu » [10].

Bohème

Franziska, comme Wedekind, écrit des poèmes, et le portrait que fait d’elle sa mère, au début de la pièce, correspond à l’image traditionnelle de l’artiste fin de siècle : mélancolie, amollissement, lubricité, extravagance, révolte contre les mœurs bourgeoises lui sont attribuées. Les journaux intimes du jeune Wedekind nous renseignent sur cette quête du plaisir qui l’occupe alors presque exclusivement, parallèlement à son activité littéraire. Juste avant l’apparition de Veit Kunz, Franziska parle de la crue montante de son « excitation » [11], utilisant des termes très proches de ceux de Wedekind dans son journal lorsqu’il se peint en proie à ses fantasmes sexuels. De même l’ivresse de déchéance sociale de Franziska, son encanaillement, peuvent évoquer les journaux du séjour parisien de l’auteur, entre 1891 et 1895, largement consacrés au monde des cabarets et des prostituées. Dans la scène qui prélude au pacte avec le diable, Franziska relie donc directement excitation sexuelle (ce qu’elle appelle sa « nature ») et pratique de l’écriture : « je n’ai qu’à me laisser dicter la danse du sabbat. Peut-être que cela m’apportera un soulagement (Elle s’assied à son bureau et s’apprête à écrire. Tendant l’oreille) : Quelqu’un frappe au volet. (Se levant) Dieu merci, enfin du réel! » [12].

Le monde de la bohème et du cabaret où se retrouvent prostituées et littérateurs, amateurs d’art et simples viveurs est au centre du second tableau, qui se déroule à Berlin, ville où Wedekind a vécu : « Des écrivains et des putes ! Des prolétaires et des barons ! Ici, même le plus désespéré redevient gai. Nous sommes tous liés par un ton bon enfant. La prostitution de la chair sourit avec douceur / mais condescendance à celle de l’esprit » [13].

Le cabaret est un melting-pot social en même temps qu’une scène de théâtre où les passions se dévoilent avec crudité ; pour Wedekind, il représente un des creusets de l’expérience humaine, au même titre que le cirque, autre lieu fétiche de sa création. Fort de son expérience parisienne, Wedekind, de retour en Allemagne, et après avoir travaillé avec Wolzogen et participé à son cabaret, l’Ueberbrettl, le premier à être fondé dans le pays, joue un rôle de premier plan dans la création du cabaret munichois Les Onze Bourreaux en 1901. En costume rouge sang, les bourreaux exécutent des chansons satiriques et Wedekind est le plus célèbre d’entre eux, interprétant lui-même ses propres poèmes en s’accompagnant à la guitare, tels Veit Kunz et la Karaminka.

Dans Franziska, la scène de cabaret introduit ce mélange des genres et des styles qui correspond à une forme d’esthétique impure, équivalent du monde interlope décrit par Wedekind dans son théâtre. On y trouve la première de ces mises en abyme qui réfractent le propos principal en un prisme de focalisations partielles : le récit de la prostituée évoque un Roi Lear de pacotille et introduit directement le thème de l’inceste et de la violence paternelle.

D’autre part, la bohème artistique y est raillée tandis que la satire politique se donne libre cours. L’Hymne des écrivains allemands chanté par Laurus Bein nous rappelle également l’activité de Wedekind au célèbre journal satirique munichois, le Simplicissimus, fondé en 1896 par l’éditeur Alfred Langen, dont Wedekind est l’un des rédacteurs les plus virulents. Le journal, qui n’hésite pas à s’en prendre à la morale et au pouvoir de Guillaume II, sera interdit à la suite d’un poème satirique de Wedekind, et lui-même, accusé de crime de lèse-majesté, passera six mois en prison.

Censure

Wedekind annonce Georg Grosz lorsqu’il utilise les masques animaux pour dénoncer l’hypocrisie et la laideur du pouvoir. Toute sa vie, il sera en butte à la censure et son œuvre, qui fait scandale, n’est que rarement jouée, et sous une forme souvent édulcorée ou modifiée. Le dragon à double tête animale qui intervient dans le « drame sacré » du duc est aussi entre autres une image de la censure. Dans son poème « Le zoologue deBerlin », Wedekind met en scène une allégorie sarcastique de l’écrivain, qui malgré sa soumission, ne peut s’empêcher de démasquer la comédie du pouvoir :

Et malgré tout je ne puis pour autant
Dire des porcs qu’ils sont des hommes...
À n’étudierquelazoologie
En la plupart des animaux sommeille
Une offense à la majesté.  [14]

Dans Franziska,la censure apparaît allégoriquement sous son double aspect, au plan des mœurs et au plan politique, à travers la tête du chien-serpent, répandant sa médisance empoisonnée sur la beauté dénudée, et du cochon à tête de lion qui veut engloutir la vérité. Pour Wedekind, il n’est d’autre obscénité que celle de l’autorité et de la morale bourgeoise. Le combat de l’écrivain contre cette hydre à deux têtes met ce dernier au ban de la société mais est présenté comme celui de la raison et de la morale humaine.

Cependant l’autorité suprême condamne
le combat. Elle l’interdit de peur
Que la déraison et l’obscénité succombent.
Celui qui a vaincu le dragon,
Le général de l’Ordre le punit
En l’excluant de l’Ordre
Pour avoir adouci la souffrance du peuple. [15]

Méphisto en Pygmalion

Le couple de Veit Kunz et de Franziska, même s’il a son modèle dans Faust, évoque cependant d’assez près celui qui unit Wedekind à Tilly Newes à partir de 1906 : couple d’acteurs, uni dans la vie comme à la scène, reproduisant en la subvertissant la structure parentale ; comme son père, Wedekind a une vingtaine d’années de plus que sa femme, mais c’est justement le théâtre, lieu de la réprobation paternelle, qui les a réunis. Les principaux rôles de ses propres pièces sont parfois joués par les époux, ce qui contribue à augmenter leur succès de scandale.

Breitenbach : N’est-ce-ce pas un effort quasi-surhumain pour vous, cher maître, que de vous vendre en même temps comme écrivain dramatique et comme acteur ?

Veit Kunz : Et comme amant ! C’est le plus fatigant ! [16]

Veit Kunz, le « passeur d’étoiles » dépassé par sa créature ne recueillerait-il pas quelques unes des contradictions de l’auteur, chantre de la liberté en amour et rivé à sa femme-actrice par des liens torturants ? Dans les pièces tardives, le mariage plus que la femme est le sujet explicite de Wedekind, témoignant d’un profond revirement de ses conceptions par rapport au problème de l’érotisme et d’une forme d’intériorisation des conflits, à l’issue de la période de révolte anarchique liée au Jugendstil.

Entre Jugendstil et néoclassicisme

Le Jugendstil auquel se rattachent des œuvres comme l’Éveil du printemps ou L’Esprit postule la libération des instincts comme voie de réconciliation entre l’Esprit et la Nature. L’art devient ainsi la seule voie d’accès à l’authenticité d’une Nature redécouverte grâce aux forces de l’inconscient et sublimée par la forme esthétique. L’art du Jugendstil porte ainsi le double sceau de la Nature et de l’Esprit, de l’instinct et de l’idéal, mariant les courbes sinueuses de l’ornementation végétale au hiératisme esthétisant des allégories abstraites. C’est cette conception d’un art sublimé, unique médiation des contradictions du réel, qui se trouve citée en même temps que parodiée par Veit Kunz, lorsqu’il dit à Franziska, au moment du pacte, en une sorte de pastiche nietzschéen : « L’art, savez-vous, saute par-dessus tous les abîmes » [17]. À cette conviction profonde du Jugendstil, énoncée avec tant d’insouciance par un Veit Kunz, prince de l’illusion et des faux-semblants, est opposée à la fin de la pièce l’intégrité artistique d’Almer, conscient de ses limites créatrices et bien éloigné de l’idéal orgueilleux d’un art prométhéen.

Cette évolution apparente n’est d’ailleurs pas propre à Wedekind. On retrouverait un parcours similaire chez Klimt, ainsi que l’a montré Schorske dans Vienne, Fin de siècle [18].

Le peintre qui à l’instar de Nietzsche et de Freud avait mené sa quête de la modernité à l’encontre des conventions bourgeoises, classiques, en faisant revivre les puissances enfouies de l’instinct de la Grèce archaïque – Dyonisos, Hygée, les Furies -, se tournait maintenant vers. Byzance, dernier avatar de la civilisation grecque. Il lui emprunte un langage visuel pour refermer la Boîte de Pandore, langage rigide et abstrait, qui contient les instincts et éloigne toute menace à l’ordre établi… [19]

De la même façon, Klimt se tourne vers les arts décoratifs lors de l’exposition Kunstschau 1908 qui, toujours d’après Schorske, portait le sceau du néo-classicisme, et « marquait un retour au rationalisme statique et à la tradition, et les distances avec le naturalisme organique de l’Art Nouveau » [20]. Comme en écho aux préoccupations d’Almer affirmant que le but de son travail est d’être exposé, Schorskeobserve une position similaire chez Klimt : « Il estimait que les artistes, ne pouvant se faire connaître du public par le moyen de loin préférable de "réaliser des œuvres d’utilité publique" devaient se rabattre sur les expositions, "le seul moyen qui nous reste" » [21].

Pour Wedekind, en butte à une censure rigoureuse, ce tournant formel correspond aussi à un désir d’être joué. Il manifeste une reformulation des associations devenues stéréotypées entre Eros et Thanatos, la force des instincts, le « grand courant » de la vie et la pulsion de mort. Il s’exprime à travers une forme parfois versifiée et le travail de la citation.

Si la diversité stylistique était déjà caractéristique de la Lulu-Tragödie, où naturalisme, comédie de salon, littérature de colportage, mythe et cabaret se fondaient en un tout, à la fois puissant et chaotique, elle prend désormais un tout autre visage.

L’ampleur des citations dans Franziska, au premier rang desquelles figure l’œuvre goethéenne, signale une volonté de jeu esthétisant et baroque assez semblable au fond aux codes byzantins réutilisés de façon abstraite par Klimt. Cette mosaïque de références donne son unité paradoxale à une pièce peu soucieuse de vraisemblance et de continuité narratives.

La pièce, centrée sur Franziska, personnage féminin d’exception, à la très forte volonté, n’est cependant pas aimantée par la « profondeur mythique » de ses modèles textuels. Lorsque Wedekind utilise la référence à Mignon, la mystérieuse petite acrobate des récits d’apprentissage goethéens, il récuse toute idée de glorification de l’androgyne [22]. Comme s’il ne faisait plus appel au mythe que de manière décorative, esthétisante, un peu à la façon d’un Klimt qui peint à la feuille d’or les figures byzantines de ses portraits modernes.

On peut ainsi comprendre la référence à la peinture et au mystère médiéval. Le sixième tableau s’ouvre sur une longue indication scénique qui reproduit fidèlement le tableau du Titien, L’Amour sacré et l’Amour profane. Le mystère mis en scène par Veit Kunz, la descente du Christ aux enfers, se rattache quant à lui au corpus faustien, avec l’apparition de l’Hélène antique, modèle insurpassé de la beauté classique.

Mais Wedekind se sépare radicalement d’un Klimt ou d’un Hofmannstahl par l’usage de l’ironie et de la parodie. Veit Kunz en bouffon, révélant au public la supercherie à laquelle il se livre avant le « drame sacré » du duc, ou Samson au beau milieu de l’enfer grec, de telles marques d’hétérogénéité ne peuvent que faire exploser le cadre même de la référence.

Un Faust féminin

Franziska est un Faust au féminin, Veit Kunz un Méphisto moderne et la pièce emprunte explicitement son schéma narratif à l’œuvre goethéenne.

La scène du pacte, de la taverne, le motif de Marguerite où le thème de l’infanticide s’inverse à travers le personnage de Sophie – la femme sans enfant –, le séjour à la cour, l’apparition d’Hélène, le sabbat des sorcières et la bacchanale, le « réalisme » ultime du personnage principal qui renonce à ses idéaux prométhéens, tous ces éléments inscrivent Franziska dans une fonction référentielle par rapport à Faust. Dans L’Éveil du printemps déjà, l’homme masqué évoquait Méphisto, ainsi que dans Tod und Teufel, où le marquis de Casti Piani lui est directement associé. De même, le titre de la première partie de Lulu, Erdgeist se réfère également à une scène du Faust où apparaît ce mystérieux « Esprit de la terre ».

Cependant, là encore, Wedekind semble vider le mythe de sa profondeur, lui préférant le jeu de l’ironie et du sarcasme. Si on se réfère à une première esquisse assez ancienne de la pièce, on constate qu’il a abandonné le « satanisme » initial au profit d’une idée directrice qui ne relie plus que très lâchement, et de façon très automatique, la démesure transgressive de Franziska aux catastrophes et à la mort qu’elle sème sur son passage (tout comme Lulu, d’ailleurs). Sacrifiant la motivation et la vraisemblance narratives, il semble ne retenir de Faust que le jeu de marionnettes qui a présidé à la naissance du mythe littéraire.

Franziska est un Faust dont la sphère d’activité et de savoir se réduit à la sphère sexuelle, ce qu’elle désigne elle-même du nom d’« expérience », comme lieu exclusif de l’apprentissage moderne. C’est d’ailleurs Veit Kunz qui lui souffle l’inspiration de devenir un homme, mais sans l’écho du désir profondément narcissique (qui était celui de Lulu) d’explorer l’envers de sa propre beauté et de la jouissance qu’elle procure aux autres. Franziska ne semble ainsi jamais se prendre totalement au jeu de la métamorphose, n’y voyant finalement qu’un jeu cruel, de même qu’elle participe avec distance au drame sacré du duc et au rôle d’esprit androgyne qu’elle y incarne. À partir de son aventure avec Breitenbach, elle sort cependant de sa passivité et transforme le jeu en bacchanale, avant de renoncer à l’ubris de la beauté endiablée, à la fin de la pièce.

Veit Kunz quant à lui n’a pas non plus la profondeur ironique du personnage de Méphisto. On trouverait difficilement en lui cet esprit de perpétuelle négation, « l’autre » grinçant de Faust dans sa tension vers la totalité, le Doppelgänger de la tradition romantique. Ce « traficoteur » assez minable, dont le nom même évoque l’artifice et la « poudre aux yeux » démontre à lui seul l’impossibilité du mythe dans le spectacle « kitsch » qu’est devenue la réalité moderne.

Le montage

L’hétérogénéité de Franziska renvoie à l’antinaturalisme de Wedekind, qui très tôt l’a engagé sur une voie tout à fait personnelle par rapport au théâtre dominant la scène de l’époque (celui d’Ibsen ou d’Hauptmann par exemple), faisant de son œuvre l’une des références majeures de la modernité expressionniste.

On pourrait parler de constructivisme avant la lettre à propos deFranziska, l’art du montage portant sur des fragments de signification où sont fondus matériau autobiographique, références culturelles et autoparodie. On a vu le poids de l’autobiographie, mais il est plus important encore de souligner les modalités de son utilisation. Wedekind lui-même a insisté sur le fait qu’aucun deses personnages n’est une projection de lui-même. Plus la part autobiographique semble importante, plus grande également la part de jeu et d’invention, un peu à la façon d’un rébus dont il serait vain de chercher la signification. Si les allusions personnelles sont multiples, elles ne demandent pas pour autant à être décryptées. Leur fonction n’est jamais celle de la confession, d’un transfert à visée cathartique. Wedekind utilise sa vie comme un « matériau », un ensemble de données accessibles à la mise en forme, disponibles à peu de frais pour l’entreprise de vivisection qu’est à ses yeux l’écriture. Le vécu personnel relève de la Realpsychologie au même titre que les observations du jeune homme sur les réactions amoureuses de sa cousine ou de ses amies de jeunesse (« sur elle, dit-elle, je me serais livré à une vivisection comme sur un lapin » [23]).

D’autre part, plus le matériau accède aux couches profondes de la psyché, et plus son agencement relève d’une raison construite, à la fois ludique et mathématique. On justifierait difficilement par la simple vraisemblance l’enchaînement des actions, voire des répliques, dans Franziska. Leur logique est autre, renvoyant à ce prodigieux champ de bataille que sont la vie et l’imagination chez Wedekind.

Devant un texte aussi hétérogène, la seule ressource du lecteur est d’opérer le même processus critique, en retrouvant les segmentations, les micro-significations, en décomposant ce flux disparate en autant de fragments signifiant dans tous les sens à la fois : « J’étais censée me libérer autant que possible dans toutes sortes de directions afin qu’il trouve en moi d’autant plus de stimulations » [24], dit Franziska, en se moquant ouvertement de Veit Kunz. C’est cette libération du sens qui, peut-être plus que le message explicite de la pièce (de toute façon fort ambigu), est visée. Pour Wedekind, la réalité ne peut être restituée par l’observation documentaire, naturaliste. Elle est toujours « construite », par un procédé d’abstraction et d’impureté artistique. Tout n’est pas dit, ce qui suppose l’intervention active du spectateur et annonce avant la lettre la distanciation brechtienne. À la limite, certains effets sont destinés à rester semi-conscients, dans une sorte d’entre-deux du sens.

On remarque également les nombreuses autocitations, unissant Franziska à Lulu, qu’il s’agisse de la confrontation entre beauté et vérité, entre intérêt égoïste et amour du prochain, entre libido et sado-masochisme, entre les multiples postures du désir et l’effrayante monotonie de la pulsion...

Le montage est également pour Wedekind un moyen de déjouer la censure. Les allusions dont il truffe sa pièce doivent ainsi être interprétées par rapport à un contexte autoritaire, où la loi combat tout art subversif, voire tout art qui ne soit pas conforme au goût pompier de Guillaume II.

Certains commentateurs ont interprété la fin de la pièce comme un ajout, dont ils soulignent le caractère artificiel et décevant [25]. L’apparition du peintre comme une sorte de « deus ex machina », revendiquant une morale de la bonté devant une Franziska douloureusement assagie par la maternité peut paraître en effet pour le moins ambiguë. Il est possible que ce « happy end » se soit imposé à Wedekind pour des raisons de convenances, comme, ainsi que le dit Almer de la couronne de roses autour du portrait de Franziska, « une petite concession au goût du public » [26]. De toute façon, la pièce repose sur une logique de la construction et non de la vraisemblance, ainsi que Wedekind lui-même le souligne dans une note accompagnant le texte :

Au deuxième acte de Franziska, le sujet est le mariage. Il s’agit tout particulièrement des paralogismes, des illusions et des auto-aveuglements par lesquels souvent, même dans les conditions les plus défavorables, deux êtres demeurent enchaînés l’un à l’autre.

Pour exposer ce processus, j’ai construit un mariage malheureux comme il serait à peine concevable dans la réalité, en un certain sens la caricature d’un mariage malheureux. Il ne faut donc pas prendre trop au sérieux les données de l’intrigue. Il faut considérer avec d’autant plus de sérieux les relations logiques que j’ai cherché à analyser [27].

Le couple

Franziska et Veit Kunz restent finalement « extérieurs » à leurs modèles faustiens. Au cours de l’acte IV, ils sont confrontés l’un à l’autre en tant qu’acteurs interprétant le mystère de la descente du Christ aux enfers. Le thème du théâtre dans le théâtre, comme chez Shakespeare, livre une vérité réfractée à travers l’artifice : « Ce mystère m’a permis une confrontation du Christ avec Hélène en tant que représentants de l’homme et de la femme [28] ». Cette confrontation entre les sexes est le sujet même de Franziska comme du mystère de Veit Kunz. D’ailleurs le sous-titre de la pièce : Franziska, « un mystère moderne en cinq actes » est le signe de cette parenté.

La question de la femme, de sa « nature », de sa place dans la société est au centre de toute l’œuvre de Wedekind. On sait mieux reconnaître en Lulu, aujourd’hui, plus encore que la femme fatale qu’elle incarne de façon archétypale, la victime d’une société où les lois sont faites par les hommes, pour les hommes, et où la soif de liberté et de jouissance des femmes est sanctionnée par la courbe de l’intrigue. En ce sens, Franziska ne serait au départ qu’une variante de Lulu, à la différence près qu’elle est déjà forte de ce savoir-là, attribué dans la pièce à une expérience familiale déchirante. Sa force de caractère provient finalement de sa connaissance du fonctionnement social et de la loi qui régit les rapports entre les sexes : « Mais moi, j’aimerais bien découvrir au fond qui je suis. Si nous nous marions aujourd’hui, dans les dix ans qui viennent je ne ferai que découvrir qui tu es, toi » [29].

Ce désir de se connaître soi-même, de rester fidèle à soi, Lulu serait bien incapable de le formuler, voire de l’éprouver, elle qui n’est qu’une force mythique, purement sexuelle, « l’amour même », comme le dit Schigolch. Même si Franziska, comme Lulu, possède tous les attributs de la beauté, dont sa démarche, les lignes de son corps, sa sensualité innée sont l’incarnation principale aux yeux de Wedekind, l’auteur lui attribue néanmoins un passé, une origine, une possibilité d’évolution et de métamorphose. Les « stations » du parcours de Franziska n’ont donc pas la même monotonie que celles de Lulu, même si elles se terminent régulièrement par la disparition de ses partenaires. La part de jeu, de théâtre y est prédominante : la succession des épisodes ressemble étrangement à une catharsis, où les fantasmes, au lieu de se dire, comme dans une cure analytique, se jouent, jusqu’à ce que, une fois le « dragon » mis à mort et le passé exorcisé, gommé par la jouissance, tout transfert s’avère inutile (Veit Kunz et Breitenbach proposent en vain de continuer à jouer leur rôle de substituts de l’image parentale à une Franziska devenue autonome, enfin libérée de sa mélancolie). C’est pourquoi la fin de la pièce n’est pas seulement une cheville, ajoutée pour satisfaire le goût du public, dont Wedekind, au demeurant ne se préoccupe guère. L’espace profilé par le dénouement est peut-être celui d’une certaine sublimation. Si cet espace est désenchanté, c’est aussi que les identifications sont devenues inopérantes : du réel, il n’y a rien à dire ou à connaître ! Seulement à éprouver : et Franziska sait à présent ce qu’elle est. Une part d’elle-même a disparu, la plus immédiatement séduisante sans doute, et le risque de mort encouru par son enfant à la suite d’une grave maladie semble avoir parachevé le cycle de la formation, rappelant la conclusion goethéenne des Années de voyage de Wilhelm Meister. Quant à elle à qui les images, les identifications, le théâtre n’enseignent plus rien, elle consent à devenir portrait pour le peintre : icône de l’amour maternel, madone.

Mais auparavant, le jeu de rôles a exposé devant nous quelques figures de la Realpsychologie passionnelle, « labyrinthe des sentiments », « jardin enchanté », « mascarade de la vie », selon les codes symbolistes, « enfer » et champ de bataille, à l’image du message schopenhauerien et du vitalisme nietzschéen, « grande fabrique du bonheur » où les valeurs du temps (virginité, fidélité, abnégation...) sont cotées en bourse, selon la philosophie « américaine » d’un Veit Kunz, précurseur direct des personnages du Mahagonny brechtien.

