n° 4 - H. Merlin-Kajman, Enseigner avec civilité ? Trigger warning et problèmes de partage de la littérature

  

Littérarité n° 4

 

 

 

Préambule

Depuis septembre 2017, sixième rentrée de Transitions, de nouveaux sujets sont apparus dans nos échanges : échanges indirects sur le site (voir mon exergue sur Scum Manifesto et la réponse d’Hélène Merlin-Kajman, voir également la saynète de Pierre-Élie Pichot), échanges oraux à l’occasion du séminaire. Nous y avons parlé des trigger warnings – ces avertissements qui signalent qu’un texte pourrait déclencher des émotions négatives, voire traumatiques chez les lecteurs.trices – et débattu de l’interprétation de textes classiques comme des scénarios de violences faites à des femmes. Sujets nouveaux, certes : il semblerait qu’à Transitions, comme dans bien d’autres lieux de discussion, en France et ailleurs, les rapports de genre soient devenus une question centrale. Pourtant, et l’article d’Hélène Merlin-Kajman que nous publions aujourd’hui et qui porte donc sur les trigger warnings, le rend manifeste, ces sujets sont loin d’être entièrement inédits pour Transitions : nous en discutons lorsque nous parlons de la transmission des textes en classe, nous y pensons lorsque nous écrivons des saynètes liant littérarité et civilité et commentant des rapports sociaux, amicaux, des rapports de séduction, etc.

C’est là, me semble-t-il, l’un des points majeurs de la réflexion qu’Hélène Merlin-Kajman propose ici sur les trigger warnings, en questionnant la fausse évidence d’une proximité entre cette pratique et l’idée d’un partage civil des textes. L’intérêt d’une telle réflexion est double : elle permet d’abord de s’interroger à partir d’un véritable arrière-plan théorique sur ce qui, au départ, est un outil militant venu de la publication en ligne et qui reste très souvent l’occasion d’un débat superficiel (« Pour ou contre le trigger warning ? »). La démonstration articule les trigger warnings aux (re)définitions du trauma et au statut que nos sociétés donnent aux victimes de traumatismes.

Mais il s’agit également de considérer les trigger warnings, non plus seulement dans leur contexte immédiat, mais à travers une théorisation de la littérature dont les sources et les cadres sont tout autres. Ce qui intéresse finalement Hélène Merlin-Kajman, c’est l’usage de trigger warnings dans un contexte d’enseignement de la littérature. Or, cet usage, ou son refus, ne peut faire l’économie d’une articulation aux théorisations de la littérature et doit prendre garde à ne pas réduire la littérature à une somme de situations : pour Hélène Merlin-Kajman, « le trigger-warning repose sur une définition de la littérature très problématique, qui hyperbolise sa dimension référentielle au détriment de tout ce qui organise son adresse, et ce qu’on pourrait appeler son affectivité profonde. ».

Par ailleurs en mobilisant des catégories issues du XVIIe siècle (la « civilité » et l’« honneur » en particulier) et sa théorisation du « partage transitionnel », elle explique comment ces trigger warnings peuvent favoriser le partage traumatique des textes au lieu de l’empêcher. Ils priveraient les lecteurs.trices, l’étudiant.e et l’enseignant.e de la possibilité « s’identifier et de se désidentifier » aux situations et aux personnages, ce que permet le « partage transitionnel ». Au-delà du contexte de l’enseignement, c’est la possibilité de ne pas rester enfermé dans une unique identité qui est selon elle mise en danger, l’enjeu est dès lors politique.

Les trigger warnings sont apparus comme une pratique de protection dans des espaces de publication ouverts et horizontaux, leur statut est en train de changer, l’usage qu’on en fait également. Hélène Merlin-Kajman, dans ce texte, prend acte de ce changement, en tire les conséquences et nous invite, fortement, à en faire de même. Avec elle, Transitions continue d’explorer ses lieux de discussion, sans cultiver l’opposition systématique, comme elle le signale dans son post-scriptum, mais en s’appliquant à construire et à penser ses désaccords.

M. F.

 

Hélène Merlin-Kajman est professeure de littérature française du XVIIe siècle à l'université Sorbonne Nouvelle Paris 3, elle est la fondatrice et présidente du mouvement Transitions. Elle a récemment écrit et publié Lire dans la gueule du loup. Essai sur une zone à défendre, la littérature (Gallimard, 2016) et L'animal ensorcelé. Culture, Littérature, Transitionnalité (Ithaque, 2016).