Ces différents tracés aboutissent malgré tout à une contestation de la sublimation esthétique, incarnée par une beauté féminine en voie d’émancipation : « on m’a pendue, puis transportée sous les étoiles » [30] , dit Franziska-Hélène. Entre sorcière et madone, le personnage féminin se cherche, grâce aux travestissements du jeu et de l’illusion. Le chœur des ombres du monde souterrain se métamorphose en bacchanale déchaînée, conduite par une Franziska parvenue au terme de son initiation : « Subir, servir, Aucune femme ne s’en réjouira plus » [31]. La guerre des sexes fait rage, mais Wedekind ne croit pas à la cause féministe qu’il caricature avec une ironie digne de Strindberg. Seul l’érotisme est révolutionnaire à ses yeux, et la prostituée, qui en fait commerce, est pour lui la seule femme vraiment conséquente : « Tu ensorcelles des millions d’hommes / Parce que tu t’offres avec un cœur simple » [32] dit Franziska à Mausi, la prostituée berlinoise. À cette évidence du rapport intéressé entre les sexes, le seul réaliste selon Wedekind, s’oppose l’aveuglement de la femme bourgeoise, hypnotisée par les grands mots vides que sont amour, fidélité, vertu, abnégation. Le carcan du mariage bourgeois où se débat Sophie est démonté par l’ambiguïté de sa situation : sans le savoir, elle a épousé une femme (Franziska devenue Franz, à la suite du pacte avec le diable), c’est, dit Wedekind, la « caricature d’un mariage malheureux » ! Sophie meurt victime de l’esprit de sacrifice qu’on inculque aux jeunes filles de sa classe ; comme la Wendla de L’Éveil du printemps, elle est entretenue dans une ignorance coupable de la réalité sexuelle et se paie de fausse monnaie, d’une jalousie chimérique plutôt que de reconnaître qu’elle s’est trompée en épousant Franz. Les mêmes mots sont employés par Sophie et Gislind, autre personnage féminin qui se sacrifie par amour, pour évoquer la solitude et les illusions de la passion : « II était devenu mon seul trésor sur cette terre ! Devais-je être infidèle à mon propre bonheur ? » ; « Je n’ai que toi, tu es tout pour moi : maison paternelle ! bonheur ! fierté ! » [33]). La subordination des femmes vient tout autant de leurs propres sophismes que du cynisme masculin. Wedekind n’agite plus aussi simplement que dans ses premières pièces les épouvantails de la morale bourgeoise et les revendications de la lutte contre une société répressive ; comme le souligne justement Veit Kunz, Franziska manque un peu de chaleur, lorsqu’elle dit son texte : «  et je serai à tes côtés, égale en droits » [34]). Est-ce à dire que son personnage propose une réponse plus claire, avec ses métamorphoses successives, son exploration des possibles de la sexualité, comme issue à « l’éternelle dispute » entre les sexes ? Eros confondu avec la pulsion de vie pouvait bien apparaître comme la seule libération possible au jeune tenant du Jugendstil, imprégné de vitalisme nietzschéen lorsqu’il écrit L’Éveil du printemps en 1891. Mais dès La Boîte de Pandore et surtout à partir de Tod und Teufel (Le Diable et la Mort), Wedekind met en scène l’étroite liaison entre Eros et Thanatos. C’est Breitenbach qui dans Franziska formule l’évolution des réflexions de Wedekind, au moment où se produit dans ses textes un revirement très net par rapport au culte de l’érotisme : « Des êtres sains de corps et d’esprit doivent remercier leur créateur de n’être pasaveuglément broyés par leurs propres instincts » [35]. Pour Franziska, la maternité, à la fin de la pièce, est une forme de réconciliation entre le désir et la vie, dans la mesure où elle ne lui est pas imposée par la société, où elle est acceptation de sa féminité, mise à distance de la mort et de la mécanique pulsionnelle. L’évocation allusive de son avortement au début de la pièce n’est pas incompatible avec sa maternité librement assumée de la fin, preuve qu’elle en a enfin terminé avec le passé. Le réel, comme le théâtre de Wedekind, est contradictoire mais il est surtout inattendu.



[1] Cet article prolonge une réflexion initiée dans mon ouvrage Le Sacrifice de la beauté, Paris, PSN, 2000, où j’étudie en particulier la figure de Lulu, dans la pièce éponyme de Wedekind.

[2] Frank Wedekind, Franziska. Un mystère moderne en cinq actes, Théâtre complet, VI, édité sous la direction de Jean-Louis Besson, trad. de Franziska par Eloi Recoing et Ruth Orthmann, Paris, éditions théâtrales, 1995.

[3] Franziska (désormais F), op. cit., p. 10.

[4] F, 10.

[5] F, 10.

[6] F, 69.

[7] F, 37.

[8] F, 37.

[9] Karl Kraus, La Boîte de Pandore, traduit par Pierre Galissaires, suivi de Frank Wedekind, Morale humaine, morale bourgeoise, traduit par Véronique Donnat, Confession et Le Zoologue de Berlin, traduit par P. Galissaires, Paris, Ludd, 1986 et 1995, p. 30.

[10] Frank Wedekind, Journaux intimes, traduit de l’allemand par Jean Ruffet, Paris, Belfond, 1989, p. 23 et 27.

[11] F, 17.

[12] F, 17.

[13] F, 23.

[14] Frank Wedekind, in Karl Kraus, op. cit., p. 51.

[15] F, 75.

[16] F, 84.

[17] F, 19.

[18] Carl Schorske, Vienne fin de siècle, Paris, Seuil, 1983.

[19] Carl Schorske, op. cit., p. 256.

[20] Ibid.

[21] Ibid., p. 258.

[22] « La glorification de la femme masculine m’était totalement étrangère. J’ai plutôt cherché à élargir le thème de Mignon… », Frank Wedekind, lettre à Max Reinhardt publiée dans le Börsenkurier du 5-9-1913, in Théâtre complet VI, p. 205.

[23] Frank Wedekind, Journaux intimes, op. cit., p. 31.

[24] F, 83-84.

[25] On peut souligner qu’une mise en scène récente de Franziska, en décembre 2012, par Andreas Kriegenburg aux Münchner Kammerspielen a tout simplement choisi de supprimer la fin de la pièce, la jugeant sans doute contraire à son message principal.

[26] F, 107.

[27] Frank Wedekind, Théâtre complet, VI, p. 203-204.

[28] Frank Wedekind, Théâtre complet, VI, p. 204.

[29] F, 14.

[30] F, 91.

[31] F, 93.

[32] F, 31.

[33] F, 63.

[34] F, 91.

[35] F, 84.

 

 

La Beauté n° 22

 

Préambule

La beauté, ici, ce n’est pas immédiatement celle du texte, c’est celle d’un personnage de fiction – la femme fatale. Nul ne peut dire si quelque chose de sa beauté se répand sur le texte qu’elle irradie. D’autant que, toute fictive qu’elle soit, nous avons tous certainement le sentiment de la connaître ou de l’avoir déjà rencontrée, tant elle touche d’autres fictions, les sirènes contre qui Ulysse se fait attacher à son mât par exemple ou la Lorelei, Méduse et Vénus fondues l’une dans l’autre : fictions puissantes, dans lesquelles non seulement la culture se débat, mais aussi les relations très concrètes qu’elles fragilisent et agressent.

Ce que nous montre ici Carole Ksiazenicer-Matheron, c’est la fonction étrangement émancipatrice (quoique par son contraire, le sacrifice) de la figure de la femme fatale dans quelques œuvres littéraires de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle ; ainsi que sa capacité à incarner des contradictions sociales préludant à la modernité critique ; non moins qu’à constituer la trace trop réelle – trop vraie, traumatique ? - de fantômes qui flottent autour de l’émergence de la modernité.

Mais pourquoi la revenance passe-t-elle par la beauté, et par les femmes ? Par l’inoubliable beauté des femmes ? De quoi est-elle ainsi le signe irrésistible ? Est-il possible de faire, face à elle, autre chose que de la tuer (quand on est personnage ou écrivain), ou (quand on est critique) de la suivre à la trace ?

H. M.-K.

Carole Ksiazenicer-Matheron est enseignante-chercheuse à l'Université Sorbonne Nouvelle (Paris 3). Elle a écrit Le Sacrifice de la beauté, Paris, PSN, 2000 ; Les Temps de la fin : Roth, Singer, Boulgakov, Paris, Champion, 2006 ;  et Déplier le temps : Israël Joshua Singer, un écrivain yiddish dans l'histoire, Paris, Classiques Garnier, 2012.

 

 




Cruauté esthétique et émancipation féminine :
Une transition vers l'art moderne
 

 

Carole Ksiazenicer-Matheron

30/11/2013

 

Une certaine image de la beauté liée à ce qu’elle implique d’« inoubliable », au sein de l’œuvre littéraire, inspire les analyses que j’ai consacrées aux figures féminines au XIXesiècle, dans un ouvrage intitulé Le Sacrifice de la beauté [1] ; c’est d’abord le motif de la destruction, voire de l’autodestruction, qui a guidé le choix des textes et le rapprochement entre les héroïnes. Beauté, fatalité, inoubliable sont ainsi au cœur de la comparaison entre des œuvres a priori très différentes : un roman de Dostoïevski, L’Idiot (1868), chef-d’œuvre étrange, toujours aux limites du déséquilibre, un roman « naturaliste » anglais, Tess d’Urberville (1891)de Thomas Hardy, qui recueille une forte influence fin de siècle, malgré son allure de roman social engagé, et une « œuvre-monstre » de la scène pré-expressionniste, Lulu [1894-1913] (La Boîte de Pandore, Une tragédie-monstre, L’Esprit de la terre, La Boîte de Pandore ) de Frank Wedekind [2], ce « grand éducateur de l’humanité » ainsi que le nomme Bertolt Brecht.

Le choix des textes comme le parti pris comparatiste de mon ouvrage consacré aux représentations de la féminité « fatale » au XIXe siècle pourraient apparaître décalés, arbitraires : disons d’abord que ces trois œuvres figurent depuis longtemps parmi mes œuvres de prédilection, parfois même de façon très ancienne, comme dans le cas de L’Idiot ; au point que la traduction plus récente d’A. Markowicz, que j’ai utilisée, m’a souvent déstabilisée, tant l’impression du texte s’était gravée en moi sous la forme très « classique » de l’ancienne traduction, sans doute moins fidèle à l’oralité du style, mais dans mon souvenir plus « belle », ou du moins dotée d’une qualité « originaire », celle du choc de la première rencontre. L’élément initial de la structure interprétative réunissant ces œuvres était le topos de la séduction, au double sens du terme : la séduction naturelle de ces personnages féminins et la séduction en tant qu’événement diégétique qui les compromet et oriente leur destin. Tess s’imposa à moi comme la plus emblématique de cette convention narrative, bien qu’elle dessine une trajectoire plus mélancolique, moins avide de « puissance » que celles de Lulu ou de Nastassia Philippovna. Le topos de l’innocence séduite qui domine son parcours peut cependant être étendu aux deux autres personnages. Ainsi l’enfance détruite de ces trois femmes magnifiques est à mes yeux le point de départ de leur réunion comparée ; et la violence qui s’abat sur elles est un élément essentiel dans la définition de leur beauté. Lulu en ce sens est paradigmatique, par le paroxysme de violence qu’elle met en scène, en une théâtralité de la cruauté où, comme Nastassia, elle joue toujours deux rôles à la fois, subissant mais aussi utilisant la violence de façon mortelle. La courbe des intrigues correspond dès lors à ce cheminement d’une brutalité sociale intrinsèquement réservée aux parcours féminins.

Mais la pièce de Wedekind est aussi réinterprétée par l’opéra d’Alban Berg, qui en traduit de façon saisissante l’aspect à la fois tragique et moderne, par l’alliance entre lyrisme, fatalité et trivialité kitsch. Cette relecture par la forme musicale est un élément important dans la réception et l’aura du texte, magnifiées également par la mise en scène devenue mythique de P. Chéreau, en 1979 [3].

La réunion de ces trois figures féminines, qui appartiennent à des œuvres dont l’assignation générique est éclectique, les insère dans une thématique qui remet en scène de façon grinçante les mythes romantiques, passés au crible de la décadence fin de siècle et débouchant sur les remaniements brutaux de la modernité. Une forte imprégnation intertextuelle autorise la circulation des références, le brassage des mythologies, des clichés et, ultimement, l’exhibition crue de la lutte pour la domination, à la fois sexuelle et sociale. L’implication des auteurs dans une visée critique exclut le réemploi pur et simple des mythes de la féminité fatale qui font des femmes l’incarnation du mal, de la luxure, voire de la « bêtise », selon un système idéologique qui leur fait porter l’entière responsabilité du désordre lié aux mutations de la société. L’interrogation sur la beauté n’en est que plus intéressante, dans la mesure où elle échappe à une série de stéréotypes orientés par la misogynie décadente, tout en reprenant un lot d’images où la notion de fatalité échoit désormais à l’être féminin lui-même. En ce sens, l’association entre Tess, victime d’une société injuste et Nastassia et Lulu, associées à une problématique plus ambiguë, où pouvoir et érotisme ont partie liée, introduit, par son déséquilibre même, une complexité qui déplace les termes de la comparaison. Qu’elle soit victime bouc-émissaire ou qu’elle lutte pied à pied pour arracher aux hommes les emblèmes de leur pouvoir, la figure féminine est captée par la mort, dont elle devient la belle incarnation, en un parcours prescrit, fortement teinté par les conventions narratives et le schéma tragique.

L’ambivalence au cœur de la construction du personnage contamine dès lors deux niveaux contradictoires de la structure représentative, hésitant entre deux modèles sémantiques, explorant à la fois le clivage de l’identité féminine et l’ambivalence masculine face à un féminin associé à une altérité absolue. J’ai choisi d’interpréter ces textes en soulignant les ravages de l’identité féminine en mal de reconnaissance, dans le cadre d’intrigues où les auteurs prennent nettement parti contre la domination masculine et bourgeoise, dont les femmes sont les premières victimes, même si elles incarnent aussi un intense pouvoir érotique, traduit par la théâtralisation du corps et de la beauté. J’ai donc cherché à mettre en relief cette dualité dans le traitement des personnages, chez des auteurs qui se distinguent des mythes convenus de la misogynie fin de siècle, mais qui finissent par associer la beauté au silence et à la mort, en une forme d’incarnation de la pulsion dans l’espace de la civilisation. C’est ce que traduit le slogan un peu provocant de ma quatrième de couverture, sorte de proclamation d’intention qui reprend l’essentiel des lectures féministes du corpus : « la femme fatale n’existe pas ! ». Et par conséquent, la beauté, fatale ou pas, n’est qu’un produit de l’imaginaire masculin, à partir de l’inversion des schémas romantiques de la femme idéale, qui continuent à alimenter tout l’imaginaire du siècle (et même au-delà). La femme romantique, « muse et madone », pour reprendre les analyses de Stéphane Michaud [4], est constamment mise en scène en association avec la quête artistique, où la sublimation nécessaire à la création passe d’abord par l’idéalisation de la muse, avant de procéder systématiquement au sacrifice du modèle, permettant l’assomption de l’œuvre. Le motif du « portrait », blason de l’idéal, est ainsi narrativisé, autorisant à la fois l’éloge de la beauté et son inversion en aliénation à travers le regard masculin. La femme imaginaire tue la femme réelle, et c’est souvent la figure de l’actrice qui cristallise le malentendu entre idéalisation et sublimation, incarnant à la fois la blessure de l’impossible et la facticité du spectaculaire.

Dans son article « Figures de la passion dans une ménagerie fatale : lorsque le spectaculaire s’ouvre au factice (Lulu) » [5], Murielle Gagnebin interprète le personnage de Wedekind à la lumière d’une hypothèse clinique qui déplace sensiblement, me semble-t-il, le point de vue. De fait, bien des éléments dans cette lecture du personnage de Lulu pourraient s’appliquer au personnage de Nastassia. La problématique « hystérique » réunit les deux femmes, faisant fusionner les figures de la femme-enfant, de la « louve », l’animal incarnant la dangerosité dans l’imaginaire culturel et de l’actrice qui, dans le cas de Lulu, est infléchie par son insertion, en costume de Pierrot, dans l’espace du cirque et de la ménagerie. Lulu est ainsi d’emblée reliée à un parcours, une « marche » vers la mort, au sein de la « boucherie » qu’elle déclenche et qui conduit les hommes qui la suivent à leur perte ; mais d’autre part aussi à sa propre quête d’identité, où le leurre de la séduction n’est autre que le masque du néant qui la constitue : « passion étrange » dit M. Gagnebin, « double leurre, où celui qui ravage, tout en dévastant, se mutile lui-même » (p. 59). L’hystérie se définit dès lors comme impossible accès à la « sexualité dans sa forme élémentaire », et l’auteur se sert de la mise en scène de l’opéra de Berg par Chéreau pour introduire la notion de perversion au sein de l’imaginaire du factice mis en scène par la théâtralité.

C’est par le biais de la problématique homosexuelle (p. 62) que M. Gagnebin mentionne le statut maternel (« bien dissimulé », dit-elle cependant) de Lulu. Contrairement à un Strindberg, par exemple, chez qui apparaît la figure fantasmatique de la « mauvaise mère » qui frustre ses enfants de nourriture, Wedekind me semble faire de Lulu une sorte de pélican au féminin, qui comble les bouches avides de ses amants en les nourrissant de sa propre chair. On peut d’ailleurs souligner un moment identique, dans les trois œuvres, où ces femmes, à l’instant de la mort, s’identifient à la figure maternelle, dont elles semblent alors prendre la place.

La trajectoire mortelle de la funambule « à la fois bouleversée et méprisante » (p. 65), évoquant le monde grisant et morbide du cirque, est finalement reliée à une quête inextinguible de reconnaissance, traduite par l’illégitimité de Lulu, l’« enfant du miracle », séduite précocement par Schigolch, dont le statut « paternel » vient renforcer la difficile constitution de l’identité féminine. On pourrait même prolonger cette idée par l’examen d’un niveau « mythologique » associé au complexe œdipien, qui ferait de ces personnages des êtres vampiriques, en quête de délivrance. On retrouve ces associations folkloriques au plan des « noms » de Lulu, qui changent avec chaque liaison érotique : « la ronde des signifiants souligne la complète dépossession de la femme, confisquée par l’homme » (p. 68). À ce point, intervient pour M. Gagnebin une « inversion  » des situations, où la « mise à mort de l’autre vient suppléer l’échange érotique » (p. 69). « Tout se passe comme si la transgression œdipienne, jointe à la perspective d’un meurtre, pouvaient seuls créer l’espace de la volupté ». Je suis également sensible à ce moment où un détail scénique, la jarretière de Lulu qui lâche, lors du marché passé avec Schigolch pour se débarrasser du maître-chanteur Rodrigo, déclenche des rimes presque goethéennes, liées à l’évocation de la jouissance [6]. J’y vois ce même mouvement d’inversion de l’aliénation en jouissance, par la mise en scène du corps et de sa puissance, une particularité qui unit Lulu et Nastassia, les séparant de Tess, qui se réfugie plutôt dans la méconnaissance de sa propre sensualité.

L’article de M. Gagnebin introduit une interprétation malgré tout différente. Interprétation « clinique », où se formule l’échec de Lulu, sa violence suicidaire : « Pourquoi semblable gâchis ? La méprise saute aux yeux : confondant deux symboliques, celle de l’érotisme et celle du pouvoir, Lulu, en s’emparant de la force, fait le vide autour d’elle. Au fil de ce parcours, elle croit accéder à la puissance, et, par là même, réinvestir son corps » (p. 69). En faisant de Lulu, en accord avec la lecture musicale qu’en donne l’opéra d’Alban Berg, l’incarnation de l’utopie amoureuse face à l’oppression sociale, une « somnambule de l’amour » pour reprendre les termes de Karl Kraus [7], je risquais sans doute de reconduire ce processus d’idéalisation, même si on peut s’accorder à penser, finalement, que Lulu « aura choisi sa mort » (p. 70). Cependant, au lieu d’y voir la preuve du « solipsisme » du personnage, de son « hystérie », j’ai préféré accentuer l’aspect sacrificiel de sa mise à mort par Jack l’éventreur, l’associant à la fois à une causalité sociale toute-puissante et à des mythes essentialistes qui tirent la femme du côté de la terre, de la matrice et de la tombe, indice d’une vision ambivalente par rapport à la féminité ; cependant, je partage la conception d’une quête d’identité structurée par la répétition, qui se révèle finalement vaine, même si elle déploie une « moralité », développée de façon humoristique par M. Gagnebin, en accord avec son statut de thérapeute et de psychanalyste : « ainsi, on dira peut-être : "Mesdames, n’entrez pas dans la ménagerie !" » (p. 71), ce qui pourrait cependant renvoyer le personnage féminin à une réappropriation de son parcours, plutôt qu’à une « destinée » fatale, dans un monde qui ne laisse aucune place à l’épanouissement féminin.

Sans méconnaître la problématique hystérique, à propos en particulier du personnage de Nastassia, relié par intertextualité à Madame Bovary, on peut trouver d’autres causalités, tant du côté de la structure sociale que du mythe, omniprésent dans le traitement de ces personnages. Les références culturelles, l’aspect stéréotypé de l’intrigue, la présence d’éléments fantastiques sont associés à l’ambivalence de la figure féminine chez des auteurs littéralement « habités » par le portrait « vivant » de leur héroïne. Au-delà des traits relevant de la clinique, on voit fonctionner l’idéologie d’une époque où la définition du féminin est enserrée dans un étau de scientisme et de légalisme répressif, dont participe la constitution théorique de l’hystérie, au moment où Charcot la met en scène sur le « théâtre » de la Salpêtrière [8], tant il est vrai qu’il importe avant tout de comprendre des structures et l’économie des « places » accordées aux femmes, dans les dispositifs de la fiction. En restituant au personnage sa puissance de destructivité (et d’auto-destruction), la psychanalyse relie celle-ci à la constitution du sujet à travers la problématique œdipienne, dégageant aussi une dimension de compréhension et finalement la possibilité d’une émancipation.

En soulignant le schéma de la séduction précoce, thèse qui était initialement celle de Freud dans sa première formalisation de l’hystérie [9], on associe également le déploiement de l’intrigue au schéma incestueux, qu’il soit pris en charge par l’incarnation de figures « paternelles » comme Totski ou Schoen, et même Schigolch, ou formalisé par la simple efficace du signifiant, comme dans le cas de Tess, séduite par un faux cousin, portant le nom de d’Urberville, véritable signifiant de la béance introduite par la révélation de l’origine familiale indécise, hybride, de Tess. La problématique deviendrait ainsi celle d’une « fille » d’emblée introduite par la séduction incestueuse dans l’espace du déplacement, de la transgression, peut-être de la perversion dans le cas de Lulu. Le motif d’Iphigénie, qui apparaît dans les scènes de sacrifice final, paraît relever de cette problématique. Les accents mythologiques de la scène ultime renvoient à la violence sexuelle comme au poids de la structure sociale qui s’abat essentiellement sur les femmes : équivalent d’une sorte de scène primitive.

D’autre part, le motif de la béance originaire se redouble d’une indétermination pesant sur l’identité du personnage féminin, que ce soit par le biais d’une origine inconnue (Lulu) ou déclassée (Nastassia et Tess). Ainsi, le parcours du cycle de la violence s’accompagne-t-il d’une quête d’identité, d’un savoir de l’origine qui ne peut finalement trouver de réponse et se résout dans l’autodestruction [10]. Lors de ce parcours, le sujet féminin rencontre la structure événementielle et symbolique qui lui renvoie en miroir son propre manque, déclenchant un processus de violences en chaîne. Les malentendus qui scandent le cheminement du désir s’assimilent dès lors à la mise en acte d’un ordre d’emblée faussé, où les rencontres, apparemment dues au hasard, dessinent une forme de nécessité liée à la répétition. Ainsi, le mécanisme de « destinée » qui semble se mettre en place correspond à un « vice de forme » initial, faussant la « ronde » de la circulation des femmes par les défaillances individuelles : le père de Tess apprend la nouvelle de l’ancienneté de sa famille, s’enivre, ne peut conduire la carriole à la foire. Tess le remplace, s’endort de fatigue, commet la faute « irréparable » à ses yeux de faire verser le cheval, qui est éventré lors de l’accident. Pour réparer sa « faute », et parce que sa mère nourrit depuis la révélation initiale des rêves de grandeur, elle va aller solliciter une « place » auprès de son prétendu « cousin » d’Urberville, qui la viole et la soustrait définitivement à l’ordre matrimonial, incontournable dans le cadre de la société victorienne. Ce premier niveau lié à la défaillance parentale est redoublé par la défaillance conjugale : Angel, son futur mari, lors de leur première rencontre, au moment ritualisé par la coutume du « bal » des femmes sur le pré, où elles s’offrent à la demande des hommes, ne la « voit » pas, ne la fait pas danser, et cette « erreur » initiale se rejouera lors de la « méprise » qui oriente son choix sur des bases imaginaires, lors de leur seconde rencontre à la laiterie, au moment où elle tente de rompre avec son passé et où il essaie lui-même d’échapper à son milieu familial. Hardy est par excellence le peintre des « ironies de la vie », où hasard et fatalité concourent à dresser la carte de l’imperfection de la machine sociale, y compris dans ses dimensions humaines et psychologiques. Nathalie Heinich insère l’histoire de Tess dans la typologie des « épouses de la nature », qui tentent d’échapper à l’ordre social par leur fusion avec le monde naturel [11] : fusion qui bien entendu rejoue les ambiguïtés de l’ordre social.

Épouse de la nature, amazone ou hétaïre, la figure féminine (et la beauté qui la caractérise) témoigne d’un « déplacement » qui s’inscrit à travers le cheminement fictionnel. Le fait divers, le roman de colportage, le roman populaire sont de très bons conducteurs de ce fil conventionnel de l’intrigue. Ce qui importe, c’est la conduite uniforme de la fable, motivée par une structure fixe. Le mythe est dès lors le moyen artistique qui synthétise à la fois l’idée de nécessité et d’ambivalence. Sa structure, intrinsèquement liée à une forme de logique qui, comme celle de l’inconscient, autorise la coexistence des contraires, traduit au mieux la pression sociale écrasante et la nécessité intérieure impitoyable des personnages.

Cette logique « autre », qui est celle de l’ambivalence, me semble caractériser le traitement de ces trois figures féminines, en opposition avec la logique univoque des auteurs sacrifiant à une idéologie misogyne, abondamment mise en œuvre à la même époque, y compris chez un Zola, dont la Nana est un anti-modèle repris ultérieurement par Tess et Lulu. Cette ambivalence est portée à son point extrême par les auteurs qui explorent ce que Nathalie Heinich appelle les « frontières des états de femme », « ce qui se passe à leurs marges, quand le roman devient l’expression d’une crise interne au modèle lui-même » [12], et parmi lesquelles elle situe les typologies de la sorcière et de la multiplication d’états de femme incompatibles. On pense à Isaac Bashevis Singer, dont Nathalie Heinich évoque le très beau roman Ennemies pour expliciter le second cas de figure. On pense aussi à Satan à Goray, du même auteur, qui s’appliquerait de façon convaincante au premier. Envisageant la sorcière comme « une femme dans tous ses états », elle mentionne l’exemple d’Hester dans La Lettre écarlate, montrant la nécessité d’un changement de paradigme, pour intégrer dans l’ordre fictionnel des éléments ayant trait au fantasme : « il faudra recourir non plus à l’ordre fictionnel du roman (novel), mais à cette fiction de fiction qu’est l’ordre du pur romanesque (romance) […] la crise ne se résoudra que par le basculement du récit dans un autre régime, qui ne ressortit plus à la simple imagination narrative mais au fantasme, voire à la fantasmagorie » [13]. On pourrait très exactement appliquer à Rechele, dans Satan à Goray, mais aussi à Lulu, à Tess et à Nastassia les caractéristiques relevées par Nathalie Heinich à propos d’Hester :

Elle incarne dans les états de femme une figure d’ « errance », de désordre, d’impureté, de souillure : figure de crise, par où l’ordre des états de femme peut se transgresser et, en se transgressant, se réaffirmer. C’est d’une certaine façon l’exception qui confirme la règle, le brouillage des états institués qui par sa seule existence en prouve la nécessité. La sorcière est bien, comme le bouc émissaire, celle qu’il faut supprimer par la violence pour établir ou rétablir l’ordre des états de femme – quitte à devoir, s’il le faut, la fabriquer ». [14]

Mais, alors que dans La Lettre écarlate la resocialisation ultime du personnage féminin désigne les capacités d’évolution sociale, l’utopie « américaine » du « consent », ce consentement de l’individu et ce consensus social qui produisent la fiction de la « nation », les textes que j’ai tenté d’aborder se referment sur la disparition et la commémoration, sur les ruines du sens, l’inoubliable même (que ce soit la beauté ou la communauté). C’est cette figure de la disparition que l’on retrouve à la fin d’Ennemies, récit post-génocidaire, qui campe l’impossible réunion des différents états de femme. Suicide de la femme aimée et disparition du survivant accompagnent la reconduction de la petite communauté des « veuves » et de l’enfant. Franchissant un pas important dans son interprétation, Nathalie Heinich semble relier la situation historique d’exception qu’est le génocide et l’histoire individuelle de transgression et de mort qu’incarnent les survivants :

L’improbabilité d’une telle situation est atténuée ici par les circonstances historiques : non seulement, sur le plan narratif, parce que la tragédie de la déportation peut rendre plausible la résurrection d’une femme disparue dans les camps ; mais aussi, sur le plan symbolique, parce que cette tragédie collective apparaît comme l’homologue de la tragédie personnelle d’un homme qui, ayant échappé à la déportation, n’échappe pas à ses conséquences sur l’avenir des rescapés : comme si la culpabilité du survivant, aggravée ici par le deuil de l’épouse et des deux enfants, trouvait un possible transfert sur la culpabilité de l’homme à la fois adultère et bigame. [15]

Un autre passage de l’ouvrage, analysant Le Tour d’écrou de James, me paraît éclairer les objets qui m’ont retenue dans tous ces textes, en particulier la notion de « revenance », à travers le motif fantastique des fantômes ou la structuration des intrigues par la compulsion de répétition. Elle définit le fantôme comme « l’apparition d’une absence, apparition de ce qui manque », qu’elle met en rapport, dans le Tour d’écrou avec la condition de la « tierce » (ici la gouvernante), la femme exclue de l’échange sexué et qui a besoin de la médiation des fantômes pour accéder à la représentation du rapport sexuel : « C’est cette condition négative – l’absence du sexe – qui fait retour (comme on le dit du refoulé) sous la forme du revenant, dont l’apparition dans un récit signale immanquablement la présence d’une femme dont le sexe s’est absenté » [16]. On peut mieux comprendre l’inflation des hallucinations de Rechele dans Satan à Goray à partir de la double inscription de l’Histoire dans le récit : inscription cryptée de la biographie singérienne (la sœur « hystérique » absentée du sexe) et mémoire fictionnelle de la catastrophe, les massacres cosaques de 1648 en Pologne, dont hérite Rechele, ce que les personnages d’Ennemies rejoueront à leur tour, dans la fiction de l’après-génocide chez Singer.

Avant d’avoir lu ces passages éclairants, j’avais tenté de formaliser théoriquement cette présence des fantômes dans les récits de la femme fatale, tant il est vrai que cette femme dont l’« état » (la beauté) est d’être liée à la mort, m’apparaît relever, d’une façon ou d’une autre, de la problématique du fantôme. L’article que j’ai intitulé « Le fantôme du texte » [17] procède à une analyse textuelle minutieuse d’une scène énigmatique de Lulu, où j’ai suggéré la possibilité d’un double sens, relié à la fois à l’intertextualité goethéenne (Faust) et à la folklorisation cryptée d’un texte polysémique et jouant de la réécriture. J’y interprétais l’échange apparemment anodin de répliques entre Lulu et Schigolch comme le dialogue de deux « revenants », deux âmes en peine errant dans le tohu-bohu du monde humain (celui du désir et de la mort) dans l’attente de l’éternité qui les rendra au repos [18]. J’ai prolongé cette lecture « métahistorique » par l’examen de certains détails fantastiques ou légendaires dans Tess et dans L’Idiot, y trouvant l’expression métaphorique de la notion de culpabilité liée à la dette entre les générations : Tess semble ainsi se détacher de sa figure d’ « épouse de la nature » pour incarner l’héritière d’une lignée maudite, et Nastassia fait figure à différentes reprises de « mère létale » cherchant à attirer le Prince Mychkine dans la mort, de même qu’après la scène du meurtre, la présence de son fantôme est suggérée par la mention des pas dans la pièce voisine.

Nathalie Heinich, citant Edith Warton explique que « les deux conditions pour que les fantômes se manifestent sont le silence et la continuité – “ Car là où est apparu un jour un fantôme, il semble aspirer à réapparaître, et il préfère manifestement les heures silencieuses ” » ; elle établit ainsi « l’homologie entre fantômes et sexualité, également soumis à cette double fatalité du silence et de la récurrence » [19]. Sans avoir tracé explicitement l’analogie, je constate moi aussi le lien entre femme fatale et silence, obscurité, récurrence de la pulsion, à travers la notion globale d’ambivalence face à la mort des êtres chers :

Au terme de ce parcours analogique, on se posera la question de savoir pourquoi, outre les acquis narratifs liés à l’hétérogénéité stylistique et à la citation, des auteurs aussi différents dans leur traitement du thème de la séduction fatale, ont recours à ce réseau sous-jacent d’images fantastiques. Dans son texte sur l’ « inquiétante étrangeté » de même que dans ses « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort », Freud relie très nettement l’ « invention » des esprits, la croyance en l’immortalité de l’âme voire en sa « transmigration » à l’ambivalence ressentie devant la mort d’un être cher, à la fois aimé et « étranger », peut-être même inconsciemment haï. On retrouve cette même ambivalence à l’égard de la femme fatale qui finit par incarner le visage même du passé refoulé, la proximité entre l’érotisme et la pulsion de mort, la toute-puissance des liens œdipiens fondant le rapport à la loi et au désir. Projection artistique de l’ambivalence humaine et de la complexité de notre rapport à la mort, la femme fatale semble bien être une « part » importante de notre psyché, celle qui incarne de façon imagée « ce qui n’a pas d’image », pour reprendre les termes d’Hippolyte dans l’Idiot ou qui renvoie à cet au-delà du langage auquel aboutit Freud à la fin de son article sur l’inquiétante étrangeté : « De la solitude, du silence, de l’obscurité, nous ne pouvons rien dire, si ce n’est que ce sont là vraiment les éléments auxquels se rattache l’angoisse infantile qui jamais ne disparaît tout entière chez la plupart des hommes ». [20]

Les textes qui m’intéressent tentent de donner une image de ce qui ne peut se saisir sans la ressource de la fiction et qui pourtant est le réel même. En ce sens, la fiction « instruit » et donne à voir, là où, sans elle, règneraient le silence et l’absence. Élire certaines images, certaines configurations, les suivre dans leur obscur cheminement, en supposer le « sens », en recouper les parcours, en traduire par d’autres mots une signification possible, c’est finalement une façon d’incarner dans le discours objectif de la critique les silences de l’Histoire, afin sans doute d’en conjurer la hantise.


[1] Carole Ksiazenicer-Matheron, Le Sacrifice de la beauté, Paris, PSN, 2000.

[2] Frank Wedekind, Théâtre complet II, Lulu, édité sous la direction de Jean-Louis Besson, Paris, éditions théâtrales, 1997.

[3] Voir l’article de Laurent Muhleisen, « De la Schauertragödie de Wedekind à la Lulu de Berg : une adaptation exemplaire », in Frank Wedekind : théâtre, cirque, cabaret, dossier de J.-L. Besson, Théâtre Public 159, Maison Antoine Vitez, Théâtre de Gennevilliers, mai-juin 2001, p. 65-67.

[4] Stéphane Michaud, Muse et madone. Visages de la femme de la Révolution française aux apparitions de Lourdes, Paris, Seuil, 1985. Voir aussi du même auteur l’article: « Idolâtries », in Histoire des femmes en Occident, t. IV, sous la direction de Geneviève Fraisse et Michelle Perrot, Paris, Plon, 1991.

[5] Murielle Gagnebin, Authenticité du faux. Lectures psychanalytiques, Paris, PUF, 2004.

[6] En écho au « Welch eine Wonne, welch ein Leiden » du Faust, on notera le « Wie das kühlt ! Wie das glüht » wedekindien, La Boîte de Pandore, op. cit., p. 341-342.

[7] Karl Kraus, La Boîte de Pandore, discours prononcé à la représentation du 29 mai 1905 au Trianon-Theater de Vienne, trad. par Pierre Gallissaires, Paris, Ludd, 1986 et 1995, p. 29.

[8] Voir Georges Didi-Huberman, Invention de l’hystérie. Charcot et l’iconographie photographique de la Salpêtrière, Paris, éditions Macula, 1982 [rééd. 2012].

[9] Josef Breuer, & Sigmund Freud, Études sur l’hystérie (1893-1895), trad. Berman, Paris, PUF, 1956 [1973].

[10] C’est également la thèse de Murielle Gagnebin dans l’article cité.

[11] Nathalie Heinich, États de femme. L’identité féminine dans la fiction occidentale, Paris, Gallimard, 1996.

[12] Ibid. p. 285.

[13] Ibid., p. 289.

[14] Ibid., p. 291.

[15] Ibid., p. 293.

[16] Ibid., p. 249.

[17] Otrante n° 25 : Hantologies : les fantômes et la modernité, sous la direction de R. Guidée et D. Mellier, Paris, Kimé, 2009.

[18] F. Wedekind, La Boîte de Pandore, une tragédie-monstre, acte II, sc. 4, op. cit., p. 54-58.

[19] Ibid., p. 249.

[20] Otrante n° 25, art. cit.

 

 

La Beauté  n° 20

 

Préambule

La perspective historiographique, rappelle ici Aline Magnien, associe Rodin et Cézanne comme pères de la modernité en peinture ou en sculpture. Mais le rapprochement entre les deux artistes va bien au-delà de cette sorte de repère chronologique, nous explique-t-elle. Il engage leur rapport à la beauté sur laquelle ils manifestent une position très analogue : exigence extrême et récusation tout à la fois. C’est que pour eux, selon le mot de Rodin, « Tout dans la nature est beau, d’une absolue beauté ! ». Mais Aline Magnien nous montre pourquoi, en fait, l’affirmation rejette la beauté au second rang des valeurs derrière celle de la nécessité : l’oeuvre d’art doit avoir la même autononie qu’un objet naturel, qu’une réalité vivante ; elle doit « interpréter » ou « réaliser » plutôt que copier ou représenter. Présenter, peut-être, selon l’une des acceptions du sublime ? Ce qu’Aline Magnien nous montre, c’est que l’Art pour l’Art triomphe du partage entre le beau et le laid.

En somme, depuis Baudelaire au moins, il n’y a plus de nature déchue que l’art devrait éviter ou traiter de façon exclusivement burlesque. Nous reconnaissons là quelque chose qui, côté littérature, s’est peut-être inauguré avec ce que Lacoue-Labarthe et Nancy ont appelé l’absolu littéraire, et qui va conduire à la théorie de la production dans la modernité ; et il est frappant de noter la proximité entre la remarque de Cézanne selon laquelle « chaque point du tableau [a] connaissance de tous les autres » et un fragment de l’Athenaeum : « La poésie est un discours républicain : un discours qui est à lui-même sa propre loi et sa propre fin, et dont toutes les parties sont des citoyens libres ayant le droit de se prononcer pour s'accorder. » (Friedrich Schlegel, Fragments critiques (1797), n° 65, dans Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, L’Absolu littéraire, Seuil, 1978, p. 89).

Mais il n’est pas certain que nous ne puissions aussi entendre des échos entre les positions de Cézanne et de Rodin, typiques de la modernité, et les positions anciennes que certaines contributions nous ont ici présentées : telle phrase de Plotin (Anne-Lise Worms) ou d’Horace (Nathalie Dauvois), tel poème de Ronsard (Jean-Charles Monferran, Ullrich Langer) ou de La Fontaine (Delphine Denis). Car ce que nous montre aussi Aline Magnien, avec ce remarquable cheminement en compagnie de Rodin et de Cézanne, c’est peut-être que le souci de la beauté n’a de sens que s’il reste incertain : périlleux, ici (cf. par exemple la contribution de Gérald Sfez ou de Pietro Pucci), accueillant, là (cf. Marcel Hénaff, Marie-Hélène Boblet), altéré toujours.

Nous n’avons pas, jusqu’à maintenant, rencontré de sérénité esthétique. L’autonomie de l'art fut apparemment un tourment, et à lire Aline Magnien, nous comprenons que pour Rodin et pour Cézanne, elle n’avait rien d’éthéré.

H. M.-K.

Aline Magnien est conservateur en chef du Patrimoine et, depuis janvier 2007, chef du service des collections du musée Rodin.  Sa thèse sur la théorie de la sculpture au XVIIIe siècle, soutenue en 2001 à Paris X-Nanterre sous la direction du professeur Christian Michel, a été publiée à Oxford en 2004 sous le titre La Nature et l'Antique, la chair et le contour. Essai sur la sculpture du XVIIIe siècle et ses principes par la Voltaire Foundation. Elle a été commissaire et co-commissaire de plusieurs expositions (Camille Claudel, 2008 ; La Fabrique du portrait, 2009, L’Invention de l’œuvre, 2011 et Rodin, la chair, le marbre, 2012). Elle a dirigé le volume collectif : Saint-Riquier. Une grande abbaye bénédictine (Paris, Picard, 2009) qui a obtenu la 1ère médaille d’or des Antiquités nationales décernée par l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres en 2010. Sa dernière publication est l’édition de La Description de Callistrate de quelques statues antiques tant de marbre comme de bronze (1602) de Blaise de Vigenère (Paris, éd. La Bibliothèque, 2010) en collaboration avec Michel Magnien.

 

 

 

 

 

 

 

 



Rodin et Cézanne : de la beauté et de la « raison cubique »
ou « ce que pensent nos yeux »*

 

 

Aline Magnien

25/05/2013

L'œil ne voit que lorsque l'esprit le mène
Rodin**

A priori, il peut sembler étrange de rapprocher Rodin et Cézanne, car les deux hommes semblent avoir entretenu peu de relations et ne s'être rencontrés que de façon brève et rare [1]. Néanmoins, en dehors d'une perspective historiographique qui les associe comme pères de la modernité, on peut trouver des points de contact à la fois biographiques et, plus intéressant, artistiques [2]. Outre la rencontre de 1894, sur laquelle je reviendrai, rappelons que, selon Joachim Gasquet, dont il convient de prendre toutefois les témoignages avec prudence, Rodin et Cézanne dînaient parfois ensemble, à Paris, « chez le même marchand de vin » [3].


fig. 1 rodin homme au nez cass
Fig. 1, Rodin,
Homme au nez cassé

Tout à fait contemporains – l’un est né en 1839 et l’autre en 1840 – ils ont échoué tous deux à l’école des Beaux-Arts, malgré trois tentatives pour Rodin et deux pour Cézanne. C’est avec l’Homme au nez cassé (1865), (fig.1) que Rodin devient sculpteur, comme Cézanne avec ses portraits de 1866 : l’Oncle Dominique en avocat du Musée d’Orsay (fig. 2) ou celui au bonnet de coton de New York. De ces rejets, ils garderont l'un et l'autre méfiance voire horreur des professeurs et des officiels de l'art [4]. Leur mode de vie, une fois l'argent arrivé [5], reste simple ; même si Rodin s'installe à l’hôtel Biron en 1908, les visiteurs sont frappés par la modestie de la maison de Rodin, la villa des Brillants de Meudon, et l’hôtel de la rue de Varenne, quasi à l’abandon quand le sculpteur s’y installe, demeure un lieu d’emprunt, une sorte de musée, dès le début de son occupation ou presque. Une certaine pauvreté est nécessaire à l’artiste, selon un credo partagé par les deux hommes [6]. L'un et l'autre ont fait d’ailleurs du travail artistique une nécessité absolue ; lent [7] à réaliser ce qu'il vise, et à atteindre son but, Cézanne n'aurait « trouvé le goût du travail qu'après sa rencontre avec Pissarro. Mais de façon si intense qu'il a passé les trente dernières années de sa vie à ne rien faire d'autre que travailler. Sans véritable joie, semble-t-il, dans une fureur ininterrompue, en désaccord avec chacun de ses travaux dont aucun ne lui semblait pouvoir atteindre ce qu'il tenait pour absolument indispensable » [8]. Et Cézanne confirme : « Jusqu'à quarante ans, j'ai vécu en bohème, j'ai perdu ma vie. Ce n'est que plus tard, quand j'ai connu Pissarro qui était infatigable que le goût du travail m'est venu » [9].


fig. 2 csanne loncle dominique
Fig. 2, Cézanne,
Oncle Dominique en avocat

Quant à Rodin, on sait, par Rilke également, combien le travail est essentiel à ses yeux : « La beauté c’est le travail et la permanence dans le travail » [10], note-t-il dans ses carnets. Les deux artistes partagent un certain nombre de références : l'amour de Delacroix et du gothique [11], l'admiration pour Baudelaire [12], et même Poussin [13], et s'ancrent tous deux dans une tradition française revendiquée : « Cézanne aspired, in fact, to an ideal of beauty that was deeply rooted in French aesthetics, one directly related to Denis Diderot definition of beauty in his Pensées détachées sur la peinture of 1776 : “Nothing is beautiful without unity” » [14]. On pourrait en dire autant de Rodin, qui est considéré par beaucoup comme l'aboutissement d'une longue tradition française [15]. Les œuvres du passé les nourrissent en effet : « Nous allons vers les admirables œuvres que nous ont transmises les âges, où nous trouvons un réconfort, un soutien, comme le fait la planche pour le baigneur » [16] disait Cézanne tandis que Rodin insistait sur la continuité : « Ces édicules comme à Pompeï ont toutes les mesures des saillies que l’esprit humain retrouve à de longues intervalles comme obéissant à une secrète beauté créatrice arrivée de l’effort à différents siècles » [17].


fig. 3 rodin g. geffroy
Fig. 3, Rodin,
Portrait de G. Geffroy

Le critique G. Geffroy, dont Rodin et Cézanne font le portrait (fig. 3 et fig. 4), ou encore Roger Marx, Charles Morice [18], Octave Mirbeau, Claude Monet pour ne citer que ces hommes, font partie à des degrés divers de leur cercle. Pissarro dont on connaît les relations avec Cézanne, et qui éprouvait quelque prévention à l'égard de Rodin, finit par le trouver sympathique et évoque, dans une lettre à son fils Lucien, l'admiration de ce dernier pour son travail [19]. C'est Monet surtout qui réunit les deux hommes avec Georges Clemenceau, Geffroy et Mirbeau, pour un déjeuner à Giverny en novembre 1894 [20]. Geffroy y dépeint un Cézanne très timide, « émotif à un point extraordinaire », quasiment à genoux, et confiant les larmes aux yeux : « il n'est pas fier, monsieur Rodin, il m'a serré la main ! Un homme décoré » [21]. Qu'avait donc réussi Rodin à quoi Cézanne n'était pas parvenu en 1894 ? Etait-ce vraiment, et tout simplement, d’obtenir la Légion d'honneur? Cette admiration excessive, non seulement à nos yeux de modernes mais aussi à ceux des témoins de la scène, étonne en effet. Elle se concrétise par le choix que fait Cézanne dans son portrait de Geffroy, en 1895, d'installer sur le bureau du critique la statuette de Rodin que possédait ce dernier [22]. Rappelons qu’en 1896, Cézanne se plaignait à J. Gasquet de ne pas être maître de lui-même ; il reprend l'expression en 1904 : « être maître de son modèle, et surtout de ses moyens d'expression », arriver « à posséder une bonne méthode de construction » [23]. Or en 1894, Rodin peut passer pour un homme qui a atteint ce stade ; il emploie lui-même cette idée de maîtrise d'un instrument, celle d'un lent apprentissage dans la solitude et le silence [24]. A l'époque, en revanche, comme le remarquait Monet, Cézanne traverse une douloureuse période de doute [25], mais c'est durant toute sa vie d'artiste que le peintre se déclara insatisfait et incapable « de réaliser le rêve d'art qu'[il a] poursuivi toute [sa] vie », comme il l'explique dans une lettre à Roger Marx, en 1905 [26].