 

 



Enseigner avec civilité ?
Trigger warning et problèmes de partage de la littérature

 

 

 

Hélène Merlin-Kajman

03/03/2018
                                        

  

« “Trigger warning” : Avertissement qui prévient qu'une œuvre contient des éléments pouvant déclencher le rappel d'un traumatisme. » (Wikipédia)

Dans mes deux derniers livres[1], j’ai amorcé la théorisation de ce que j’appelle la « transitionnalité » de la littérature et présenté les raisons de la défendre. Par ce concept de « transitionnalité », je cherche à placer la littérature sous le signe d’une transmission et d’un partage spécifiques, transmission et partages transitionnels que j’oppose à d’autres types de partage et de transmission, notamment ceux que j’appelle « traumatiques »[2]. À propos de ces derniers, ma réflexion m’a progressivement amenée à repérer leur présence actuelle dans l’enseignement et la théorie littéraires, présence souvent revendiquée et volontaire quoique sous d’autres vocables ; ainsi que dans certaines esthétiques, notamment post-nietzschéennes et post-batailliennes. J’essaie de montrer que le partage transitionnel de la littérature, au contraire de sa transmission traumatique, est capable de desserrer l’emprise traumatique qui pèse sur nos existences : je tiens pour acquis en effet qu’aucune vie humaine n’échappe à ce risque[3], même quand on n’a pas connu de « traumatisme » grave[4].

 

Si le trauma relevait simplement du domaine idéologique, je dirais que mon but, en établissant cette distinction entre le partage transitionnel et la transmission traumatique de la littérature est un but politique. En effet, j’interroge, comme on le faisait aux beaux temps des luttes idéologiques de la « modernité », un impensé des théories de cette même modernité, théories sous l’autorité desquelles il me semble que nous nous plaçons encore souvent pour penser la question de la transmission culturelle, comme j’ai essayé de le montrer dans La Langue est-elle fasciste ?[5] ou dans L’Animal ensorcelé. Mais cet impensé que je décèle dans ces théories n’est pas un impensé de classe ni de genre, raison pour laquelle je préfère parler de perspective quasi politique[6]. C’est un impensé, disons, historico-traumatique : il concerne ce que Patrice Loraux appelle « l’affectivité commune », ses réglages et son dérèglement[7]. Je cherche à le combattre, et à combattre cette transmission, en les décrivant tout d’abord, en leur opposant ensuite ce que j’appelle donc un mode transitionnel de transmission. Et ce mode de transmission, je le rattache parallèlement à la civilité.

Le lien que je prétends établir entre civilité et transmission de la littérature suscite beaucoup de soupçons. En général, quand je présente cette réflexion, seule ou avec des membres de Transitions[8], les réactions prouvent que bien des enseignants et des enseignants-chercheurs considèrent au contraire de leur devoir de « secouer » les élèves ou les étudiants, voire de les choquer, et ne voient dans la civilité qu’un mot qui entraîne avec lui tout à la fois des principes de distinction (de classe ou d’habitus) et des normes de bienséance, voire des interdits dont le classicisme est supposé fournir le modèle répulsif. Les enseignants et les enseignants-chercheurs voient dans la secousse ou le choc les signes salvateurs d’un début de prise de conscience, d’arrachement aux préjugés moraux et politiques dont les élèves sont évidemment habités et que l’École se donne pour charge de combattre sinon de dissiper.

Les modèles sous-jacents à ce type de projet pédagogique sont nombreux, et je ne prétends pas les résumer ici. Il y a d’abord la tradition des Lumières, tellement invoquée en France depuis quelques années pour contrer le « retour du religieux », perçu dans l’ensemble sous l’angle de la calamité pour des raisons évidentes et légitimes. Les modèles issus de la tradition des Lumières ont en commun une certaine foi dans la rationalité de l’esprit critique, qu’il conviendrait d’éveiller activement chez les élèves et les étudiants. S’il fallait nommer un auteur, et un texte, emblématiques de cet idéal, il me semble que ce serait Voltaire, et Candide. Le conte de Voltaire, en effet, passe en revue et décrit les situations les plus violentes (viol, esclavage, torture, atrocités diverses dont le tremblement de terre de Lisbonne) pour provoquer l’indignation par le moyen mélangé du choc et de l’ironie, de la satire et de la caricature, du grossissement des effets, des détails crus tout à la fois absurdes et cruels.