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Fig. 4, Cézanne,
Portrait de G. Geffroy

Le premier, à notre connaissance, à établir un lien entre les deux approches artistiques est le poète Rainer Maria Rilke, grand admirateur de Rodin, depuis les années 1900, lorsqu'il vint à Paris en 1902 pour interviewer le sculpteur, et qui le devient de Cézanne lorsqu’il le re-découvre en octobre 1907 lors de son exposition rétrospective, et note à propos de ce dernier : « Il restait là assis des heures, occupé à trouver “les plans” (dont il ne cesse de parler, chose très étonnante, avec exactement les mêmes termes que Rodin) et à les intégrer. Souvent d'ailleurs, il rappelle Rodin dans ses propos » [27]. Celui-ci en effet disait : « L’élan des plans est tout ce qu’il importe dans la peinture, la S [28], le beau tableau de Rubens n’a pas pour se faire chef d’œuvre autre chose et le Christ n’a pas besoin d’autre expression » [29]. Cette connivence ne se trouve pas que dans les propos ; dans une lettre du 15 octobre 1907, Rilke souligne combien Cézanne a modifié son regard sur les dessins de Rodin, exposés à ce moment-là chez Berheim-Jeune, de façon donc quasi concomitante : « Beaucoup de choses entretemps me sont apparues sous un jour nouveau (est-ce Cézanne ? Est-ce le temps?), ce que j'en avais écrit voici deux mois me paraissait à peine valable » [30]. Cette immense admiration exprimée en 1894 par Cézanne mise à part, les quelques jugements que les deux artistes ont émis l'un sur l'autre sont assez peu aimables. Cézanne sur Rodin [31] : « Rodin est un prodigieux tailleur de pierre, avec tous les frissons modernes, qui réussira toutes les statues qu'on voudra, mais qui n'a pas une idée ». Et Rodin : « Cézanne a consciencieusement étudié les valeurs de ses natures mortes et il a noté des harmonies assez nouvelles, mais ses qualités visuelles ne sont accompagnées ni de pensée ni de sentiment, et il y a quelque puérilité à faire un génie d'un tel peintre » [32]. Il avait déjà dit en 1907, à l’occasion du Salon d’automne, « Cézanne ! Un peintre certes… Une force déjà, qui le devient d’autant plus lorsqu’elle est équilibrée… Ce n’est pas le cas de Cézanne ! Toutefois, son Nègre, vu de dos, aussi fort que Delacroix !… Le reste, ses paysages : de la peinture d’assiette cuites au grand feu… En résumé, une réputation surfaite par certains littérateurs, victimes de leur imagination » [33] (fig. 5).

La question posée par le journaliste Georges Denoinville montre que dès le début du XXe siècle, on les trouve rapprochés : dans une de ses chroniques pour l’Intransigeant, Apollinaire souligne combien l’envoi de Rodin au Salon de 1911 témoigne « d’une adorable jeunesse » [34], et reprend cette remarque quelques années plus tard citant José-Maria Sert : « de nombreux exemples nous ont été fournis par de grands artistes qui se sont montrés très audacieux vers la fin de leur carrière, en pleine vieillesse. Rubens, Giorgione et tant d’autres » [35]. Et Apollinaire d’ajouter en conclusion : « Cézanne, Rodin ont toujours été des jeunes ». Cette liberté, apanage des grands artistes vieillissants et dont Picasso sera une magnifique illustration, trouve particulièrement son expression dans les aquarelles de Cézanne ou les derniers marbres de Rodin [36].

Au milieu du XXe siècle, les deux hommes sont fréquemment associés comme « pères de la modernité » [37]. Matisse, qui les admirait tous les deux, les rapproche aussi, relevant des formules qui lui plaisent : « Cet autre de Cézanne : Je veux faire l’image et aussi celui de Rodin : Copiez la nature » [38]. Il faut se pencher sur leur rapport à l’art, pour trouver des points de convergence. Ils sont en fait assez nombreux, le premier étant peut-être qu'ils ne mettent pas en avant la « beauté », même s'ils ont toujours fait l’un et l’autre « de l’art pour l’art » selon la formule prêtée à Rodin [39]. Ce dernier réalise d’après Baudelaire son groupe dit Je suis belle, sur le socle duquel sont expressément gravés les vers de Baudelaire [40]. Il n’empêche que la beauté y est là plus convulsive qu’apollinienne (fig. 6). Comme le professe Rodin : « Pour l’artiste digne de ce nom, tout est beau dans la Nature, parce que ses yeux, acceptant intrépidement toute vérité extérieure, y lisent sans peine, comme à livre ouvert, toute vérité intérieure » [41].

 
 
 
 
 

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Fig. 6, Rodin,
Je suis belle

 
 
 
 
 

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Fig. 7, Cézanne,
Autoportrait

 

Aucun des deux, toutefois, ne cherche à faire « beau », au sens où on peut l’entendre au XIXe siècle, ce que certains leur reprocheront parfois avec férocité, comme H. Rochefort, Huysmans ou Paul Leroi. Rochefort, rédacteur en chef de l'Intransigeant, journal violemment anti-sémite et anti-dreyfusard, publie un article violent contre Cézanne (quoique ce dernier ait été lui-même anti-dreyfusard [42]) lors de la vente après-décès d’Emile Zola le 8 mars 1903, intitulé « L'Amour du laid » [43] : « L'amour de la laideur physique et morale est une passion comme une autre » et, note-t-il, « On se tordait notamment devant une tête d'homme brun et barbu dont les joues martelées à la truelle semblaient la proie d'un eczéma » [44] (fig. 7). Ce sont des « insanités picturales » selon lui. Paul Leroi, quant à lui, attaque La Danaïde de Rodin (fig. 8), la même année 1903, évoquant : « la crasse ignorance de M. Auguste Rodin baptisant Danaïde une femme accroupie, les fesses en l’air et la tête invisible, tant elle paraît enfouie dans la base de ce pseudo-chef d’œuvre marmoréen exploité à satiété par son auteur » [45]. Huysmans, enfin, se montre révolté par la présentation du Balzac en 1898 et conclut ainsi son papier : « J’avoue que vis-à-vis de ce visage en éponge, de ce cou à gibbosité vasculaire, de cet ensemble de têtard de saule enveloppé d’un peignoir de bain, aucun Balzac ne m’est apparu, ne s’est révélé » [46] (fig. 9). Ils ont aussi été achetés par les mêmes collectionneurs, ce qui témoigne dans certains cas d’une proximité de goût, voire plus [47]. Tous deux ont fait partie de l’écurie Vollard, et Matisse achète ainsi en 1899, chez ce dernier, Trois baigneuses (fig. 10) [48]. Le même jour il acquiert de Rodin, et au même endroit, un Buste de Rochefort, qu’il vendra beaucoup plus vite cependant, après l’avoir dessiné à plusieurs reprises [49]. Quant à Karl Ernst Osthaus, collectionneur très lié à Rilke, il se rend chez Cézanne en 1906 avant d’acheter chez Ambroise Vollard deux toiles, Maison de Bellevue et Pigeonnier et la Carrière de Bibémus, deux œuvres des années 1890-1895. Le même collectionneur acquiert entre 1904 et 1913 des sculptures de Rodin pour le musée Folkwang, prévu à Hagen et aujourd’hui à Essen [50] et qui sont des classiques de l’artiste.


fig. 10 p. czanne trois  baigneuses petit-palais
Fig. 10, Cézanne,
Trois baigneuses

Au-delà de l'anecdotique, des conceptions esthétiques les rassemblent donc, que je souhaiterais ici mettre en évidence. L’une d’entre elles pourrait être la « raison cubique » dont l'un et l'autre soulignent l'importance : « Si j’ajoute que la vue des plaines, des bois, des perspectives de la campagne me donne des principes de plans que j’utilise dans mes statues, que je sens la raison cubique partout, que le plan, le volume, m’apparaissent comme les lois de toute vie et de toute beauté, dira-t-on que je suis symboliste, généralisateur, métaphysicien ? » [51] s’interrogeait Rodin. Dès le début du siècle à Londres, selon un critique du New York Journal, en 1902, il déclarait : « “never can we too strongly realize that all nature is beautiful” and provokes, with this apothegm, analysis of the modern ideas of art and beauty. […] The idea of art is dependent upon the idea of beauty, but the idea of beauty is nothing other than the idea of harmony, and the idea of harmony is reduced to the idea of logic. The beautiful is what is in its place » [52]. Cette logique interne des corps, ce qu’il appelle la « raison cubique », est donc « la maîtresse des choses, et non pas l’apparence » [53]. C’est un point sur lequel le sculpteur insiste beaucoup : « travailler par les profils en profondeur, et non par faces en pensant toujours aux quelques formes géométriques d’où procède toute la nature, faire sentir ces formes éternelles sous le cas particulier de l’objet étudié, voilà mon criterium. Ce n’est pas de l’idéalisme, cela, c’est du métier. Mes idées n’ont rien à voir là : sans cette méthode, mes danaïdes, mes figures dantesques ne seraient que des choses molles, mauvaises. De la forme large que j’obtiens, votre esprit déduit des idées » [54], ou comme le dit encore C. Mauclair : « Des blocs, et du sens même de leur brisure fruste, naissent des pensées » [55]. Dans sa notice nécrologique, où il règle aussi quelques comptes [56], C. Morice indique : « Oui, comme il le disait ce mot “Nature !” Et aussi cet autre mot “Beauté !” ou : “C’est beau !” (Il prononçait cette dernière syllabe : , avec un accent grave de dévotion) » [57]. Et ajoutait Rodin : « Tout dans la nature est beau, d’une absolue beauté ! ».

On voit s’esquisser le lien avec la formule célèbre de Cézanne, qui soulignait dans une lettre à Emile Bernard : « Traitez la nature par le cylindre, la sphère, le cône, le tout mis en perspective, soit que chaque côté d’un objet, d’un plan, se dirige vers un point central » [58]. Un critique notait l’intérêt pour Cézanne de faire des natures mortes qui lui offraient « la possibilité de trouver ces grandes formes claires et régulières – comme des ordres d’architecture – nécessaires à la création d’un art monumental » [59].

Le portrait de Geffroy est un très bel exemple de cette géométrisation qui n'aboutit nullement en l'occurrence au cubisme. L'analyse que lui avait consacrée R. Fry en 1927, longuement reproduite dans une des notices de l'œuvre, souligne cette qualité de construction mais aussi de « qualité vitale des formes » [60]. « Pour une fois au moins », ajoute R. Fry, « Cézanne aurait même pu admettre qu'il avait selon son mot “réalisé”, tant est puissante l'impression d'une réalité vivante » [61] (fig. 4). Cette notion très chère à l'artiste signifie pour Cézanne « rendre réel » et il faut l'entendre dans toute la puissance de l'expression [62]. Il l'emploie justement à propos de Rodin : « Il a de la chance. Il réalise » [63] dit-il, et cette formule, quoique postérieure à la rencontre de 1894, permet de répondre à la question posée, qui est à l’origine de cet article. Emile Bernard note à ce propos : « il ne faisait qu'interpréter, et non copier ce qu’il voyait. Son optique était donc bien plus dans sa cervelle que dans son oeil » [64]. Citation qui vient appuyer la remarque de Cézanne : « L'art est une harmonie parallèle à la nature » [65]. Parmi les héritiers de Cézanne, Lucian Freud exprime parfaitement ce à quoi il s’agit d’aboutir dans des termes parfois différents mais fort proches : « Pour moi le tableau est la personne. Je veux qu'il fonctionne comme la chair » ou bien « j'aimerais que mes portraits ne soient pas comme les gens mais soient les gens » ; ou encore : « Je veux que la matière peinture fonctionne comme la chair […]. J’aimerais que mes portraits soient les gens, non pas qu’ils soient semblables à eux. Non ayant l’aspect du modèle, mais étant le modèle. Je ne voulais pas simplement obtenir la ressemblance comme une imitation mais les portraiturer comme un acteur incarne un personnage » [66] (fig. 11).


fig. 12 a. rodin homme qui marche
Fig. 12, Rodin,
Homme qui marche

Cela implique entre autres choses que la matière même de la réalisation, c'est-à-dire, dans ce cas, la peinture à l'huile ou l'aquarelle, apparaisse clairement et soit bien identifiable avec ses règles et ses contraintes. C’est sans doute aussi un des rôles dévolus aux blancs, aux parties non peintes dans les tableaux et les aquarelles. On a souvent remarqué parallèlement chez Rodin sa tendance à laisser parler le matériau, à laisser les traces de la fonte dans le bronze ou dans le marbre, à affirmer cette matérialité, à travers les traces d'outils mais aussi les manques, les accidents. Gottfried Boehm le souligne à propos de l'Homme qui marche (fig. 12) : « He [Rodin] came closest to Cézanne's approach when, in l'Homme qui marche of 1900, for example, he radically distinguished the form of the surface from the anatomy of the figure, introducing a modelé into sculpture that can certainly be compared with the “patchwork” of Cezanne's painting » [67]. La référence à Rembrandt et, par delà au Titien, ainsi qu'à la touche qui les caractérise dans leur dernière manière, est évoquée aussi bien à propos de Rodin que de Cézanne [68]. Et la trituration des chairs se retrouve aussi bien dans le portrait de Falguière que dans celui d’un Vallier par Cézanne [69] (fig. 13 et fig. 14).


fig. 14 p. czanne le jardinier vallier
Fig. 14, Cézanne,
Le jardinier Vallier

Comme le formule L. Gowing, « peindre devait être un “rendre-réel” qui proposerait un parallèle à la nature en termes d'harmonie et la suivrait en termes de structure » [70], ou encore devait permettre d’atteindre « une image considérée comme le produit, non pas d'un acte de la volonté, mais d'un processus qui était analogue à l'automatisme de la nature » [71]. Cette idée est chère également à Rodin ; la rivalité avec la nature n’est pas dans la copie ou dans l'imitation au sens classique du terme. Certaines remarques du sculpteur – « ceci rappelle la vie des légumes, c’est pas légume que cela veut dire mais végétation poussée sur le ciel », note-t-il dans ses carnets à propos des contreforts de cathédrale – nous invitent à repenser ainsi la création. L’art humain est au plus fort quand, dans ses processus mêmes, il atteint ce mode de production de la nature. Les coquillages aussi, que Rodin a collectionnés surtout quand ils ne sont pas des objets de collection mais portent une échancrure, une blessure et montrent par la brisure leurs spirales intérieures, sont montés de la même manière que certaines petites têtes antiques (fig. 15). Dans les marbres de la fin de sa carrière, c’est ce processus qui est aussi mis en exergue, quand les bustes et les têtes se mettent à pousser comme des légumes (fig. 16). La métaphore végétale ou biologique est une manière de rendre compte de ce que doit être l’art, et par conséquent la beauté passe au second plan [73]. Que la nature soit belle n’a pas beaucoup d’importance, elle est nécessaire, elle est. « Et comme parfois on voit que la terre projette au dehors des formes à demi précisées, suffisamment suggérées, images humaines ou animales, ainsi les corps sculptés par Rodin s’apparentent à ces ébauches statuaires de la terre et aussi à ces lignes des grandes masses naturelles, vallons, plaines, montagnes » [74], note C. Morice, songeant peut-être à une œuvre comme la Terre, qui porte ainsi bien son titre (fig. 17). Quant à Cézanne, il précise à J Gasquet : « Nous germinons » [75]. Dans sa lettre à Lou Andreas Salomé du 8 août 1903 où, partant de l’opposition entre le peintre Vogeler et Rodin, il redéfinit l’essentiel du travail du sculpteur, Rilke indique : « La chose est déterminée, la chose d’art doit l’être plus encore ; à l’écart de tout hasard, soustraite à toute équivoque, ravie au temps et donnée à l’espace, elle est devenue durable, apte à l’éternité. Le modèle paraît, la chose d’art est » [76]. C’est aussi ce que Rilke retrouve chez Cézanne voyant l’attachement aux couleurs de ce dernier de la même façon que l’attachement au modelé chez Rodin [77]. Cézanne partage en effet avec Rodin le sentiment de la profondeur ; la réalité se donne à l’homme en profondeur et non en surface : « la nature pour nous-hommes est plus en profondeur qu’en surface » [78]. Dans l'Art, et selon une anecdote maintes fois répétée, Rodin apprit de Simon Constant, un sculpteur ornemaniste avec lequel il travaillait quand il était jeune, à faire les volumes [79]. C’est cela qui permet le beau modelé : « le goût, c’est le modelé, il est à part de tout et s’applique à tout. Ce n’est pas un ornement, une figure, c’est cela mais combiné, ce sont des motifs, par eux-mêmes rien », écrit Rodin [80], et Cézanne de son côté : « Les contrastes et les rapports de tons, voilà le secret du dessin et du modelé » [81]. Le même précise dans une autre lettre : « on ne devrait pas dire modeler, on devrait dire moduler » [82]. Faut-il rapprocher cette notion de l'ondulation chez Cézanne mais aussi chez Rodin ? « Ces ondulations figées sont la statue » dit ce dernier, « Les styles ont plus ou moins de longueur dans les ondulations » [83], ou cette autre formule : « L'ombre ondule de joie sur ce torse immobile » [84]. Le modelé, dira aussi Rodin, c’est ce qui donne la taille : « Une poire, une pomme sont au point de vue du modelé grands comme la sphère céleste » [85].

 


fig. 17 a. rodin la terre terre cuite
Fig. 17, Rodin,
Terre

On peut surtout insister sur l'autonomisation absolue de l’artchez les deux hommes. Ce que Rilke, lui encore, à propos de Cézanne, indiquait dans une lettre envoyée à la suite de l'exposition de 1907 qui fut vraiment pour lui une révélation [86] : « jamais n'a été montré de cette façon à quel point la peinture évolue au milieu des couleurs, il faut les laisser seules afin qu'elles s'expliquent mutuellement » [87]. Ce processus aboutit chez l'un et l'autre à « l'inachèvement ». Il faut mettre des guillemets tant, pour Rodin comme pour Cézanne, cette notion est difficile à cerner. On peut penser que lorsque le but de l'art n'est plus d'imiter, de représenter une réalité mais de la « réaliser » ou de la « concréter » comme dit Cézanne, créant ainsi un néologisme, avec les moyens propres de l'art, cette question se pose de façon très différente. Rilke qui se trouve à certains égards très proche de cette vision insiste sur la chose, la transformation en choses de sensations : « Le caractère convaincant, la transformation en chose, la réalité exacerbée jusqu'à l'indestructible par sa propre expérience de l'objet, voilà ce qui lui semblait être le but de son travail le plus intime » [88], dit-il à propos de Rodin ; mais il me semble que ce pourrait-être dit aussi de Cézanne. L'inachèvement du portrait de Geffroy, pour reprendre cet exemple, ou celui d'Henri Gasquet, le montre. Celui de Joachim Gasquet avec ses manques dans le haut du visage et dans les cheveux est également un bon exemple de cette méthode de travail [89] (fig. 18). Dans un article consacré à la question du fini chez Cézanne, Théodore Reff souligne que ces tableaux inachevés ont connu une revalorisation très grande et que, selon la formule de Fritz Novotny, « le charme de l’inachevé chez Cézanne » opère désormais [90]. Pour Rodin et lui, se pose la question de l'intentionnalité dans cet inachèvement même si la réponse est plus simple pour Rodin. Ils ont tous les deux laissé des œuvres que l’on peut considérer comme vraiment inachevées. Cézanne expliquait à sa mère son refus du « fini » : « qui fait l’admiration des imbéciles. Et cette chose que vulgairement on apprécie tant n’est que le fait d’un métier d’ouvrier et rend toute œuvre qui en résulte inartistique et commune. Je ne dois chercher à compléter que pour le plaisir de faire plus vrai et plus savant » [91]. Et Rodin, à propos du Balzac : « Mes modelés essentiels y sont, quoiqu’on en dise, et ils y seraient moins si je “finissais” davantage en apparence. Quant à polir et repolir des doigts de pied ou des boucles de cheveux, cela n’a aucun intérêt à mes yeux, cela compromet l’idée centrale, la grande ligne, l’âme de ce que j’ai voulu, et je n’ai rien de plus à dire là-dessus au public » [92]. Comme le rappelle L. Gowing dans son ouvrage sur Turner, cette question remonte sans doute à Goethe, et peut-même au-delà. « L'annotation griffonnée par Turner en marge du passage où Goethe affirme que l'achèvement en peinture réside simplement dans les relations harmonieuses de ton et de couleur est d'une ironie révélatrice : “Bien visé, mais le coup a fait long feu”. Goethe ne pouvait savoir à quel point il avait raison » [93].