Les mots d’ordre plus directement issus de la modernité sont plus radicaux. La transgression, notamment la transgression des normes de la bienséance, a été considérée comme le meilleur agent possible de la subversion, autre mot d’ordre de la modernité. La transgression, autant dire un choc salvateur. L’an dernier, au cours de journées de formation permanente organisée par l’Académie de Créteil avec Transitions, des enseignants du secondaire (collège et lycée) ont exprimé leur souci de « secouer » leurs élèves. Une enseignante de lycée a notamment raconté comment, tous les ans, elle emmenait ses élèves au musée d’Orsay, et là, directement devant L’Origine du monde de Courbet, sans la moindre préparation. Et il suffit d’aller au théâtre un peu régulièrement pour constater qu’y règne l’esthétique du choc (qui demande nécessairement une surenchère constante), à laquelle est manifestement confiée une mission de dénonciation.

Les collègues habités par ces convictions nous soupçonnent, voire nous accusent, de proposer un rapport aux textes littéraires qui reviendrait à y installer de la censure, à édulcorer les messages, à revenir à un corpus un peu trop noble et un peu trop bienséant, un peu moralisateur voire pudibond. La civilité n’a pas bonne presse, et sa défense est très difficile à justifier dans le contexte de la transmission des textes littéraires : qu’est-ce que nous voulons dire par là ? Outre que nous ne sommes pas nécessairement d’accord entre nous, nos positions rencontrent un scepticisme plus ou moins bienveillant.

 

Trigger warning et civilité

 

Or, voici qu’une pratique d’enseignement en pleine expansion, mais qui fait l’objet d’une polémique passionnée aux USA, se recommande précisément de la « courtesy » : il s’agit du « trigger warning », « avertissement qui prévient qu'une œuvre contient des éléments pouvant déclencher le rappel d'un traumatisme » selon la définition de Wikipédia[9]. Même si, sauf exception, cette pratique n’est pas encore encadrée de règlements sur les campus, elle fait toutefois l’objet de demandes provenant des étudiants, et de litiges dont certains ont déjà fait date[10]. De ce fait, même en-dehors d’une judiciarisation précise, les enseignants de littérature sont incités à avertir leurs étudiants (« warning » signifie avertissement) qu’une œuvre littéraire ou artistique, un document ou tout simplement un cours, sont susceptibles de déclencher (« to trigger ») un choc trop violent, de produire un malaise émotionnellement trop déstabilisant pour eux, pour leur sécurité psychique (ou psycho-sociale), afin qu’ils puissent se soustraire à cette blessure. De façon plus générale, le but des trigger warnings est qu’ils se sentent en sécurité dans les cours : en effet, généralisée, cette pratique les assurerait qu’ils n’auraient jamais de surprises pénibles. Car le corollaire du trigger warning, c’est que les étudiants peuvent ne pas assister au cours dont le contenu va les heurter trop violemment et les mettre en trop grande difficulté devant les autres ; et ils sont autorisés à sortir pendant le cours s’ils n’en supportent pas la teneur.

Je pourrais hâtivement résumer en disant : « ils sont donc autorisés à se soustraire à de la transmission traumatique ; par conséquent, le trigger warning est une pratique qui peut contribuer au partage transitionnel que nous appelons de nos vœux[11] ».

Cette conclusion semble corroborée par le fait que les adversaires du trigger warning invoquent eux aussi, comme les adversaires des propositions « transitionnelles », le danger de censure que fait encourir cette pratique : « Some professors believe they build trust. Others think they stifle free discourse[12] ».

De fait, la situation semble bien se résumer pour beaucoup à cette alternative, comme le fait l’introduction d’un livre collectif très récent intitulé Trigger warnings : history, theory, context :

Are trigger warnings merely a courtesy ? Are they an imposition on academic freedom ? Should institutions regulate their use ? Should individual instructors decide[13] ?

            

Les USA ont une puissance d’exemplarité que nous leur connaissons tous. Il est donc évident que le trigger warning va bientôt faire son apparition ailleurs qu’aux USA, comme c’est déjà le cas en Grande-Bretagne[14]. Il y a donc urgence à se pencher sur la question.

 

Repartons de cette alternative : cette pratique du trigger warning relève-t-elle de la courtoisie la plus élémentaire, ou bien constitue-t-elle une forme inédite de censure ?

Cette objection de la censure est évidemment majeure. Cependant, elle constitue à certains égards un cercle vicieux. En effet, il faut souligner que l’enseignement de la littérature tel qu’il a été dénoncé par la modernité était précisément accusé d’exercer une censure sur les œuvres et sur le langage à travers la sélection des textes et les valeurs qu’on les chargeait de représenter[15]. Or, c’est cette dénonciation d’une censure idéologique diffuse (morale, sociale, politique, logocentrique), qui a justifié a contrario les pratiques placées sous le signe de la transgression et de la subversion. Il faudrait par conséquent intégrer ce facteur dans l’analyse du trigger warning : le phénomène ne succède-t-il pas à une période d’enseignement fondée sur le privilège accordé à des textes et des œuvres choisies en raison de leur potentiel transgressif, ne constitue-t-il pas une forme de réaction à cette logique pédagogique fondée sur l’agression des conforts idéologiques et moraux des élèves et des étudiants au nom de la défense de la liberté d’expression et de l’esprit critique ? Ainsi s’expliquerait notamment la raison pour laquelle les enseignants se divisent sur la question non seulement en raison de clivages idéologiques mais aussi générationnels. Comme le soulignait en 2015 Joan Bertin, « executive director » de la National Coalition Against Censorship commentant l’enquête réalisée par cette dernière à ce sujet, les universitaires les plus jeunes sont plus ouverts au trigger warning que leurs aînés : « Certains disent même qu’ils auraient souhaité qu’on leur fournisse des avertissements de ce type au lycée par exemple ». Elle concluait en disant que ce fossé générationnel à propos du trigger warning mériterait une enquête plus approfondie[16].

J’ai essayé d’aborder ces questions dans mes livres. Mais je n’y parle que de la France. On peut seulement imaginer, vu l’impact que la French theory a eu aux USA, que ces décisions de la modernité n’ont pas concerné que la France, et que certains des facteurs que j’ai cherché à mettre en lumière, notamment le sillage traumatique laissé par le génocide nazi, ont eu tout simplement une résonance mondiale.

Mais dans les lignes qui suivent, je voudrais me contenter de poser la question suivante : dans la pratique du trigger warning, s’agit-il d’aucune manière de civilité ? Ne s’agit-il pas plutôt de tout à fait autre chose ?

 

À première vue, on est tenté de répondre : « oui, le trigger warning est une pratique éminemment civile puisque son but est d’épargner à autrui une agression traumatique ; du reste, tous les textes qui défendent cette pratique insistent sur le fait qu’elle vise à procurer aux étudiants un environnement fiable, sécurisant (“safe”, “secure”). Or, la civilité n’est-elle pas constituée par l’ensemble des manières qui visent à organiser un vivre-ensemble non seulement pacifique et accueillant, mais aussi agréable à tous ? »

Voici en effet la définition de la civilité donnée par le dictionnaire de Furetière, le premier dictionnaire monolingue français paru à la fin du XVIIe siècle : « Manière honnête, douce et polie d'agir, de converser ensemble. On doit traiter tout le monde avec civilité. » Dans cette définition, le verbe « converser » a encore son sens ancien : converser, c’est partager l’usage de la vie – donc, vivre ensemble, au sens quotidien, ordinaire, du terme. La définition de la civilité engage donc un certain mode de sociabilité. Comment vit-on ensemble ?

Idéalement, on pourrait répondre : il faut vivre ensemble bien ; pas de vivre-ensemble sans bien-vivre. Seuls les barbares ne cherchent pas à bien vivre les uns avec les autres : la brutalité est leur habitude. Mais cette opposition si fréquente, qui fait de la civilité le contraire de l’incivilité, de la grossièreté, de la brutalité, voire de la barbarie – bref, de manières de vivre qui sont à peine des manières –, ne nous aide en rien à comprendre les enjeux de la civilité[17].