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Fig. 21, Rodin,
Jean-Paul Laurens

Gowing cite également Baudelaire, qui note au Salon de 1845 : « Braves gens qui ignorent […] qu'il y a une grande différence entre un morceau fait et un morceau fini, et qu'une chose très finie peut n'être pas faite du tout » et il ajoute à propos de Corot : « l'œil du public a été tellement accoutumé aux morceaux luisants, propres et industrieusement astiqués, qu'on lui fait toujours le même reproche » [94]. Les hasards des ventes publiques ont rapproché L’Age d’airain et une des rares femmes nues peintes par Cézanne [95] (fig. 19). Les deux œuvres peuvent apparaître comme une des sources des Demoiselles d’Avignon de 1907, et la similitude de la posture frappe d'autant plus que les deux datent à peu près des mêmes années. On y retrouve l'influence de Michel-Ange, découvert lors d'un voyage en Italie en 1876, pour Rodin, mais aussi au Louvre où se trouvent deux des esclaves du tombeau de Jules II, dont surtout l'Esclave mourant. Cette proximité des formes et non pas simplement des idées, Rilke, encore lui, la souligne [96] : « A côté une nature morte au tapis bleu ; entre son bleu de coton bourgeois et la paroi couverte d'un léger nuage bleuté, un précieux pot à gingembre vernissé gris qui s'explique avec sa gauche et sa droite. Une bouteille de curaçao jaune d'un vert terreux et tout à gauche un vase de céramique, vernissé en vert dans ses deux tiers supérieurs. De l'autre côté, à l'intérieur du tapis bleu, dans un plat de porcelaine affecté par ce bleu, des pommes, dont l'une a roulé au-dehors. Ce rouge des pommes roulant vers le bleu, c'est une action qui semble résulter des processus colorés du tableau exactement comme la combinaison de deux nus de Rodin résulte de leurs affinités plastiques » (fig. 20). En fait, Rilke retrouve chez Cézanne, par le biais de la couleur, ce qu’il avait admiré quelques années auparavant chez Rodin, cette prépondérance du fait plastique et cette capacité à créer ainsi des mondes, à définir des psychologies et des états d’âme. Rilke analyse ainsi le buste de J. Paul Laurens, à ses yeux « peut-être le plus bel objet du musée du Luxembourg. Sa surface a été exécutée avec une sensibilité à la fois si ample et si profonde, il est si clos dans son attitude, si puissant dans l’expression, si ému et si éveillé que l’on ne perd pas le sentiment que la nature a pris cette œuvre des mains du sculpteur pour la tenir comme une de ses choses les plus chères » [97] (fig. 21). Toute mention du personnage de Laurens, de son caractère ou de sa personnalité est alors écartée. Rilke, de la même façon, décrit La Femme au fauteuil rouge,aujourd’hui connu sous le titre Madame Cézanne en jupe rayée (fig. 22), de Cézanne et ne retient que les couleurs : un motif bleu de cobalt, de petites taches de jaune vert ou une bordure bleu vert [98]. Sa remarque : « C’est comme si chaque point du tableau avait connaissance de tous les autres » [99] évoque d’autres réflexions à propos de Rodin, ces croisements de contours en particulier : « Comme tous les groupes de l’œuvre de Rodin, celui-ci (les Bourgeois de Calais) aussi était complètement enfermé en lui-même, un monde propre, un tout, rempli d’une vie qui tournait dans le même cercle et ne se perdait jamais en s’écoulant. Au lieu de contacts, c’étaient ici les croisements des contours » [100].


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Fig. 22, Cézanne,
Mme Cézanne en jupe rayée

La conférence de 1907 résume bien la position de Rilke à l’égard de l’esthétique de Rodin : « […] tout ce que l’on peut faire c’est : produire une surface fermée d’une certaine manière, nullement due au hasard, une surface qui, comme celle des objets naturels, est entourée par l’atmosphère, éclairée et atteinte par des ombres, cette surface, et rien de plus » [101]. La pure extériorité domine : « Car tout le bonheur dont ont jamais tremblé des cœurs ; toute la grandeur dont la pensée seule nous détruit presque ; chacune de ces vastes pensées qui vont et viennent : – il y eut un instant où elles ne furent que le retroussement des lèvres, le froncement de sourcils, ou des étendues d’ombre sur des fronts ; et ce pli autour de la bouche, cette ligne au-dessus des paupières, cette obscurité sur un visage, comme dessin sur un animal, comme sillon dans un rocher, comme creux sur un fruit » [102]. On n’est pas très loin de Cézanne et de sa remarque : « Au diable s’ils se doutent comment en mariant un vert nuancé à un rouge on attriste une bouche ou on fait sourire une joue » [103].

Au-delà de la pure rhétorique, je ne peux conclure cet article qu’avec la vive conscience de tous les développements, à peine esquissés ici, qu’en matière de dessins surtout, et tout particulièrement ceux que Cézanne rattachait à sa période « couillarde », mériterait l’étude conjointe des conceptions et pratiques esthétiques de Rodin et Cézanne.


* Formule peut-être réécrite par Gasquet mais que ni Rodin ni Cézanne n’auraient désavouée, in Conversations avec Cézanne, Macula, [1978], 2011, p. 203. La formule complète est : « La peinture est une optique, d'abord. La matière de notre art est là, dans ce que pensent nos yeux. » Je remercie Nadine Lehni et Claudine Grammont pour leur relecture et leurs précieux avis.

** A. Rodin, « Réflexions sur la beauté » in L'Opinion, 11 juin 1910, p. 738. Il ajoute un peu plus loin : « Le beau est le rapport de la création et de l'être plus ou moins averti, avisé, instruit qui le regarde ». Le texte est cependant assez largement remanié par Riciotto Canudo.

[1] Voir les remarques in Gottfried Boehm, « Precarious Balance », Cézanne : Finished-Unfinished, cat. expo., Vienne et Zurich, 2000, p. 29-39, et 37 en particulier.

[2] Voir Hans Belting,« L’enfer de l’achèvement. L’art absolu et le non-finito », in Le Chef d'oeuvre invisible, [1998], Nîmes, Jacqueline Chambon, 2003, p. 263-280. H. Belting établit en particulier un parallèle entre les Grandes baigneuses et la Porte de l’Enfer, p. 277 et sq.

[3] J. Gasquet, Cézanne, [1921, 1926], Paris, Cynara, 1988, p. 75.

[4] Voir Cézanne, RMN, 1995, chronologie, I. Kahn, p. 531-532 ; ce serait en 1861 et 1862, les mêmes années que Rodin à peu de choses près. Dans les mêmes années aussi, 1864 pour Rodin, 1865 pour Cézanne, leurs premières œuvres sont refusées au Salon. La méfiance à l’égard des institutions est très forte chez les deux hommes ; ainsi Cézanne : « Les professeurs, ce sont tous des salauds, des châtrés, des jean-foutres ; ils n'ont rien dans le ventre », cité in Cézanne et Pissarro. 1865-1885, New York/Los Angeles/Paris, 2005-2006, Paris, RMN, 2006, p. 26.

[5] Cézanne hérite de son père en 1886 une fortune qui le met à l'abri du besoin ; Rodin connaît à partir de 1900 un net accroissement de ses revenus mais conserve un niveau de vie somme toute modeste.

[6] A. Rodin, « Réflexions sur la Beauté », in L’Opinion, 11 juin 1910 : « …il faut de la pauvreté, car la pauvreté contient la solitude et par là elle défend l’homme contre toute dissipation, et le garde de son milieu », p. 738. Cette conception a une forte connotation judéo-chrétienne ; voir l'intérêt de Rilke dans ses lettres sur Cézanne, ou ses analyses de Van Gogh ; cette pauvreté, qui est aussi une forme d'ascèse spirituelle, nettoie le regard, permet d'atteindre « l'objectivité sans limites » de Cézanne, comme l'indique P. Jaccottet, in R.M.R, Lettres sur Cézanne, Seuil, 1991, p. 12.

[7] « Je procède très lentement, la nature s'offrant à moi très complexe ; et les progrès à faire sont incessants. Il faut bien voir son modèle et sentir très juste ; et encore s'exprimer avec distinction et force », Lettre à Emile Bernard, 12 mai 1904, in Conversations avec Cézanne, éd. citée, p. 62. C. Mauclair dit la même chose de Rodin, « Les Idées et le symbolisme de Rodin », in Trois crises de l’art actuel, Paris, 1906, p. 33-68 et p. 35 ici.

[8] R. M. Rilke, Lettres de Paris, 1902-1910, Payot, Rivages, 2006, p. 211-212.

[9] E. Bernard, « Souvenirs » (1907) in Conversations avec Cézanne, éd. citée, p. 121. Sur le travail et les conceptions partagées avec d'autres artistes comme Gauguin, voir le catalogue Cézanne-Pissarro, Musée d'Orsay, 2006, p. 30-32.

[10] Musée Rodin, Carnet 9, folio 32 recto.

[11] Cézanne : « L'Art gothique est essentiellement vivifiant, il est de notre race », in E. Bernard, « Paul Cézanne », (L’Occident, février-mars 1904) in Conversations, éd. citée, p. 75. Et Rodin : « Cependant défendez votre œuvre, car vos pierres sont encore plus vivantes que nos cœurs, elles mesurent la beauté, l’éternelle mesure de la lumière et de l’ombre qui vous apparente à l’antique esprit païen, mais hélas nous n’en sommes plus dignes et le destin les retire simplement avant de disparaître » – ou encore « le gothique est l’arbre même de notre vie », MR D. 6027.

[12] Cézanne savait par cœur les Fleurs du mal et habita en 1865 l’hôtel de Charny, 22 rue Beautreillis où Baudelaire avait vécu en 1858-1859. Voir les poèmes de Baudelaire illustrés par Rodin, l’intérêt de Cézanne pour La Charogne (Léo Larguier, « Un dimanche avec Paul Cézanne », (1901-1902) et E. Bernard, « Souvenirs », in Conversations avec Cézanne, éd. citée, respectivement p. 38-39 et p. 132,Rilke, op. cit., p. 241).

[13] On connaît la formule de Cézanne : « Imaginez Poussin entièrement refait sur nature ». Dans sa jeunesse, Rodin qui ambitionnait de devenir peintre, copie Poussin aux côtés de Rubens, autre grande admiration cézanienne, Conversations avec Cézanne, éd. citée, p. 145 et ibid., p. 253 (Musée Rodin, D.00296, Enfance de Bacchus ; l’original de Poussin est au musée du Louvre).

[14] Felix Baumann, « Beyond the Uniform Picture Surface », p. 17-41 in Cézanne: Finished-Unfinished, Vienne et Zurich, 2000, p. 27 ici.

[15] Voir lettre de Rilke à Zuloaga, 4 octobre 1902 : « Comme l’œuvre d’A. Rodin, il est bâti sur une belle tradition nationale, votre art, il est le dauphin de cette race royale qui survit à toutes les dynasties », passée en vente à Drouot en 1987. Même idée chez Mauclair, art. cité, p. 66-67 et qui au contraire très critique à l’égard de Cézanne, réfute cette filiation pour ce dernier.

[16] P. Cézanne, lettre à Emile Bernard, 23 décembre 1904, in Conversations avec Cézanne, éd. citée, p. 89.

[17] Musée Rodin, Carnet 28, Folio 2 verso.

[18] C. Morice (1861-1919), poète, écrivain et chantre du symbolisme, ainsi caricaturé dans l’Assiette au beurre en mars 1912 : « Don Quichotte spleenétique, squelettique et redingoté. Porte une fiole d’alcool dans sa poche et une cathédrale dans le cœur ». Il a été le rédacteur des Cathédrales (1914) de Rodin. En 1905, il publie dans le Mercure de France, 1905/04/15 (T. 54, N 188), p. 541 : « Vous reconnaîtrez très vite -dix pas, dix regards vous auront suffi- cette présence à la fois occulte et évidente qui n’est pas celle d’un maître de jadis ni d’hier. Le XXIe Salon des Indépendants est unanimement un vaste HOMMAGE A CEZANNE ». En 1907, dans le même Mercure de France, il tient des propos très durs à l’égard du même Cézanne, cité par B. Tillier, Les Artistes et l’Affaire Dreyfus, Champ Vallon, 2009, p. 89.

[19] C. Pissarro, Lettres de C. Pissarro à son fils Lucien, J. Rewald éd., 18 novembre 1891, p. 266, et lettres à Mirbeau in Correspondance de Camille Pissarro, t. 3, n°709, 710, 714, 715, 716, 721 (1891). Rodin prévoyait d'acquérir un Paysage avec brouillard, qu'il trouvait « splendide », et dont il n'y a pas trace dans la collection à l'heure actuelle.

[20] G. Geffroy, Claude Monet, sa vie, son temps, son oeuvre, 1922, in Conversations avec Cézanne, éd. citée, p. 22. Monet connaissait Cézanne depuis 1862, et l’avait en grande estime. Il était aussi très lié à Rodin avec lequel il expose en 1889 à la galerie Georges Petit.

[21] Rodin avait eu la Légion d'honneur en 1887. Cézanne étant plutôt conservateur, il est possible que cela l'ait impressionné ; il n'en déclare pas moins dans sa lettre du 25 juillet 1904 à E. Bernard : « Donc les instituts, les pensions, les honneurs ne peuvent être faits que pour les crétins, les farceurs et les drôles », in Conversations avec Cézanne, éd. citée, p. 88.

[22] Paris, musée d’Orsay.

[23] L. Gowing, op. cit., p. 66.

[24] On retrouve cette idée dans l'article sur la beauté, déjà cité, ou dans son testament « aux jeunes gens qui [veulent] être les officiants de la beauté », in l'Art, éd. citée, p 204.

[25] « Quel malheur que cet homme n'ait pas eu plus d'appui dans son existence! C'est un véritable artiste et qui en est arrivé à douter trop de lui. Il a besoin d'être remonté : aussi a-t-il été bien sensible à votre article », cité par G. Geffroy, Claude Monet, éd. citée, p. 65.

[26] Cézanne, Paris, RMN, 1995, « Correspondance », p. 311-312.

[27] Rainer Maria Rilke, lettre à Clara Westhoff, in Lettres de Paris, 1902-1910, Payot, Rivages, 2006, p. 216. Une première mention ( ?) de Rodin se trouve dans une lettre à Clara Westhoff, de Schmargendorf, le 8 novembre 1900 in R. M. Rilke, Œuvres III, Correspondance, éd. établie par Philippe Jaccottet, Paris, Seuil, 1976, p. 17 : Rilke y cite l’Eternel printemps (fonte Barbedienne), Cottet et Cézanne « un singulier Français ».

[28] La linea serpentina reste un point essentiel de la beauté selon Rodin. La lettre S est féminine.

[29] Carnet 29, folio 21 recto.

[30] R. M. Rilke, LAS 15 octobre 1907 à Lou Andreas Salomé, in Lettres sur Cézanne, éd. citée, p. 60-61.

[31] Conversations avec Cézanne, éd. citée, p. 217 : « Je suis plus traditionnel que l'on ne croit. C'est comme Rodin. On ne saisit pas du tout ce qui le caractérise, au fond. [...] Je ne voulais pas diminuer Rodin […] en disant ce que je disais. Je l'aime, je l'admire beaucoup, mais il est bien de son temps, comme nous tous. » Cézanne souscrit aussi pour le don du Penseur à la ville de Paris en 1906, voir Cézanne, Paris, RMN, 1995, « Correspondance », p. 309.

[32] Voir Paul Gsell, "Une visite au maître Rodin", Les Nouvelles, 2 mai 1909. Je remercie C. Grammont de m’avoir signalé cette réflexion.

[33] Georges Denoiville, « Autour du Salon d’automne : Une visite de l’atelier de M. Auguste Rodin - Pourquoi le maître n’a pas exposé ses dessins-Son opinion sur Cézanne et sur Carpeaux » , in Journal des Arts, 26 octobre 1907. Il s’agit ici du Nègre Scipion (1867), conservé actuellement au MASP (Museu de Arte de Sao Paulo) et dont la posture rappelle un peu le grand Penseur auquel Rodin travaillait justement à l’époque, dans sa version monumentale.

[34] Apollinaire, « L’ancienne société nouvelle », in L’Intransigeant, 11 mars 1911, in Chroniques d’art, 1902-1918, Paris, Gallimard, 1960, p. 192.

[35] Apollinaire, « Des échos et on-dit des Lettres et des arts » in L’Europe nouvelle, 14 septembre 1918, in Chroniques d’art, 1902-1918, op. cit., p. 556-557.

[36] Voir le catalogue Cézanne. Les dernières années, passim et Rodin, la chair, le marbre, A. Magnien dir., Paris, Musée Rodin/Hazan, 2012.

[37] Voir par exemple J. Lipchitz, « Homage », in A. Elsen, Rodin, The Museum of Moderne Art, New York, 1963, p. 5, et D. Viéville, « Introduction », in L’Invention de l’œuvre. Rodin et les ambassadeurs, Paris, Musée Rodin/Actes Sud, 2011, p. 10-25.

[38] Notes d’un peintre, éd. citée, p. 52. Cela ne l’empêche pas de les opposer également.

[39] « La vérité est que, toujours, j’ai fait de l’art pour l’art » déclare Rodin, in « La statue de Balzac », l’Eclair, 6 mai 1898, cité in B. Tillier, « La Tentation de la réserve », Les artistes et l'Affaire Dreyfus, op. cit., p. 84.

[40] « Je suis belle, ô mortels, comme un rêve de pierre », voir sur cette question de la beauté, du lien éventuel avec le politique, l’article d’Anne E. Berger, « La beauté en quelques dates », 22/09/2012, Transitions, n°15.

[41] Rodin, L’Art, Entretiens réunis par Paul Gsell, Grasset, 1911, p. 44-45. Voir la remarque de Zola qui tente d'élaborer une nouvelle conception de la beauté : « C'est en nous que vit la beauté, et non en dehors de nous », Lettre de Zola à Valabrègue, cité in Cézanne et Pissarro. 1865-1885, New York/Los Angeles/Paris, 2005-2006, Paris, RMN, 2006, p. 24.

[42] B. Tillier, op. cit., p. 88-90.

[43] L'Intransigeant, lundi 9 mars 1903. E. Zola et P. Cézanne, amis d’enfance, se brouillent après la publication de l’Oeuvre (1886) où Cézanne croit se reconnaître. Rodin quant à lui se fâche avec Zola après l’affaire Dreyfus et celle du Balzac, voir B. Tillier, ibidem.

[44] Voir J. Rewald, The Paintings of Paul Cézannne. A catalogue raisonné, Londres, Thames and Hudson, 1996, n° 116, s’il s’agit bien ici de l’autoportrait de Cézanne (coll. part.).

[45]Paul Leroi, « Salon de 1903 », L’Art, Revue mensuelle illustrée, vingt-troisième année, t. III, troisième série, t. LXII, juin 1903, p. 326-328.

[46] Paru dans La Vérité vichyssoise, 29 mai 1898, repris in J.K. Huysmans, Ecrits sur l’art 1867-1905, Patrice Locmant éd., Bartillat, 2006, p. 472. C. Mauclair fait aussi de Cézanne le chantre de la laideur dans « La Crise de la laideur en peinture », in Trois crises de l’art actuel, éd. citée, p. 286-323.

[47] Je remercie Claudine Grammont d’avoir attiré mon attention sur ce point, sur Karl Ernst Osthaus et Matisse en particulier. On pourrait citer bien des noms dont ceux de G. Geffroy, Matsukata, Eugène Blot, Cassirer, Berheim-Jeune, Samuel Courtauld, Averell et Mary Harriman, fils et belle-fille d’Henry Harriman dont Rodin fit le portrait.

[48] Cité par Joseph Rishel, in Cézanne, cat. d’expo. Paris/Londres/Philadelphie, 25 septembre 1995-18 août 1996, F. Cachin, Joseph Rishel éd., Paris, RMN, 1995, cat. n°60, p. 198. L’œuvre se trouve aujourd’hui au Petit Palais.

[49] Voir Nadine Lehni, Marie-Thérèse de Pulvenis, « Matisse », in Matisse-Rodin, cat. d’expo. Nice, musée Matisse/Paris, musée Rodin, RMN/éd. du musée Rodin, 2009, p. 17-20. La localisation du buste est inconnue.

[50] Il s’agit d’un Age d’airain, d’une Eve, d’une Femme accroupie et d’un Minotaure en marbre.

[51] C. Mauclair, Auguste Rodin, 1918, op. cit., p. 62.

[52] « Rodin’s Definition of Art », Henri Pene du Bois, New York Journal, 1902.

[53] C. Mauclair, Auguste Rodin, 1918, op. cit., p. 62.

[54] C. Mauclair, Auguste Rodin, 1918, op. cit., p. 59. Rodin ajoutait : « Je ne suis pas un rêveur mais un mathématicien, et si ma sculpture est bonne, c’est qu’elle est géométrique », ibid., p. 64.

[55] C. Mauclair, Auguste Rodin, 1918, op. cit., p. 6.

[56] Comme Rilke en 1905, Charles Morice avait accepté, en 1908 et pour les mêmes raisons financières, le poste de secrétaire de Rodin. Cela dura deux mois, encore moins longtemps que pour Rilke. La rédaction des Cathédrales de France (1914) fut aussi l’occasion de nombreuses frictions entre les deux hommes.

[57] « Rodin », Mercure de France, 6 décembre 1917, pp. 577-596, ici p. 582.

[58] Lettre à Emile Bernard, 15 avril 1904, in Conversations avec Cézanne, éd. citée, p. 59.

[59] Cézanne. Les dernières années (1895-1906), Grand Palais, 20 avril-23 juillet 1978, Paris, RMN, p. 107, n°22.

[60] Ibidem, p. 66-67.

[61] Ibidem, p. 67. Voir aussi ibidem, p. 228, « "Réaliser ses sensations", telle fut la devise de Cézanne ».

[62] Sur les antécédents dans la critique de cette idée, Gowing, op. cit., p. 52-53.

[63] Conversations avec Cézanne, éd. citée, p. 217-218, note 59.

[64] E. Bernard cité par L. Gowing, La Logique des sensations organisées, op. cit., p. 29.

[65] Cézanne, lettre à J. Gasquet, 1897, in Cézanne, Paris, RMN, 1995, p. 262.

[66] Lucian Freud in Lawrence Gowing, Lucian Freud, Londres, Thames and Hudson, 1982, p. 190-191, traduit par Cécile Debray, p. 146. Voir Richard Shiff, « Mur-peinture. Paint Wall », in Lucian Freud. L’atelier, Cécile Debray éd., Paris, Les Cahiers du Musée national d’art moderne, 2010, 64-71, p. 66 et 70. Sur les liens revendiqués entre Cézanne et Lucian Freud, cet hommage du second, After Cézanne, 2000, p. 127, Canberra, national Gallery of Australia. Sur ce type de fantasme, voir Le Portrait ovale d’Edgar Allan Poe et le catalogue Rodin. La Fabrique du portrait, A. Magnien éd., Paris, Musée Rodin, 2009.

[67]« “Precarious Balance”. Cézanne and the Unfinished », in Cézanne Finished/Unfinished, op. cit., p.29-39, p. 37 ici.

[68] « Ah ! comme souvent Rembrandt et Rodin s’accordent ! Comme souvent Rembrandt pourrait signer des œuvres de Rodin, tout comme Rodin eût pu signer des œuvres de Rembrandt ! Dans les portraits par Rodin, c’est toujours, comme chez le mystérieux Hollandais, l’élasticité, la pulpe, la trituration admirable des chairs, la qualité pleine et dure et comme arrondie des ossatures sous le plissement des peaux, les ornières inouïes des rictus, le fronçage miraculeux des cartilages et la présence d’une vie intérieure qui déconcerte par son acuité », Bourdelle, « Discours de Prague », (1909), 1978, p. 141.

[69] Falguière, bronze, Musée Rodin, et Cézanne, collection particulière.

[70] L. Gowing, op. cit., p. 56.

[71] L. Gowing, op. cit. , p. 73.

[72] Musée Rodin, Carnet 40, fol. 2 r°.

[73] Sur l’importance de cette métaphore venue de Goethe, voir R. Recht, « Le combat de Rodin », in L’Invention de l’œuvre. Rodin & les ambassadeurs, Actes Sud/Musée Rodin, 2011, p. 45-61 et Aline Magnien, « Verissima manus » in Rodin, la chair, le marbre, Paris, Hazan, 2012, p. 13-27.

[74] Mercure de France, 16-12-1917, p. 589. Valentine de Saint-Point tient des propos très similaires.

[75] J. Gasquet, « Ce qu’il m’a dit… », in Conversations avec Cézanne, éd. citée, p. 193.

[76] R. M. Rilke, Correspondance, 1976, « Das Modell sheint, das Kunst-Ding ist », lettre à Lou Andreas Salomé, Oberneuland, près Brême, 8 août 1903, p. 30 et plus loin : « Seules les choses me parlent. Les choses de Rodin, celles qu’on voit aux cathédrales gothiques, les choses de l’antiquité- toutes les choses accomplies », ibid., p. 33.

[77] Ralph Freedman, Rilke. La vie d’un poète, Solin/Actes Sud [1996], 1998, p. 390-391.

[78] Lettre à Emile Bernard, 15 avril 1904, in Conversations avec Cézanne, éd. citée, p. 59, et dans sa lettre du 26 mai 1904 : « Le travail qui fait réaliser un progrès dans son propre métier est un dédommagement suffisant de ne pas être compris des imbéciles », ibid., p. 64.

[79] P. Gsell, L'Art, Grasset [1911], 1997, p. 50 : « Ne considère jamais une surface que comme l'extrémité d'un volume, comme la pointe plus ou moins large qu'il dirige vers toi. C'est ainsi que tu acquerras la science du modelé ».

[80] Musée Rodin, Carnet 32, fol. 5 v°.

[81] E. Bernard, « Souvenirs », in Conversations avec Cézanne, éd. citée, p. 119.

[82] E. Bernard, Paul Cézanne, (L’Occident), in Conversations avec Cézanne, éd. citée, p. 76.

[83] Cité par G. Coquiot, Rodin à l'hôtel Biron et à Meudon, Paris, Ollendorf, 1917, p. 72.

[84] Ibidem, p. 73.

[85] C. Mauclair, « Les idées et le symbolisme de Rodin », op. cit., p. 62.

[86] Rétrospective du cinquième Salon d'Automne.

[87] Lettre à Clara Westhoff, 21 octobre 1907, in R. M. Rilke, Lettres de Paris, éd. citée, p. 246.

[88] R. M. Rilke, Lettres de Paris, ibid., p. 212.

[89] Réalisé en 1896-97, Galerie nationale de Prague.

[90] Th. Reff, “La question du fini chez Cézanne”, in Mélanges en l’honneur de Françoise Cachin, Gallimard/RMN, 2002, p. 194-201.

[91] Lettre du 26 septembre 1874, citée dans Cézanne, les dernières années, op. cit., p. 76.

[92] Revue des revues, p. 607. AMR, dossier C. Mauclair.

[93] L. Gowing, Turner : peindre le rien, Macula, 1994, p. 65

[94] L. Gowing, Turner : peindre le rien, éd. citée, p. 65.

[95] Sotheby’s, New York, 5 novembre 2012.

[96] Lettres sur Cézanne, 1991, 4 novembre 1907, exposition à Prague, p. 82 (vers 1890-1894, toile au Kunsthaus de Zurich).

[97] « Auguste Rodin », (1903) in Rilke, Oeuvres I, Paris, Seuil, 1966, p. 421.

[98] Voir Hella Monavon-Bockemühl, « Reflets de la poétique rilkéenne dans les lettres sur Cézanne », in Rilke et Rodin, catalogue d’exposition, Fondation Rilke, 1997, p. 155-171, ici p. 159. Voir aussi A. Magnien, « Rodin portraitiste sous l’œil de Rilke », colloque Rilke, Cerisy-La-Salle, 2009, S. Schauder et M. Itty éd., Lille, Presses du Septentrion, à paraître (2013).

[99] Lettre à C. Westhoff-Rilke, 22 octobre 1907, in R.M. Rilke, Correspondance, éd. citée, p. 119.

[100] « Auguste Rodin », 1907, ibid., p. 425-426.

[101] Ibid., p. 435.

[102] Ibid., p. 435.

[103] Cézanne, dans J. Gasquet, « Ce qu’il m’a dit », in Conversations avec Cézanne, éd. citée, p. 274.

 

 

 

La Beauté  n° 21

 

Préambule

Il était temps de faire le point sur cette question, la première que nous ayons lancée, comme un défi, aux chercheurs. Ma contribution est nourrie des réflexions de tous ceux qui l'ont relevé. Elle ne ferme pas le dossier. Sans l'introduire davantage,  je voudrais citer à nouveau, ici, la citation de Clifford Geertz par laquelle je la termine, et qui pourrait fournir - j'y songe - matière à exergue. Elle nous fait prendre conscience que, parfois, nos débats sont, jusque dans leurs scrupules, ridiculement obsédés par l'histoire de la culture occidentale :

« Rien de très mesurable n’arriverait à la société yorouba si les sculpteurs ne se souciaient plus de la délicatesse de la ligne, ni, sans doute, même de la sculpture. Certainement elle ne s’écroulerait pas. Simplement certaines choses qu’on éprouvait ne pourraient plus être dites – et peut-être après un temps, ne seraient même plus éprouvées – et la vie en serait plus grise. »

H. M.-K.

 

 



Pourquoi défendre la beauté aujourd'hui ?

 

Hélène Merlin-Kajman

21/09/2013
 

« Si beau » : Le Cid, les Maximes de La Rochefoucauld, la poésie de Ronsard... Les siècles anciens ne sont pas avares de ce type de jugement enthousiaste. Il y va alors d’une sorte d’évidence à laquelle nous ne sommes plus guère habitués : nous avons perdu une telle candeur esthétique, et peut-être même jusqu’à la faculté d’éprouver, d’exprimer sans question ni réserve le sentiment du « beau ». Les enseignants, notamment, ne se sentent plus liés à la littérature par le devoir ou le besoin de le partager avec leurs élèves. Même ceux à qui ce « beau » importe restent perplexes ou réticents devant la possibilité de ce partage explicite. A l’inverse, lorsque quelqu’un nous interroge pour savoir ce que nous avons pensé de telle ou telle œuvre, nous préférons, lorsque notre sentiment est favorable, répondre « c’est intéressant » plutôt que « c’est beau ». « C’est intéressant » n’est pas un jugement de goût mais appelle notre raison, annonce un développement qui ne révélera rien de notre émotion, enfouie, quand elle existe, au plus intime de nous-même.

En ouvrant dans la rubrique « Intensités » de son site un dossier intitulé « La beauté », le mouvement Transitions a désiré s’étonner d’une telle réserve, voire d’un tel interdit. Il nous a semblé que, censurée, « la beauté » nous manquait. Que nous manquaient l’émerveillement, le mouvement de désir qu’elle provoque, émerveillement et mouvement qui font qu’on ne « quitte qu’avec peine » ce qui nous semble beau et nous poussent, quand la situation s’y prête, à nous exclamer à voix haute « comme c’est beau ! » pour faire part de ce plaisir, pour le partager.

Nos « classiques », en revanche, pouvaient encore le faire sans gravité particulière ni pathos excessif, à la différence des Romantiques et de leurs immédiats successeurs, et sans dérision, contrairement à nous. Ils n’étaient pourtant pas des naïfs, ni tous des idéalistes, si l’on entend par ce dernier terme les héritiers conscients ou inconscients du platonisme pour qui les Idées délivrent des modèles universels dont il nous suffirait d’être ou de produire des copies fidèles pour bien agir. Ainsi, les Fables de La Fontaine regorgent de situations dénonçant la relativité des jugements de valeur liés au beau. Pour n’en donner qu’un exemple, « Les Compagnons d’Ulysse » reprennent le moment célèbre de l’Odyssée où ces compagnons ont été changés en animaux par la magicienne Circé. Ulysse obtient de Circé qu’elle leur rende leur première forme, s’ils le veulent. Ils ne le voudront pas, tous préférant « suivre leur appétit » : le lion ne veut pas renoncer à sa nouvelle royauté, le loup, à une cruauté innocente puisque naturelle, et l’ours, à son apparence. Ulysse a pourtant interpellé ce dernier en ces termes : « Eh ! mon frère, / Comme te voilà fait ! je t’ai vu si joli ! ». A quoi l’ours répond : « Comme me voilà fait ? comme doit être un ours. / Qui t’a dit qu’une forme est plus belle qu’une autre ? / Est-ce à la tienne à juger de la nôtre ? » [1]. La Fontaine nous adresse ici la leçon libertine reconnue depuis Montaigne au moins, comme le fait aussi, au début du XVIIe siècle, le poète Théophile de Viau qui verse, au nombre des preuves de l’absence de fondement des jugements humains, ce constat : « Ce que tu trouves beau, mon œil le trouve laid » [2].

Ce point de vue relativiste constitue aujourd’hui pour nous le bréviaire le plus élémentaire du multiculturalisme, et l’on peut encore citer, a contrario, l’ironie de Montesquieu dénonçant, au siècle suivant, les arguments esclavagistes qui justifiaient la traite des Nègres : « [...] ils ont le nez si écrasé, qu'il est presque impossible de les plaindre ». La beauté, à cette lumière, est un pur produit de l’occidentalo-centrisme, et son allégation dissimule des opérations idéologiques indéfendables.

De proche en proche, nous rencontrons aussi la critique bourdieusienne de l’art qui réfute l’idée d’un rapport désintéressé au beau. Le sens esthétique, à ce compte, n’est qu’un sens social intéressé, adapté au jeu des positionnements et au rapport de force propre aux champs artistiques. Savoir discriminer le beau relève d’une compétence sociale, et fait partie du capital symbolique et des stratégies de distinction propres à une classe sociale. La beauté n’a pas de réalité, c’est une sémiologie sociale : sous son nom, des caractéristiques se trouvent sélectionnées pour déterminer un code esthétique, lui-même élément d’un code social dont la connaissance classe et hiérarchise les acteurs sociaux. Même sa définition esthétique est récente : la Grèce archaïque, le Moyen Âge ne se soucient pas de demander à un texte littéraire d’être purement et simplement beau. Bref, parler de beauté de façon transhistorique est un anachronisme sur le plan de la connaissance, et une violence sociale sur le plan des valeurs.

Mais il y a pire, et nous autres, modernes ou plutôt, post-modernes, nous héritons – s’il s’agit là d’un héritage – d’une raison aggravée de rejeter tout jugement esthétique. Les idéologies raciales, tout particulièrement l’idéologie nazie, se sont recommandées de la beauté pour dégrader radicalement certains êtres humains et les traiter comme des animaux abjects qu’il convient d’éliminer de l’humanité. Dans un entretien de 1991, l’historien George Mosse soulignait comment « le stéréotype du Juif » avait résumé « le stéréotype de tous les outsiders » : « Tous sont à l’opposé de la classe moyenne, de l’idée de beauté mêlée de contrôle de soi, d’énergie, de toutes ces sortes de choses » [3]Et puisque nous avons évoqué le jugement esthétique porté sur le Cid au XVIIe siècle, comment ne pas mentionner ici Brasillach exaltant, dans le « couple sportif et brillant » formé par Rodrigue et Chimène, « de jeunes aînés magnifiques », « deux beaux coureurs rivaux » [4] – la beauté mythique d’une jeunesse aryenne, en somme ?

Même s’il est peu probable que les spectateurs de 1637 aient rien vu de pareil lorsqu’ils frémissaient en regardant Rodrigue et Chimène, il faut affronter ce jugement de Brasillach sans faux-fuyant. Il nous indique clairement que l’idéologie esthétisante des fascismes occidentaux a investi la beauté du corps humain (ou un certain canon de beauté) jusque dans ses représentations dans l’art et dans la littérature, ce qui signifie que l’enseignement aussi s’y est trouvé engagé. La suspicion légitime qui entoure aujourd’hui les jugements esthétiques n’est donc pas seulement une conséquence de l’historicisme dominant les études littéraires, ni de la sociologie bourdieusienne : cette dernière se trouve plutôt, dans nos consciences, en quelque sorte précédée et enveloppée par la célèbre question d’Adorno concernant la possibilité de la poésie après Auschwitz. Car les nazis pouvaient aimer la musique et la poésie. Ils n’ignoraient même pas, le cas échéant, que ceux qu’ils dégradaient pouvaient aussi les aimer. Mais un sentiment esthétique éventuellement partagé n’établissait pas pour eux un commun.

Brasillach, par exemple, en soutirant à la tragédie cornélienne de belles images de corps aryens sportifs, appelait ainsi ses lecteurs, à coup d’hypotyposes puissantes, à les halluciner à leur tour et surtout, à identifier, à partir d’elles, un clivage racial potentiellement dégradant. Aimer la littérature, exalter sa beauté, signifie en ce cas produire une disjonction affective violente qui non seulement soude les sujets autour d’elle mais a également pour corollaire d’exalter la haine et la dérision : la beauté des corps-et-visages des semblables trace des lignes de séparation étanches entre les « mêmes » et les « autres » – eux « laids », comiques, vicieux – et peu importe ce qu’ils éprouvent. L’émotion esthétique ne se conjugue pas exactement à un code de reconnaissance permettant d’établir des appartenances et des distinctions sociales (qui aimera quoi) : sa trajectoire va au-delà de la sémiologie, elle nourrit plutôt un sentiment galvanisant de solidarité fusionnelle anoblissante d’un côté, et de mépris abyssal pour les suppôts de la laideur de l’autre, qui ne sont pas simplement réputés dénués de goût, mais encore et surtout voués à une laideur ontologique.

Avec ce sinistre moment de notre histoire, il semble bien que le système esthétique classique propre à la civilisation occidentale, tel qu’il a commencé à être stabilisé dans le double sillage de Platon et d’Aristote, soit arrivé au bout de son incontournable logique hiérarchique et que nous ayons raison, aujourd’hui, de nous méfier de l’exaltation esthétique : la beauté semble bien devoir toujours poser face à elle le laid, la dégradation de la forme, à commencer par celle de la forme humaine, un laid qui ne peut être accueilli par l’art que par le prisme de l’invective ou du burlesque. Aussi, les seules théories esthétiques de l’art encore « habitables » aujourd’hui semblent bien être celles qui se sont situées du côté d’un en-deçà de la forme et de la représentation, notamment du côté du dionysiaque ou du sublime. On pourrait refaire ici le chemin qui mène de Nietzsche à Artaud, à Bataille ou à Blanchot et, de là, à toute l’esthétique de la modernité : contre le beau, l’art se consacre au fait de « présenter qu’il y a de l’imprésentable ». Cette formule de Jean-François Lyotard revisite le sublime kantien et s’associe à ce qu’il nomme « anesthésie ». Il faut donner toute sa portée au préfixe privatif : par là Lyotard entend désigner le contraire de « l’aisthèsis, en tant que matière donnée en forme, qui donne occasion au goût, au plaisir esthétique » [5] ; car si « dans le monde techno-scientifique » une « esthétique de l’“après-Auschwitz” » [6] est possible, elle ne peut viser la représentation ni la forme belle. L’art « post-moderne », an-esthétique, assume le contact, par le pathos, non par la représentation, avec le désastre, l’anesthésie, c’est-à-dire avec l’oublié traumatique, cet oublié à la fois permanent dans la biographie humaine (telle est la leçon freudienne) et caractéristique de l’histoire post-génocidaire. Car ce qui définit cet oublié traumatique [7], explique Lyotard, c’est l’insensibilité qui l’accompagne : quelque chose n’a pas été senti ni représenté et, en ce sens, n’a pas fait événement, mais fait retour et ne peut plus passer. S’accorder par l’art à ce quelque chose, être fidèle à sa leçon exige de renoncer aux formes belles, à l’aisthesis ancienne qui, au pire, a été complice du nazisme, au mieux, ne l’a pas empêché, et qui, mobilisée aujourd’hui, pourrait continuer à nous entretenir dans l’illusion d’un humanisme réconfortant, d’une continuité du sensible sur laquelle rien n’aurait fait déchirure, où tout se serait inscrit et serait donc ré-inscriptible ou re-présentable sous forme esthétique.

Cet horizon ou ce contexte post-traumatiques sont bien les nôtres, sans cesse relancés dans notre présent historique par d’autres massacres, d’autres génocides, d’autres terreurs. Pourquoi, dès lors, imaginer que cette valeur, la beauté, peut nous manquer ? N’est-ce pas courir le risque de réveiller toutes les violences symboliques dont son culte, voire seulement son « goût », ont accompagné son histoire ?

Sans doute. Et la vigilance s’impose. Mais l’anesthésie à laquelle conduit la privation du sentiment du beau présente des dangers analogues : la pétrification dans « l’oublié traumatique » n’est pas moins l’antichambre de la violence que l’exaltation esthétique, laquelle du reste est aujourd’hui très bien remplacée par les différents genres modernes de l’exaltation religieuse.

Un article de Patrice Loraux intitulé « Les disparus » et publié dans les actes d’un colloque consacré à « L’art, la mémoire et les camps » jette sur la question un éclairage décisif. Son point de départ est très semblable à celui de Lyotard. L’auteur y circonscrit ce qu’il appelle le « disparaître traumatique », celui qui ne laisse aucune trace et exclut même la possibilité de sa représentation parce qu’il est « entretenu par l’exclusion continuée de la disparition » [8] : « Le traumatique, c’est ce scénario d’un “nous” figé, pétrifié, sidéré devant..., au bord de..., sans intermédiaire, sans médiation, au bord sans marque du non-marquable, autrement dit ce qui ne peut pas être repris dans un symbolique quel qu’il soit, à savoir l’anéantissement »[9].

Patrice Loraux lui aussi lie la question du disparaître traumatique à l’anesthésie : le trauma bloque la possibilité de res-sentir. Cependant, sa réflexion ne concerne pas exactement la question de l’oublié même si elle la comprend : elle concerne les effets du trauma sur l’affectivité commune, sa diffusion invisible mais continue sur « les peuples où sont perpétrés les crimes » [10]. En effet, lorsqu’il atteint l’échelle du collectif, le disparaître traumatique, véritable poison socio-historique, altère la sensibilité commune en y produisant et reproduisant des zones d’anesthésie. Or, la caractéristique de cette anesthésie, c’est qu’elle ne concerne pas que les victimes du trauma : elle concerne les « tortionnaires » (leur figure fait paradigme) dont elle entretient l’impassibilité.

Nous sommes habitués à penser le trauma à partir des victimes, de ceux dont la « passibilité » a été violée, ceux pour lesquels les garanties symboliques ont été bafouées comme le disent les psychanalystes Françoise Davoine et Jean-Max Gaudillière [11], dont l’analyse de Patrice Loraux s’inspire. Mais ce dernier insiste aussi sur la dimension traumatique de l’anéantissement du côté des « tortionnaires ». Du coup, l’anesthésie change de signe par rapport à la perspective de Lyotard : elle ne peut en aucun cas suffire à définir une nouvelle esthétique. L’agression traumatique viole en effet le contrat d’« indéfectible passibilité » qui lie les êtres humains. Patrice Loraux désigne par là un lien qui nous lie par l’intime, c’est-à-dire dans la part d’intimité inviolable de chacun de nous : « le lien est obligé, mais dans l’inviolable » [12]. Chez les tortionnaires qui l’ont bafoué, il s’est donc produit une « disjonction », une « suspension de la circulation entre sentir et ressentir » [13]. Désormais sans représentation d’une passibilité humaine commune, ils sont devenus inaccessibles à la compassion, proprement impassibles. Rien n’endigue plus, dès lors, la reproduction de l’agression traumatique : les tortionnaires ont cessé de ressentir.

L’anesthésie de la sensibilité provoquée par l’anéantissement chez le tortionnaire fait ainsi système avec ce qui s’opère du côté de la « victime », pétrifiée dans la douleur : si je défais le lien « entre-passible », si « j’assiste en agent ou témoin à la déliaison du lien “entre-passible”, eh bien il y a alors deux inscriptions à destin impossible, l’une qui n’est plus possible dans le tortionnaire parce que c’est du pétrifié, et l’autre interdite dans la part outragée qui faisait de l’homme un être infiniment passible »[14].

Comment arrêter ce poison, comment restaurer l’affectivité commune ? La question ne se confond ni avec celle du devoir de mémoire ni avec celle de la poésie après Auschwitz : elle les englobe toutes deux en les déplaçant, non sans renvoyer elle aussi à la responsabilité de l’art et de la littérature : « quel est le type de document, de scénario, de dispositif, qui peut réactiver et procéder à une levée d’anesthésie ? » [15].

Deux solutions sont ici résolument écartées. La première, dont l’oraison funèbre athénienne fournit le modèle [16], mobilise l’exaltation sublime [17]. Certes, l’éloquence civique est « grandement réparatrice pour la Cité ». Mais elle « prétend réparer intégralement la mort » : ceci constitue une illusion et même un mensonge [18], peut-être pourvoyeurs d’énergie, mais incapables de ne pas reconduire invisiblement le trauma. Car si « le traumatique dit tout de suite l’accès problématique à la représentation », en revanche, « le sublime dit le débordement de la représentation » : « [l]’éloquence est un registre du discours qui grandit l’absence, et il faudra se méfier » [19], conclut Patrice Loraux, qui partage donc ici le rejet de Lyotard à l’égard d’une « re-lève, une élévation qui enlève dans les deux sens du mot [...] qui emballe, dans les deux sens » [20].