D’abord, il convient de rappeler que dès que l’exigence de civilité s’est installée en Europe, elle a fait l’objet de critiques très vives qui se sont poursuivies, on vient de le voir, dans la modernité. On peut songer à toute la tradition qui, comme Alceste, l’a associée à une hypocrisie mondaine (une distinction), et a préféré privilégier la franchise des manières. Cette franchise peut aller jusqu’à la parrêsia[18] d’un Rousseau par exemple : et tant l’esprit critique des Lumières que la volonté de transgression, en un sens, peuvent s’en réclamer. Mais la franchise constitue aussi le socle de la familiarité[19], qui constitue une autre manière de « converser » que la civilité. À l’extrême opposé, on rencontre la déférence (vs humilité), qui décrit encore un autre régime de sociabilité. Ainsi, les relations hiérarchiques, qui organisent tout particulièrement la vie publique, officielle, cérémonielle, mais peuvent aussi organiser d’autres liens et d’autres situations (dans la famille par exemple), sont soutenues par des valeurs comme l’honneur, la dignité, l’obéissance, voire la soumission : et il ne s’agit pas, dans ce cas, de civilité.

Aujourd’hui, nous sommes habitués à considérer les valeurs du respect et de la dignité comme des valeurs « civiles ». Mais ce n’était pas le cas au XVIIe siècle. Pour le dire vite, la « dignité », à Rome puis dans l’Occident de l’Ancien Régime, a d’abord désigné un statut dont seules certaines personnes étaient revêtues – comme le roi, pour prendre l’exemple le plus évident, revêtu de la dignité royale – , et dont elles devaient soutenir le caractère. La société d’Ancien Régime, très hiérarchisée, était une société fondée sur l’honneur plus que sur la civilité, qui n’en était alors qu’à ses balbutiements[20]. Mais à partir de la Renaissance, ou juste un peu avant – on cite Dante généralement, ou encore De la Dignité humaine (1486) de Pic de la Mirandole –, la dignité a commencé à migrer et à devenir un attribut de l’être humain en tant que tel (du moins en droit), migration qui introduit une contradiction qu’on pourrait dire proto-démocratique au sein de la société hiérarchique. L’exigence de civilité s’est développée sur la base de cette dignité partagée par tous en tant qu’êtres humains.

Il existe donc plusieurs styles de vivre-ensemble, plusieurs économies ou dispositifs de convivialité ou de sociabilité. La définition de Furetière le donne clairement à entendre du reste : « On doit traiter tout le monde avec civilité ». Jamais Furetière dirait que l’on doit traiter tout le monde avec déférence ou avec respect, ni avec familiarité. La civilité implique, en droit sinon en fait, une universalité et une égalité de traitement qui ne sont pas du tout comprises dans la déférence, évidemment, foncièrement inégalitaire. Elles ne constituent pas non plus un enjeu pour la familiarité : outre que dans la familiarité, les manières n’ont pas besoin d’être « honnêtes, douces et polies », elles peuvent également être très inégalitaires.

Je reformule donc la question concernant le trigger warning : quel style, quel modèle de vivre-ensemble postule-t-il ? S’agit-il vraiment de civilité ? Le partage de la littérature (pour m’en tenir à cette discipline et cet objet) qu’il présuppose et promeut est-il civil, est-il transitionnel ?

 

Trauma et traumatisme

 

Pour envisager cette question, repartons de la définition donnée par Wikipédia : « avertissement qui prévient qu'une œuvre contient des éléments pouvant déclencher le rappel d'un traumatisme ». Même si, d’évidence, elle ne rend pas compte de toutes les situations prévues par l’injonction du trigger warning et de toutes les raisons avancées pour en justifier la pratique (je vais venir à ces situations et ces justifications un peu plus loin), elle attire notre attention sur une difficulté. « Rappel d’un traumatisme » : l’expression fait en effet problème à plus d’un titre. Elle est révélatrice des transformations advenues depuis une vingtaine d’années dans notre représentation dudit « traumatisme ».

Dans un dictionnaire de psychanalyse paru en 2003, Jacqueline Rousseau-Dujardin rappelle une distinction utile entre « traumatisme » et « trauma » : « traumatisme s’applique à l’événement extérieur qui frappe le sujet, trauma à l’effet produit par cet événement chez le sujet, et plus spécifiquement dans le domaine psychique. » Selon cette distinction, le traumatisme est du côté de l’événement, le trauma du côté de l’effet psychique.

Si l’on résume la façon dont Freud définit le trauma dans Au-delà du principe de plaisir (1920) [21], on peut dire qu’il s’agit d’une blessure laissée dans l’inconscient par une excitation hyper-intense dont l’appareil psychique ne parvient pas à réduire l’excès faute de réussir à la lier en représentations, à la filtrer, à la tamiser par ce que Freud appelle le « pare-excitation », à l’apprivoiser peut-être même. En ce sens, le trauma se signale par une pauvreté en représentation, voire une absence de représentation. Le névrosé de guerre, par exemple, fait toutes les nuits le même cauchemar qui lui donne à revivre la scène de bataille où il a vu mourir l’ami combattant à côté de lui sans pouvoir lui porter secours. Le névrosé de guerre est obnubilé par un réel qui se répète à l’identique sans que plus rien de nouveau puisse s’accrocher à ce souvenir passé, sans que plus rien de mouvant puisse enfin déplacer la scène, laquelle est donc davantage une hallucination qu’un souvenir.

On voit bien une première difficulté : si l’on se tient au pôle de l’auteur (de la source productrice d’un texte littéraire), le trauma, selon sa définition psychanalytique, ne peut pas faire l’objet d’une représentation. Le trauma n’est pas un objet référentiel. Il n’est pas transmissible au titre d’un contenu narratif, d’autant que le plus souvent, il n’est pas, en fait expérimenté par le sujet, qui souvent ne se souvient même pas de ce qu’il a vécu, ou s’en souvient pauvrement. On connaît le problème du silence des survivants, des rescapés : ce qu’ils ont vécu leur apparaît souvent impossible à eux-mêmes, et ce vécu se présente à eux comme disloqué, en miettes, tout comme leur existence. C’est exactement ce que Cathy Caruth, chercheuse pionnière en matière de « trauma studies » dans le champ de la littérature, a traduit avec le beau titre de son livre : Unclaimed experience[22]. Le trauma ne se fait connaître, précisément, que par ses effets après-coup, des effets caractérisés par du figement, de l’appauvrissement des affects[23]. Du figement, donc, et de la répétition – ce que Lacan appellera « réel » par différence avec « réalité » : le réel, l’intraitable, ou ce qui revient toujours à la même place sans déplacement possible, sans enchaînement au mouvement de la vie, et qui de ce fait est aussi l’impossible. Le trauma barre l’accès à la réalité, laquelle n’existe que d’être symboliquement partagée[24]. Et c’est bien sûr l’enjeu de notre réflexion. Pour l’être humain, la réalité n’est pas là comme ce contre quoi nous butons et auquel un instinct, des réflexes nous permettent immédiatement de répondre, mais elle doit être mise en signes communs pour exister pour tous : elle doit être symboliquement partagée à travers des signes mis en commun[25].

La formule, « rappel d'un traumatisme », présente dans la définition du trigger warning, est donc équivoque : de ce qui précède, il est aisé de conclure que ce qui, au sens psychanalytique, « rappelle » un trauma est propre à chaque individu. Car c’est une trace plutôt qu’une représentation. On voit donc combien le trigger warning manque de pertinence du point de vue d’une théorie psychanalytique du trauma : comment savoir d’avance ce qui, d’un texte, peut rappeler un trauma ? Tout est possible, en un sens, tout et n’importe quoi[26] !

Cependant, Jacqueline Rousseau-Dujardin distingue « trauma » et « traumatisme » : le traumatisme, lui, renvoie à « l’événement extérieur qui frappe le sujet ».

Dans leur livre intitulé L’Empire du traumatisme (paru en 2007)[27], Didier Fassin et Richard Rechtman retracent la « double généalogie », psychiatrique et psychanalytique d’un côté, sociale et juridique de l’autre, qui a progressivement transformé le concept psychanalytique de trauma en « notion de sens commun[28] ». Le « traumatisme », « nouveau langage de l’événement », est devenu selon eux « un fait anthropologique majeur » du monde contemporain. Le traumatisme, précisent-ils encore, établit « le lien douloureux qui relie le présent au passé », « la justesse des plaintes et la justice des causes » et « délimite la manière empirique dont les sociétés contemporaines problématisent le sens de leur responsabilité morale à l’égard des malheurs du monde. »