Mais Patrice Loraux ne repousse pas moins les représentations reposant sur « les facilités relatives d’un certain pathos qui se précipite sur l’extrême, s’y paralyse » : « les formes du strictement devant » sont elles aussi « tout à fait traumatiques, traumatisantes ». « La simple remontrance », « faite de remontré », ne peut donc constituer la représentation adéquate à la levée de l’anesthésie. Plus grave encore, elle peut même « renforcer l’apathie parce qu’elle ne refait pas forcément le chemin du trauma » [21].

Mais quel est alors le bon dispositif pour lever l’anesthésie post-traumatique qui risque de subjectiver, encore et toujours, les individus en « victimes » et/ou en « tortionnaires » potentiels, de part et d’autre d’une barrière destructrice pour le socius ? Un tel dispositif devra renouer ce qui a été dissocié, permettre le chemin de la re-présentation. Et Patrice Loraux écarte ici énergiquement une troisième voie de réflexion, dans laquelle nous pouvons, cette fois, reconnaître le sublime lyotardien :

[L]a représentation, ce n’est pas seulement la question de la figuration, de l’infigurable, de l’impuissance de l’image, de la défaillance des témoignages, parfois de la dimension blasphématoire ou, en tout cas, voyeuriste à montrer ou à remontrer [...] la représentation, c’est aussi un sujet qui revient à lui, capable de recouvrer l’affectivité, c’est-à-dire une affectabilité qui ne soit pas submergée par la douleur ou par l’hébétude. [22]

Le philosophe donne alors pour exemple d’un « bon dispositif » un tableau de Bacon, le Chimpanzé. D’un côté, « ce n’est pas un miroir », et en ce sens, il est clair que nous ne sommes pas du côté de la forme belle (de la représentation en tant que mise en forme esthétique du connu). Mais le tableau a ceci de spécifique qu’il « s’offre comme une espèce de surface esthétique, ou de corps esthétique passible, qui peut faire revenir le ressentir », donc « [lever] quelque chose de l’anesthésie » [23]. Contrairement au « strictement devant », le bon dispositif puise donc dans le trauma une capacité de déplacement : « Comme le dit Jean-Max Gaudillière, “le trauma parle au trauma”, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’autre ressource pour qu’un trauma puisse s’inscrire. Bref, être actif à plusieurs dans une représentation trans-traumatique » [24].

Aujourd’hui, ce sont pourtant les formes du « strictement devant », l’esthétique du choc, de la crudité sexuelle et de la violence physique [25] qui sont hégémoniques, y compris dans l’enseignement secondaire où le devoir de mémoire est souvent confondu avec l’exigence de confrontation traumatique à la réalité. Au-delà (ou en-deçà) de cette paradoxale volonté de vérité, c’est toute la sensibilité de notre époque qui a été comme gagnée par la jouissance du « trash » ou du « gore » : le sublime et le dionysiaque ont dérivé, dans une surenchère permanente, vers le dégoûtant, le monstrueux, le laid, l’atroce. Voici pourquoi la réflexion sur la beauté a acquis une sorte d’urgence. L’impassibilité post-traumatique risque de se trouver démultipliée par cette an-esthétique culturelle : mais elle ne contient aucune promesse de bonheur interindividuel, de progrès social ou de renouvellement de l’inventivité démocratique. Il faut plutôt craindre qu’elle n’induise, chez ceux qu’elle capture, un sentiment de puissance : voir ces spectacles, c’est en supporter le choc triomphalement, c’est rire de toute forme euphémisée ou voilée à la réalité, s’endurcir contre toute proposition de beauté en la confondant avec une sorte de faiblesse niaise, c’est se sentir doté d’un esprit fort et de passions fortes, bref, c’est jouir d’une sorte d’énergie violente, cynique et sans espoir.

L’enjeu de la réflexion commence dès l’Ecole : il s’agit de se pencher sur la transmission de la littérature, d’éclairer les choix de textes présentés aux élèves ou aux étudiants, de réouvrir le discours pédagogique et critique au partage « entre passibles » dont l’émotion esthétique (l’élan du « comme c’est beau ! ») est un signe joyeux et surtout nécessaire.

Le détour par un spectacle non littéraire me permettra de circonscrire cette nécessité. Le travail chorégraphique de la compagnie DK Bel, qui comprend de jeunes handicapés moteurs, fait surgir, pour celui qui regarde, une sorte de contradiction émotionnelle : ce spectacle de jeunes dansant avec des fauteuils roulants, les uns parce qu’ils sont dedans, les autres parce que leurs corps entrent en dialogue avec eux, et tous parce qu’en dansant, ils rompent la prison des fauteuils, cause sans doute d’abord autant de déplaisir que de plaisir. Il agresse l’espoir, que nous donne généralement la forme belle, de réparation imaginaire de notre propre imperfection, sans nous faire passer par la douteuse jouissance de la dégradation tragique : quelque chose, entre les corps, vibre et circule, très vivant, altruiste de part et d’autre.

La générosité du spectacle engage-t-elle l’art, l’esthétique ? Ne nous fait-il pas frôler le burlesque, d’où notre malaise possible ? Traditionnellement, dans l’histoire de la culture occidentale, l’approche de notre difformité (qui n’en reconnaît en soi la possibilité, et même le destin fatal, ne serait-ce que par la mort ?) a été confiée à la comédie : la chute d’un corps, les coups de bâtons font rire, autant de discordances formelles que la comédie investit esthétiquement.

Mais ici, la ferveur des danseurs, le dialogue des corps qu’ils instaurent, chasse tout sentiment burlesque comme tout sentiment tragique. Nulle anesthésie non plus : les corps sont là, et bien là, nous les sentons intensément. Ils ne sont pas embellis, grandis, ils sont comme nous les voyons ; mais ils sont également autres que nous ne les verrions sans la danse. « Transfigurés » pourrait-être le mot, à condition de lui enlever sa connotation religieuse : car rien ne s’emballe, pour reprendre le verbe de Lyotard. Il y a de la joie – de la stupeur joyeuse – à les reconnaître, discordants et accordés : et en ce sens nouveau, il y a aussi réparation imaginaire, sans avoir besoin de passer par l’expulsion ni le classement implicite des formes – ni par l’exaltation sublime.

Dans un entretien, les jeunes danseurs valides confient la peur qui les a étreints au début de l’expérience : peur de blesser les jeunes handicapés. Ils entendent la phrase au physique, mais on peut comprend aussi qu’ils avaient peur que leur propre corps soit une insulte ou une douleur pour le corps des jeunes handicapés. L’une des chorégraphes dit quant à elle combien ce travail avec ces derniers confirme qu’il ne faut pas se fier aux apparences. Cela ne me paraît pas tout à fait exact : le spectacle fait au contraire un pari sur les apparences, il les conteste de façon bouleversante, mais de l’intérieur, à partir d’elles-mêmes et sans artifice, façon de les investir significativement et intensément en leur donnant un débouché de plaisir et de bonheur. C’est une proposition qui passe par une exposition – un risque, presqu’une cruauté – à ceci près qu’elle nous met en contact le plus intime avec notre propre fragilité, quelle qu’elle soit.

« Comme c’est beau ! ».

Je crois que nous tenons là l’un des critères de la beauté que nous voulons défendre : celui du lien – du lien entre passibles, précisément. La danse ici n’est pas plus apollinienne que dionysiaque, pas plus « belle forme » que déchirement. Elle est élan des corps les uns vers les autres, elle est solidarité, non pas solidarité abstraite, ni seulement solidarité éthique, mais aussi, mais surtout, solidarité esthétique. Rien ne sera beau si nous croyons pouvoir nous passer d’une seule forme humaine possible : car la question n’est pas celle, extérieure, de la forme, donc pas davantage celle du difforme, mais celle, au seuil de l’intime, d’une façon d’habiter le monde des formes, de les faire bouger, de les agir. La danse, ici, est désir d’entrer en harmonie avec d’autres corps par toutes les ressemblances qui les relient : désir de dégager le semblable humain des humains, et ce qui les aimante, c’est-à-dire ce qui leur donne forme aimante.

Sans doute s’agit-il ici d’une transformation anthropologique profonde. La satire littéraire, théâtrale ou picturale, faisait rire des infirmes, des misérables, des vieilles femmes. Il serait faux de penser, cependant, qu’elle n’a pas été préparée par des réflexions esthétiques bien moins univoques, sur le long terme, qu’on ne pourrait le penser, et l’on peut par exemple noter que pour le néoplatonicien Plotin, « un homme laid, mais vivant » est « plus beau que l’homme beau représenté dans une statue » [26]. A côté de la beauté, les théoriciens ont fait valoir la grâce « plus belle encor que la beauté » selon le mot de La Fontaine, à laquelle s’associe l’émotion aimable : il s’agit alors de don, c’est-à-dire de lien entre passibles. On pourrait ainsi justifier le topos de l’incomparable qui accompagne souvent l’évocation de la beauté : incomparable, ce qui est beau l’est non parce qu’il fait pâlir tout ce à quoi on pourrait le comparer, non parce que son exception relègue, voire dégrade tout sur son passage, mais parce que sa singularité entre en résonance à la fois hasardeuse et merveilleuse avec toutes sortes de beauté, provoquant ainsi un accès de bonheur qui peut se propager parmi nous comme un don, d’intimité à intimité, et donner une chaleur à tout ce que nous regardons...

Nous avons cessé d’idéaliser la beauté : elle n’a plus de place haute dans nos valeurs, elle ne sert plus à nous distinguer ni à nous exalter. Nous savons que son idée est historiquement fluctuante, que nos sensibilités varient dans le temps, dans l’espace. Et c’est très bien. Mais ce relativisme nécessaire a rompu la continuité émotionnelle qui nous reliait autrefois à la culture littéraire. Les études littéraires sont aujourd’hui menacées d’atomisation sous l’effet d’une vision historiciste qui oppose radicalement la littérature des siècles réputés sans esthétique et celle qui se produit au contraire, depuis la fin du XVIIIe siècle, en référence à des débats esthétiques. La beauté n’est plus envisagée que comme élément d’un discours situé historiquement. L’envisager autrement ferait courir le risque de l’essentialiser. Mais j’ai plaidé ici pour une autre perspective qui fasse droit au présent de notre passibilité, laquelle n’existe que prise dans un lien entre passibles, et les signes qui l’entretiennent.

Sans doute devons-nous désormais refuser résolument l’exigence souveraine de la forme belle. Mais ceci ne doit pas nous condamner à la pétrification, à l’anesthésie. Et notre tâche d’enseignants est ici particulièrement engagée. « Comme c’est beau ! », ou toute autre formule analogue discrètement émise ou discrètement exprimée, traduit la possibilité d’un partage émotionnel en quelque sorte gratuit, un partage qui n’existe pour rien d’autre que pour ce partage, révélant l’existence d’une sorte de surplus de socialité : socialité inutile, dénuée d’enjeux, qui nous lie sans raison les uns aux autres par un lien sensible éclairant soudain l’espace entre nous, sans autre fin que cette curieuse vibration qui circule et se diffuse par la médiation d’un objet de plaisir perçu en commun et qui réussit, aussi brève que puisse en être l’expérience, à nous faire sortir de nos habitudes, de nos intérêts stratégiques ou de notre apathie.

En somme, nous pourrions méditer ce que Clifford Geertz écrivait de la ligne pour la société yorouba :

Rien de très mesurable n’arriverait à la société yorouba si les sculpteurs ne se souciaient plus de la délicatesse de la ligne, ni, sans doute, même de la sculpture. Certainement elle ne s’écroulerait pas. Simplement certaines choses qu’on éprouvait ne pourraient plus être dites – et peut-être après un temps, ne seraient même plus éprouvées – et la vie en serait plus grise. [27]



 

[1] La Fontaine, Fables, XII, 1, v. 103 et 65-71.

[2] Théophile de Viau, « Satire première », dans Œuvres poétiques, Première partie, éd. Guido Saba, Paris, Bordas, « Classiques Garnier », 2008, v. 43, p. 140.

[3] George L. Mosse, « Entretien donné au Jerusalem Post », septembre 1991, cité par Stéphane Audouin-Rouzeau, « Préface », dans George L. Mosse, de la Grande Guerre au totalitarisme, Hachette Littératures, Pluriel Histoire, 1999, p. XI.

[4] Robert Brasillach, Corneille (1938), Paris, Fayard, 2006 p. 104.

[5] Jean-François Lyotard, Heidegger et « les juifs », Éditions Galilée, 1988, p. 15.

[6] « Une esthétique de l’ “après-Auschwitz”, et dans le monde techno-scientifique. Se demande-t-on pourquoi une esthétique ? Penchant singulier aux arts, à la musique ? C’est que la question du désastre est celle de l’insensible, j’ai dit : de l’anesthésie. J’en ai rappelé brièvement l’occurrence dans l’analyse kantienne du sublime. L’incapacité où l’esprit imaginatif est mis de produire des formes pour présenter l’absolu (la chose). Cette incapacité aux formes inaugure et scande la fin de l’art, non comme art, mais comme forme belle. Si l’art persiste, et il persiste, c’est tout autre, hors du goût, attaché à livrer et délivrer ce rien, cette affection qui ne doit rien au sensible et tout à un secret insensible » (Ibid., p. 77-78).

[7] Lyotard ne mobilise pas la catégorie du trauma. Mais il commente ce que Freud appelle « affect inconscient » : « Comment peut-on dire qu’il affecte ? Qu’est-ce qu’un sentiment qui n’est senti par personne ? [...] le silence dont s’entoure “l’affect inconscient” ne touche pas la pragmatique (le transfert d’un sens à l’allocutaire), il touche la physique du locuteur. Ce n’est pas que celui-ci ne peut pas se faire entendre, c’est que lui-même n’entend rien. Il s’agit d’un silence qui ne se fait pas entendre comme silence » (p. 30).

[8] Patrice Loraux, « Les disparus », dans L’art et la mémoire des camps. Représenter. Exterminer, dir. Jean-Luc Nancy, Paris, Seuil, 2001, p. 55.

[9] Ibid. p. 42.

[10] Ibid. p. 50.

[11] Françoise Davoine et Jean-Max Gaudillière, Histoire et Trauma, Paris, Stock, 2006, p. 61.

[12] Patrice Loraux, « Les disparus », art. cité, p. 55.

[13] Ibid. p. 47.

[14] Ibid., p. 48.

[15] Ibid., p. 55.

[16] Cf. Nicole Loraux, L’Invention d’Athènes : histoire de l’oraison funèbre dans la cité classique, Paris, Éd. de l’E.H.E.S.S., 1981.

[17] Le sublime, ici, n’est pas celui auquel Lyotard associe l’art post-moderne Le sublime rhétorique évoqué par Patrice Loraux est un sublime de mise en présence, pas de « présentation qu’il y a de l’imprésentable ». Il faudrait se garder en effet de trop opposer les perspectives des deux philosophes.

[18]  Patrice Loraux, « Les disparus », art. cit., p. 42.

[19]  Ibid., loc. cit.

[20] Jean-François Lyotard, op. cit., p. 20.

[21] Patrice Loraux, « Les disparus », art. cit., p. 56.

[22] Ibid., p. 46.

[23] Ibid., p. 54.

[24] Ibid., p. 57.

[25] Il faut regarder, sur cet aspect, cette vidéo-manifeste qui proteste contre la tendance du théâtre contemporain à heurter la sensibilité du public, voire à le malmener.

[26] Plotin, Traité 38 (VI,7), ch. 22, l. 22-36, Éditions du Cerf, Paris, 1988, traduction de Pierre Hadot légèrement modifiée par Anne-Lise Worms, « Les Grecs, la beauté, la vie ».

[27] Clifford Geertz, Savoir local, savoir global. Les lieux du savoir, PUF, 1986, p. 125.

 

 

La Beauté  n° 19

 

Préambule

« Revenir aux Grecs ? Pas si simple », écrivait Anne-Lise Darras-Worms dans son article intitulé «  les Grecs, la beauté, la vie ». Le texte de Pietro Pucci le confirme de façon spectaculaire. Nous y apprenons que jamais les Grecs, du moins les Grecs archaïques, n’ont qualifié de « belle » la poésie elle-même. C’est que pour eux, elle était bien plus que cela : « une distillation divine dans une bouche humaine ».

Ni l’Iliade ni l’Odyssée ne sont vraiment « beaux » : « L’Iliade se consacre à produire du kleos – réputation, gloire des anciens héros – », ce qui fait entrer le poème dans le voisinage du divin « indicible, terrifiant et exaltant » ; « et l’Odyssée se veut le poème de l’envoûtement et de l’enchantement ». Bref, « c’est avec les philosophes que la beauté de la poésie entre en jeu comme une sorte d’épithète et de prédicat reconnus », mais non sans comprendre alors des connotations qui la colorent d’une raison et d’une utilité pour nous, modernes, étrangères à elle.

Mais sommes-nous si certains, aujourd’hui, de savoir ce que « beau » veut dire ? Au cours des réflexions de chacun sur la beauté, nous n’avons pas cessé de rencontrer une nébuleuse d’autres termes qui s’y associent ou s’en distinguent. L’essentiel ne résiderait-il pas dans cette espèce d’index verbal ému (ému d’émotions diverses) qui nomme l’élan nous attachant à un texte ? Pour qualifier cet élan que les Grecs apparemment savaient si bien circonscrire (au point de le redouter), « beau » ne serait-il pas, à tout prendre, l’adjectif le plus simple, car le plus flou ?

H. M.-K.

Pietro Pucci est professeur de Lettres Classiques à Cornell University (New-York, USA). Il a publié notamment Odysseus Polutropos (trad. français : Ulysse Polutropos, Presses Universitaires du Septentrion, 1995) et The Song of the Sirens (Rowman & Littlefield Publishers, Lanham, 1998). Il est par ailleurs préfacier d'une édition italienne de Philoctète de Sophocle (Sofocle, Filottete, Rome, Fonazione L. Valla, 2003) et l'auteur d'un poème paru dans le numéro 133 de la revue Po&sie intitulé « Le ventre d'Ulysse » (2011). Pietro Pucci termine actuellement un manuscrit sur les tragédies d'Euripide (Euripides : A Revolution under Cover).

 

 



« Le beau » poétique (to kalon) d'Homère à Aristote

 

Pietro Pucci

13/04/2013

Quand Iris, la messagère de Zeus, vint rendre visite à Hélène, la plus belle femme du monde, elle la trouva dans son palais « tissant un grand tapis, double, de pourpre, sur lequel elle semait maints combats de Troyens dompteurs de chevaux et d’Achéens vêtus de bronze, combats que, pour elle, ils souffraient sous la main d’Arès ». (Hom. Iliade 3, 126-28).

Les scholies anciennes (bT 125-26) considèrent cette représentation de la guerre par  Hélène comme « l’archétype » de la poésie homérique et Paul De Man, interprétant ce tapis comme une métaphore de la poésie homérique, attribue ou transfère la beauté d’Hélène à la poésie elle-même [1].

Transférer la beauté de l’auteur à son œuvre tissée et, par métaphore, à la poésie homérique, est un geste critique qui révèle peut-être ce qui est implicite dans le texte ; mais on aimerait le voir confirmé par des assertions que la poésie homérique ferait sur elle-même. Cependant cette confirmation directe n’existe pas : exactement comme dans le cas d’Hélène, tout ce qui se réfère à la poésie est décrit comme étant beau, d’une beauté divine, par exemple la voix ou les instruments, mais la poésie elle-même, sa manifestation globale de forme et de contenu, n’est jamais accompagnée par l’épithète kalos qui en Grec désigne la beauté. Une formule à la fin du vers opi kalêi (« avec une belle voix ») loue la beauté de la voix des Muses lorsqu’elles chantent pour les dieux ou les hommes (Iliade I, 604, Od. 24, 60), de Calypso (Od. 5, 61), de Circé (Od. 10. 221), etc. ; elles chantent d’une belle façon (kalon aeidein) ; la lyre d’Apollon qui les accompagne est elle-même très belle, voire splendide (perikallês, Iliade 1, 603) ; sous forme de chants divins, la poésie naît d’êtres très beaux, parfois même d’Aphrodite (Eur. Helena, 1341-52) ; la poésie des hommes a souvent les mêmes privilèges puisqu’elle est inspirée par les dieux, et vient fréquemment à la vie avec l’aide de beaux instruments et est souvent soutenue par de beaux chœurs (Eur. fr. 453, 21). Mais la beauté ne constitue pas chez Homère – et dans la poésie archaïque en général – une épithète, un prédicat, et donc une caractéristique de l’être de la poésie.

C’est un phénomène curieux qui mérite d’être exploré.

Il y a peut-être quelques exceptions à cette règle castratrice, un ou deux cas douteux. Dans Iliade 18, 569-71, un enfant chante une complainte : « un enfant est au centre qui délicieusement (himeroen) joue d’un luth sonore, cependant que, de sa voix grêle, il chante une belle complainte (linon d’hupo kalon aeide) ». Dans cette traduction de Mazon, le linos, qui est une sorte de chant funèbre, serait beau, bien que son contenu soit lui-même triste. On aurait ici le témoignage de la valeur esthétique de la beauté du chant. Mais le mot kalon dans cette phrase doit probablement être pris comme un adverbe qui modifie le verbe aeidein (chanter) ce qui donne « il chantait le linos d’une belle façon » [2]. En effet, la définition de « la belle façon de chanter » correspond, dans le vers précédant, à la description du luth comme étant « sonore » (ligeiê) : dans les deux cas, c’est à la musicalité que l’on donne le prédicat de la beauté.

Dans la poésie épique et dans la description du chant lyrique qu’elle en fait, la production d’une belle voix est évidemment une priorité absolue de l’art. La première, la plus importante des Muses, est Calliope (Hésiode, Th. 79) dont le nom signifie « dotée d’une belle voix » : et bien qu’elle assiste les rois dans leur rôle d’arbitres, ce n’est pas la sagesse (sophia) qui est attachée à son nom.

Il y a de nombreuses raisons qui expliquent cet emploi limité de kalon pour désigner la poésie comme phénomène esthétique dans les textes homériques et, comme on le verra, dans la suite de la tradition poétique. Tout d’abord, le kalon se réfère surtout à une perception visuelle et auditive, donc, en principe, à quelque chose qui se montre, qui apparaît à la surface. Cette première connotation de kalon explique déjà son emploi pour indiquer des phénomènes qui sont immédiatement perçus, comme la musique et la voix. Cette connotation mettant en évidence l’aspect extérieur, l’apparence perçue par les sens, est moins heureuse que les connotations qui embrassent le phénomène esthétique sur des registres moins limités. Il y a un nombre extraordinaire de mots qui désignent un aspect plaisant, aimable, doux, et la nature inspirée de la création épique et lyrique, tel que himeroen (« aimable », Od. 17,518-19), hedu (« doux, plaisant » [3]) ; les composées du mot « miel » (meli) qui, en Grec archaïque, implique un rapport mythologique avec la prophétie et la vérité [4] ; les mots connectés avec kharis (grâce, faveur, hommage, charme etc.) qui se relient au divin à travers les Kharites (« les Grâces »), divinités qui accompagnent les Muses ; les mots qui indiquent l’inspiration des Muses et caractérisent donc la voix ou le chant comme étant divins (thespis: Od. 1, 328 et 8,498; Hymn Hom. Hermes, 442; Hesiode Th. 31). Le poète lui-même est appelé thespis aoidos, « chanteur divin » [5] qui, comme dit l’Od. 17, 385, « donne du plaisir en chantant (terpêisin aeidôn) ». Dans ce vers, on donne une définition presque « professionnelle » au poète odysséen.