De fait, le traumatisme présente aujourd’hui dans nos discours, dans notre regard sur le monde, du moins dans les sociétés occidentales dites « avancées », un caractère d’évidence qu’il ne présentait pas il y a encore une vingtaine d’années. Le traumatisme suscite désormais notre immédiate sympathie pour celui qui l’a subi. Nous nous imaginons à sa place – ou plutôt, nous imaginons une horreur que nous ne pouvons nous représenter jusqu’au bout[29]. Bien sûr, ceux qui sympathisent avec lui peuvent très bien avoir aussi subi un traumatisme. Mais, même dans le cas d’une identité de « vécu » traumatisant, la définition du traumatisme comme événement extérieur présuppose encore qu’on puisse le reconnaître et l’identifier au moyen d’une capacité compassionnelle, laquelle repose sur ce qu’on pourrait appeler une identification limite : nous nous identifions alors sur la base d’une définition quasi animale de ce que c’est qu’être humain[30], et sur la base d’une projection imaginaire dans la situation vécue par la victime, mais une projection rapidement saisie par l’horreur et la pétrification.

Le mot « victime » change en quelque sorte de valeur, ou de valence : il se met à désigner quelque chose comme un état, l’état de quelqu’un qui a souffert un événement objectivable. Car le traumatisme ne désigne plus tant, alors, la blessure laissée dans l’inconscient par une excitation hyper-intense et dont l’appareil psychique ne parvient pas à réduire l’excès parce qu’il ne parvient pas à la lier en représentations : ce phénomène est forcément variable selon les psychismes individuels. Mais il désigne un événement objectivement insoutenable, et en quelque sorte injuste, vécu soit par un seul (accident, viol, torture, etc.), soit collectivement (tsunami, bombardement, massacre, etc.). Il est alors considéré dans sa réalité événementielle presque indépendamment de l’histoire du sujet, en tout cas de son histoire psychique. Et il transforme l’individu qui l’a subi en victime disposant de droits à la réparation en vertu de cette injustice qui lui est associée, que cette réparation soit thérapeutique, symbolique, économique, judiciaire, politique, ou tout cela à la fois.

Comme le soulignent Fassin et Rechtman, qui analysent aussi ces politiques de la réparation, il s’agit là d’un glissement important : « le traumatisme n’est pas seulement l’origine d’une souffrance que l’on soigne, il est aussi une ressource grâce à laquelle on peut faire valoir un droit. » Cynisme, alors ? Le traumatisme est-il le nom d’une instrumentalisation du trauma ? C’est la question que se posent les auteurs, et qu’ils rejettent : à leurs yeux, le fait de reconnaître le traumatisme dans sa dimension de ressource constitue « un enjeu éthique : en affirmant cette dimension tactique du traumatisme, nous reconnaissons l’intelligence sociale des acteurs[31] ».

 

Des enjeux de dignité et d’honneur

 

Il me semble comprendre que c’est cette perspective qui se trouve mobilisée dans la pratique du trigger warning, au prix d’une transformation du champ entier de la sociabilité : la sociabilité entière se colore d’un potentiel traumatisant, et ses membres doivent en quelque sorte en conjurer solidairement la menace et en assumer collectivement la responsabilité. Pour le trigger warning, tout individu (élève, étudiant) est en effet considéré comme victime potentielle, et ceci en deux sens.

D’abord, conformément à la définition de Wikipédia, on considère que dans un groupe donné, potentiellement, des individus ont été victimes d’un traumatisme et sont donc en droit d’être protégés, par exemple en se soustrayant à une œuvre risquant de le leur rappeler sous forme d’un choc émotionnel trop grand (ici, on rejoindrait presque le sens psychanalytique du terme, mais au prix d’un déterminisme à la fois mécaniste et littéral) : le texte risquerait de relancer l’effet de répétition du trauma ; et il le ferait pas le biais d’un contenu supposé référentiellement analogue sinon identique à l’événement traumatique.

Ensuite, dans un groupe donné, le contenu traumatisant d’une œuvre pourrait transformer l’individu exposé à elle en victime. L’événement traumatique, extérieur au sujet, serait, en ce cas, directement constitué par l’exposition au texte lui-même, c’est-à-dire à son contenu référentiel : c’est lui qui constituerait l’agression traumatique inédite frappant de l’extérieur le sujet.