C’est grâce à la collaboration entre le divin et l’humain à travers les Muses que la poésie grecque devient une expression unique, indépendante de toute autre expression, une distillation divine dans une bouche humaine.

Comparée à ces fortes qualifications esthétiques touchant à la grâce, au plaisir et à la nature divine du chant, non seulement la beauté paraît un prédicat faible pour dire l’être de la poésie, mais de plus elle trahit un manque de spécificité connotative, comme le montrent les exemples qui suivent.

Lorsque Ulysse veut célébrer le poète Demodokos qui chante la guerre de Troie pour les Phéaciens, il dit :

C’est beau (kalon) d’écouter un chanteur [6] comme celui-ci dont la voix (aoidê) est semblable à celle des dieux […] Il n’y a pas un moment plus charmant (khariesteron) que lorsque la joie règne parmi tout le peuple, et les convives au palais écoutent le poète, […] et les tables sont couvertes de pain et de viandes, et le servant puise le vin du cratère, l’amène et le verse dans les gobelets. Cela, dans mon cœur, me semble la chose la plus belle. (Od. 9, 3-11)

La performance du poète est belle précisément dans le déploiement de la voix, qui « est semblable à la voix des dieux ». Le poète ne sait pas comment définir cette beauté si ce n’est par une comparaison qui transforme la voix du poète en une voix qui n’est pas la sienne et dont la beauté est elle-même imaginaire. Même si l’empreinte divine présente dans la voix de Demodokos hausse sa beauté jusqu’à l’indicible et fait du chanteur le réceptacle de ce que les Muses et Apollon lui disent (Od. 8, 488-89), cet éloge ne mentionne aucune des qualités et attributs qui pourraient décrire la nature spécifique de la voix. On se souviendra que lorsque Hélène apparaît devant les vieux Troyens, sur la tour de Troie, ils la regardent et ne peuvent décrire sa sublime beauté qu’en disant : « son visage ressemble terriblement à celui des déesses immortelles » (Iliade 3, 158). Ici encore, comme dans l’exemple précédant, la description de la beauté d’Hélène est escamotée et remplacée par une comparaison avec la beauté divine [7]. Les rhéteurs louent Homère pour son immense virtuosité rhétorique : cette beauté dépasse donc la langue et l’imaginaire. En effet, elle va bien au-delà de la langue et de ce qu’elle peut dire et signifier.

Comme nous l’avons vu, la distinction entre la voix et le contenu du poème n’est pas toujours simple et nette, mais le texte la soutient avec cohérence. Les Sirènes invitent Ulysse à arrêter son navire et à « écouter [leur] voix » (Od. 12, 185) qu’elles qualifient immédiatement de « douce comme le miel » (meligêrun…opa 187) ; « celui qui l’écoute, disent-elles, retourne joyeux (terpsamenos « ayant pris du plaisir ») et sachant maintes choses, puisque nous savons ce que les Argiens et les Troyens ont souffert dans la vaste Troie, par la volonté des dieux et nous savons [8] tout ce qui arrive sur la terre nourricière » (188-91). A ce point, le narrateur Ulysse commente : « Ainsi dirent-elles, en lançant une belle voix » (opa kallimon 192).

Finalement, ce qu’Ulysse définit comme « beau » du chant et des connaissances que les Sirènes lui promettent, c’est la voix, ce qu’il a entendu : cette expression fait écho à la voix douce comme le miel des Sirènes, mais Ulysse omet tout jugement sur les connaissances extraordinaires qu’elles promettent de chanter, connaissances qui attisent son désir et sont source de plaisir (terpsamenos) [9].

Dans la mesure où to kalon (la beauté) caractérise une perception directe souvent visuelle ou auditive, liée à l’apparence des choses, c’est là une notion inappropriée pour définir le rôle poétique que les deux poèmes épiques se reconnaissent. L’Iliade se consacre à produire du kleos – réputation, gloire des anciens héros – et l’Odyssée se veut le poème de l’envoûtement et de l’enchantement (thelgein) [10]. Pour l’Iliade le respect de la vérité est essentiel et les Muses présentes aux évènements narrés en sont la garantie, comme le dit le poète en s’adressant à elles : « Vous êtes déesses, vous êtes présentes, et savez tout, mais nous [les poètes] écoutons seulement la réputation, et ne savons rien » (2, 485-86). Dans cette perspective, la beauté des grands et lumineux tableaux iliadiques  [11] est secondaire à leur vérité, à la splendeur des gestes et à la mort héroïque qui garantit la gloire.

L’Odyssée vante le pouvoir magique et envoûtant de sa poésie ; le plaisir est son but et son principal effet. Pour ces deux poèmes, la beauté n’est donc pas un attribut essentiel de leur fondement esthétique.

La fonction et le rôle à la fois éthique et social, hédoniste et théologique semblent être au centre de l’intérêt critique que les poètes épiques attribuent à leur poésie. Dans le poème pseudo-homérique Certamen Homeri et Hesiodi, Hésiode, qui est certainement un poète moins bon qu’Homère, gagne parce que la représentation de la paix est supérieure aux histoires de guerre.

En conclusion, bien que la beauté assiège le fait poétique – la beauté de la voix, la beauté de la lyre, la belle sensation d’écouter cette voix divine dans des occasions festives (Od. 9, 1-10) – dans la poésie épique archaïque, le fait poétique lui-même n’est pas célébré comme étant « beau » (kalon). La lumière divine éclaire les grands tableaux de l’Iliade lorsque les héros courent à la gloire et ils sont magnifiques pour nous, mais, pour le poète, ils participent aussi à un autre monde, dans lequel le divin est indicible, terrifiant, et exaltant.

Nous retrouvons, dans l’ensemble, la même situation dans la poésie lyrique et tragique. Pindare emploie kalon dans une belle métaphore suivant laquelle le chant épinicien est « la très belle rosée des Grâces » (I. 6, 64). Il fait ailleurs le même usage adverbial de kalon qu’Homère, par exemple dans I.,1, 46 (où le texte une fois de plus est ambigu et pourrait s’entendre comme l’ode est « une belle chose »).

Pindare fait un emploi très limité de kalon dans la sphère esthétique ; il préfère les images hardies, les métaphores, par exemple celles qui sont liées au champ sémantique de kharis : il appelle kharites (« charmes »), les poèmes et les chants (I, I, 6 ; 3,8 [12]), ceux de Dionysos (Ol. 13,19) etc. ; il considère les Grâces comme étant ses inspiratrices (Ol. 4, 9 ; et voir 14, 1-24 ; P. 9. 90, etc.).

Pour donner un exemple de la tragédie, Euripide parle de la poésie en termes traditionnels, et par conséquent, fait lui aussi un usage extrêmement rare du kalon dans la sphère esthétique. On trouve un bel exemple dans fr. 453, 21i, dans une ode en honneur à la Paix (« Eirene ») où, celui qui parle, dit : « Je crains que la vieillesse ne m’accable par ses épreuves, avant que je puisse regarder ta gracieuse saison (khariessan ôran) et tes chants avec leurs beaux chœurs (kallikhorous aoidas) et tes fêtes avec la joie des couronnes ».

La beauté n’ajoute ici qu’un détail à la mosaïque de cette joyeuse célébration. Euripide aime à représenter l’atmosphère de la création poétique avec tous ces attributs traditionnels, non sans quelque amusement ou ironie. C’est le cas du chœur qui chante :« Je ne cesserai d’unir les Grâces aux Muses dans la plus délicieuse des alliances. Puissé-je ne pas vivre sans la poésie (amousia [13]), mais porter toujours des couronnes [14]. Même vieux aède je célèbre encore la Mémoire (Mnemosyne), je chante d’Héraclès l’hymne triomphale, avec Bromios donneur du vin, avec la mélodie de la lyre aux sept cordes et la flûte lybienne » (Héraclès 673-84).

La douceur et le charme de la poésie sont évoqués à l’horizon de la présence des divinités traditionnelles, les Muses, leur mère Mnemosyne, les Grâces et Dionysos qui ont autorité sur la poésie, sans oublier de mentionner les deux instruments, l’un cher à Apollon, la lyre, et l’autre à la tragédie et à Dionysos, la flûte. On peut apprécier ici tant l’extase de pouvoir vivre en communauté avec les dieux de la poésie que l’exclusivité et la continuité de cette communauté. L’invention homérique est ici vécue comme une expérience de vie possible, faisant de la création poétique une sortie hors de notre monde, une immersion dans un univers musical où les dieux sont des compagnons musiciens.

C’est avec les philosophes que la beauté de la poésie entre en jeu comme une sorte d’épithète et de prédicat reconnus. Démocrite (fr. 18) dit : « Tout ce que le poète, inspiré par le dieu et par le souffle sacré, écrit (graphêi) est fort beau (kala karta) » [15]. Démocrite emploie un seul mot pour qualifier le fait poétique dans le champ esthétique et il a recours au mot « beau. » Dans un autre fragment (21), il voit l’inspiration et l’art (technique, tekhnê) comme étant alliées : « Homère étant doté d’une nature divine, créa par l’art (etektenato) un monde de toute sorte de vers ».

Platon reconnaît la beauté des poèmes épiques et de la poésie en général, et dans son Ion où il met en scène Socrate dialoguant avec Ion le rapsode, il fait dire à Socrate : « Car tous les poètes épiques, les bons poètes, ce n’est point par un effet de l’art, mais pour être inspirés par un dieu et possédés qu’ils débitent tous ces beaux poèmes » (Ion, 533 e, 7 et suiv., traduction L. Meridier).

Socrate parle des grands poèmes épiques comme si la qualification de « beaux » leur était naturellement attachée. Toutefois, comme le passage le met en évidence, la poésie étant pour Platon le produit de la possession divine et non de l’art des poètes, sa « beauté » est le seul jugement positif qui lui reste. La beauté de la poésie relève du charme et de la force magique (kêlesis) produits par le rythme, le mètre et l’harmonie et naît sans aucune participation de la raison (nous) de son créateur.

Tous ces arguments sont présentés et répétés dans l’œuvre platonicienne, en particulier dans le Ion et la République. Socrate, après le passage cité, poursuit : « Il en est de même des bons poètes lyriques : tout comme les gens en proie au délire des Corybantes n’ont pas leur raison quand ils dansent, ainsi les poètes lyriques n’ont pas leur raison quand ils composent ces beaux vers (ta kala melê tauta poiousin) ».

Cette reconnaissance semble être un hommage offert à la poésie et, en même temps, le prix qu’elle doit payer pour ce qu’elle est : simplement belle.

Socrate insiste sur le fait que les poètes sont possédés tout comme les Bacchantes, « car ils nous disent, n’est-ce pas, les poètes, que c’est à des sources de miel, dans certains jardins et vallons des Muses qu’ils butinent les vers pour nous les apporter à la façon des abeilles, en voltigeant eux-mêmes comme elles. Et ils disent vrai : c’est chose légère que le poète, ailée, sacrée » (534 a8 -b4).

Le ton devient ironique et amusant : Socrate « prend méchamment à la lettre les métaphores poétiques des poètes » (P. Murray : 118) ; mais il continue à parler de la beauté de leurs œuvres : ils « disent tant de belles choses sur les sujets qu’ils traitent… » (polla legontes kai kalà peri tôn pragmatôn 534 b8 et voir c2, d8, e 3, et 535 a1).

Dans la République, surtout au livre 10, la critique platonicienne de la poésie devient, comme on le sait, moins ironique et plus sérieusement radicale. La poésie d’Homère est exclue de la cité idéale. Car la poésie repose à trois degrés de distance de la vérité des formes. Étant donnée cette distance, si on ôtait à la poésie l’ensorcellement produit par le mètre, le rythme et l’harmonie, il ne lui resterait que de simples discours (logoi) sans intérêt (Rép. 601 b 1, Gorgias 501 d 1, etc.) [16].

L’esthétique platonicienne est fort complexe, parfois contradictoire, et la recherche moderne a développé un très riche corpus d’analyses et interprétations : mais, puisque je suis la trace incertaine de la « beauté », je dois laisser de côté ce vaste pan de la poétique de Platon.

J’ai suggéré deux raisons qui peuvent expliquer l’usage limité de la notion de kalon (la beauté) pour désigner le phénomène esthétique d’Homère à Platon. J’ai souligné que le kalon exprime la beauté en tant que perception directe, fréquemment par la vue, et en général par les sens, et que, lorsque les poètes parlent du contenu de leur poésie, ils ont recours à des notions éthico-sociales ou hédonistes. Eschyle met en avant la force persuasive de la justice divine et Sophocle la présence du divin, toute énigmatique et désespérante qu’elle soit.

Il reste cependant une raison supplémentaire pour comprendre comment joue le terme kalon dans l’esthétique grec archaïque : par rapport à l’emploi moderne du « beau », kalon contient un élargissement sémantique qui, pour nous, en trouble la clarté. Déjà chez Homère, kalon recouvre les connotations de « beau », « bon », « utile » et « noble », « honorable ». Mais, alors que ces connotations sont très rares, et en tout cas déterminées [17], chez Homère ou Hésiode, on assiste dans la littérature, la poésie lyrique et tragique, et dans la philosophie, à la généralisation d’un usage qui pour nous modernes semble une confusion connotative.

Lorsque Platon (Rep. 599 e 2-3) dit : « Si le bon poète compose bien (kalôs poiêsein) », il emploie le mot kalôs dans le sens de « bien, avec la connaissance de la vérité », et ajoute donc à kalon une connotation pour nous étrangère au « beau », et semble lui ôter toute spécificité strictement esthétique.

Hors du champ esthétique, Aristote (Eth. Nic.1115b 23) écrit : « C’est au nom du beau (kalou de heneka) qu’un homme de courage supporte et accomplit émotions et gestes propres au courage », un commentaire qu’il avait généralisé précédemment en disant, parlant du beau, que « c’est le but vers lequel la vertu se dirige » (1115 b 12-13).

Les interprètes sont déconcertés devant cette connotation de kalon, et ne savent comment la traduire : beautiful, fine ou noble en anglais ; beau ou bon en français etc. Comment est-il possible d’affirmer que la vertu se dirige vers le beau, qu’elle est recherchée pour la beauté ? Et comment entendre que chez Euripide et Platon la sôphrosune (modestie, sagesse) soit belle ?

Récemment Classical Philology a consacré un numéro spécial à « Beau et Bon » [Beauty and the Good] (vol.105, 2010) ; A. Kosman, ayant recueilli et illustré les passages les plus intrigants, se demande, conscient de son imprudence « si les Grecs avaient une conception du beau » (p.351). Naturellement, ils l’avaient, comme Kosman s’empresse de l’expliquer, mais pour le comprendre il faut partir de la notion et de l’expérience que les Grecs avaient de l’apparence. Pour nous, l’apparence tend à désigner la surface, le superficiel, le momentané, le simplement visible, le semblable, la fausse image etc., mais pour les Grecs l’apparence manifestait la splendeur de l’être (352-5) ; cette conception de l’apparence pour les Grecs, déjà mentionnée par Heidegger dans l’Introdution à la Métaphysique, expliquerait les nuances que kalon assume en Grec. Dans certains passages des textes que nous avons analysés, le kalon esthétique pourrait également avoir une connotation pratique ou morale. Ainsi, par exemple, dans le passage Ion 534 c2 : « kalôs poiein » est traduit par « composer avec succès » par Meridier, c’est-à-dire « bien composer [18]. »

Comme nous l’avons vu, Aristote utilise les différentes nuances de kalon ; cependant, dans la Poétique, dans les passages où il emploie le kalon au sens esthétique, il nous donne une illustration de ce que ce mot signifie pour lui. On sort finalement de l’indétermination de ce qu’est le kalon. On lit dans la Poétique (1451 b31) : « Puisque donc, la composition, dans la tragédie la plus belle (tês kallistês tragôdias), ne doit pas être simple, mais complexe, et de plus la tragédie doit imiter des faits qui suscitent la crainte et la pitié […] » ; ce passage nous montre que la beauté de la tragédie réside dans la composition de son intrigue. L’ordre de cette composition doit avoir comme but les effets propres à la tragédie, en d’autres termes, la structure de l’intrigue (mythos) doit harmonieusement combiner la séquence des actions avec la production des émotions. La tragédie est belle quand son intrigue a la mesure juste et une structure visant à l’effet tragique. Le texte le dit expressément (1450 b34-37) : « la beauté consiste dans l’étendue et l’ordre (to gar kalon en megethei kai taxei esti) ». Cette définition peut sembler un peu maigre et limitée, mais elle se réfère au principe de la beauté dans la nature : « De plus, puisque le bel animal et toute belle chose composée de parties supposent non seulement l’ordre dans les parties, mais encore une étendue (megethos) qui n’est pas n’importe laquelle, car la beauté réside dans l’étendue et dans l’ordre… »

Avec Aristote, l’œuvre poétique, en particulier la poésie épique ou la tragédie, est belle non parce qu’elle est bien interprétée par des voix divines, ou parce qu’elle est inspirée par un dieu, comme le pense encore Platon, mais parce qu’elle a la potentialité même de ce qui est beau dans le monde, qu’elle est en harmonie avec la beauté de la nature : « […] dans tous les êtres vivants, il y a quelque chose de naturel et de beau. Ce qui ne dépend pas du hasard mais existe en vue d’une certaine finalité appartient surtout aux œuvres de la nature. Le but pour lequel ces œuvres ont été organisées et subsistent, appartient au beau. » (Aristote, Parties des Animaux, 645a 22-26). C’est donc là le but de l’existence de la belle poésie qui a pour dessein de donner du plaisir et de créer par la structure et l’ordre choisis les émotions propres à chaque genre poétique.



[1] Blindness and Insight, 2ème éd. 1983, p.17.

[2] Voir Mark W. Edward, The Iliad : A Commentary, Cambridge University Press, 1991, et H. Ebeling, Lexicon Homericum, p.642 qui rassemble tous les exemples épiques de kalon aeidein, tous avec la même valeur adverbiale de kalon. Un autre cas ambigu se trouve dans Iliade I, 673 kalon aeidontes paiêona « chantant un beau péan » ou « chantant un péan de belle façon ». Ici aussi, la phraséologie homérique et les nombreux exemples de opi kalêi (« avec la belle voix ») favorisent la seconde interprétation.

[3] Les Muses elles-mêmes sont définies par heduepeia (la douceur du son de leurs paroles) Hés. Th.965 ; la qualification « douce » de la caractérisation de la poésie se trouve souvent chez Sapho et dans l’art post-homérique.

[4] Penelope Murray, Plato on Poetry, Cambridge University Press, 1996, pp.116-17. Les Sirènes définissent leur propre voix comme étant « douce comme le miel » ( meligêrun opa, Od. 12, 187), la même voix que le poète, avec ses propres mots, définit quelques vers plus bas comme étant « belle » (Ibid. 192).

[5] La formule fréquente pour désigner le poète (chanteur) divin est theios aoidos (Od. 8. 87, 539 ; 17, 358, etc.)

[6] La poésie épique à l’époque archaïque définit à la fois sa propre composition/récitation et le compositeur/récitant à travers les notions de « chanter » et de « chanteur », en référence à ce qui avait été une pratique véritablement musicale dans le passé. Mais à l’époque historique, à l’époque de l’Iliade et de l’Odyssée que nous connaissons, les poètes récitaient sans chanter, et sans accompagnement musical. (Gregory Nagy, « Early Greek views of poets and poetry » in The Cambridge History of Literary Criticism, vol 1, éd. par George A. Kennedy, Cambridge University Press, 1989, pp.4-8). Cela crée quelque cas difficiles : Hésiode Th. 22 dit que les Muses enseignèrent au poète « un beau chant » (kalên... aoiên, Mazon, Most), mais il pourrait vouloir dire que ce que les Muses ont appris à Hésiode, c’est sa poésie (voir 31-32). Toutefois, en 659, Hésiode rappelle ce même enseignement des Muses, et dit : « elles m’ont mis sur la voie d’un chant sonore » (ligurês... aoidês), et dans ce cas l’épithète montre qu’il fait référence à la voix.

[7] Giorgio Pasquali, dans une études sur les personnages beaux et laids chez Homère (Terze pagine stravaganti d’un filologo, Firenze, 1994, pp.99-118), remarquait que tandis que la laideur, par exemple celle de Thersite, est illustrée par des détails précis, par des attributs qui lui sont spécifiques, la beauté n’est jamais illustrée ou définie en tant que telle.

[8] Les Sirènes parlent comme des Muses : voir Hés. Th. 27-28 et Iliade 2, 485. Voir Pietro Pucci, The Song of the Sirens, Lanham, Boulder, New York, Oxford, 1998, pp.6-7.

[9] « Chanter » un contenu, suivant l’ordre des choses comme elles sont, se dit dans la langue d’Homère kata kosmon aeidein. (Od. 8, 488-90)

[10] Pietro Pucci, Odysseus Polutropos, Cornell University Press, Ithaca, 1987.

[11] Ciceron, Tusc. Dis.. V 39, p.114, parle en effet des tableux, des peintures qu’Homère nous donne à voir.

[12] « En récompense de ses gestes glorieux, il faut faire un hymne pour l’homme noble  et le louer avec des honneurs doux » (aganais kharitessin) (Pindare, I. 3,8). Dans ces emplois, kharis indique l’hommage poétique.

[13] La ré-étymologisation d’amousia est un acte créatif qui transmet le charme des Grâces au poète dans un speech-act.

[14] Les poètes portaient une couronne pendant la performance comme signe de dévotion aux Muses.

[15] Il y a un ton moderne dans ces quelques mots : l’emploi du verbe « écrire » (graphêi) pour parler de la production poétique, souligne que la poésie n’est plus essentiellement récitée, mais composée et lue ; la définition de cette écriture par la beauté est renforcée par l’allitération avec karta (« très »).

[16] L’opposition que Platon fait entre technique et inspiration poétique trouve un accueil favorable en latin où cette opposition s’exprime comme ars et ingenium.

[17] Un port utile (kalos liment) se trouve en Od. 6.623 ; le vent Borea est bon pour la navigation en Od. 14.253, 299 ; dans le sens de « bon, noble, honorable », Homère n’utilise kalon que sous la forme du neutre : par exemple « tu n’as pas bien parlé » (ou kalon eeipes) Od. 8.166, cf. 17.381, etc.

[18] P. Murray, p.114 : « dans cette section [533e-535 al] l’emphase est sur les poèmes qui sont « bien » ou « beaux ».

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