La pratique du trigger warning recatégorise donc les individus : ils sont en fait devenus statutairement des victimes, des victimes réelles ou des victimes en puissance. On parle en effet du « statut de la victime ». Sur la page « Qu’est-ce qu’une victime » de l’Institut de victimologie, on peut lire : 

Être victime, permet d'obtenir un statut qui donne des droits :

                         droit d'accéder à la justice

                         droit à être informé

                         droit à être assisté ou accompagné

                         droit à obliger l'État à enquêter efficacement

                         droit à un procès équitable

                         droit à être indemnisé

                         droit à être protégé

                         droit à être pris en charge

                         droit à être traité avec compétence[32].

On peut supposer que le trigger warning constitue une sorte d’extension des trois derniers droits : droit à être protégé, droit à être pris en charge et droit à être traité avec compétence[33]. Mais il s’agit là d’une extension de la définition statutaire de la victime, extension telle que l’individu victime n’est plus rien d’autre que ce statut, comme si le figement traumatique était son lot, sa seule dignité, voire son seul honneur, comme si elle avait droit à des réparations au-delà du domaine du droit. Il s’agit bien alors d’un statut au sens ancien du terme : d’un état.

           

Les autres définitions du trigger warning confirment cette analyse. Jusqu’à présent, je n’ai considéré que la définition de Wikipédia. Or le trigger warning se dit en des termes plus larges : il s’agit d’avertir les étudiants des contenus du cours qui pourraient les « choquer » ou les « offenser », afin qu’ils puissent se soustraire à cette détresse, ce malaise, voire ce nouveau trauma. Un verbe revient souvent : to offense. Un texte paru en 2015[34] et qui semble avoir fait date évoque les nombreuses œuvres du « canon » littéraire occidental contenant « triggering and offensive material », un matériau déclencheur offensant. Si « triggering » semble ici ne concerner que le rappel d’un traumatisme vécu, « offensive » semble renvoyer à un aspect potentiellement insultant des textes en question. L’adjectif « offensive », le nom « offence » et le verbe « to offend » viennent du latin via le français médiéval : même si to offend ne signifie pas « blesser quelqu’un dans sa dignité ou dans son honneur par la parole ou par l’action » aussi fortement que le verbe français « offenser » (définition du Petit Robert), les verbes anglais et français se recoupent tout de même largement. Quant aux noms « offense » et « offence », ils semblent encore plus proches.

Le trigger warning s’alimente donc à des considérations de dignité voire d’honneur. Du reste, l’expression « triggering and offensive material » est commentée par une proposition qui ne laisse pas de doute sur le sujet : « that marginalizes student identities in the classroom ». Le matériel blessant en question, déclencheur et offensant, et qui exige de ce fait qu’un avertissement en soit donné, aurait donc pour effet de « marginaliser des étudiants dans la classe en raison de leur identité » :

These texts, wrought with histories and narratives of exclusion and oppression, can be difficult to read and discuss as a survivor, a person of color, or a student from a low-income background.

Ces textes (i.e. du canon), forgés dans l’histoire des exclusions et de l’oppression et nourris de leurs récits, peuvent être difficiles à lire et à discuter pour un survivant, une personne de couleur ou un étudiant d’un milieu pauvre.

 

Ici, le survivant à un traumatisme, la personne de couleur et l’étudiant d’origine populaire s’identifient tous comme victimes demandant à être reconnues. On insiste beaucoup sur le silence auquel les condamnent de tels textes offensants et traumatisants : exposés à eux, les étudiants risqueraient de perdre la face, de perdre leurs moyens sous le poids de ce passé blessant renvoyé par ces textes et leur contenu insultant, choquant. C’est donc la substance honorifique des étudiants qui se trouve attaquée : ces textes sont susceptibles de les maltraiter en les traitant mal (en les « traitant »). D’où leur droit à ne pas assister à ces cours, un droit acquis, en somme, en tant que victimes des hiérarchies passées.

La demande de trigger warning est donc une demande de reconnaissance de la honte passée et de réparation, une réparation qui consiste à retourner cette honte en honneur récupéré, dirais-je. Ce qui est réclamé, c’est la restauration de la dignité ; mais pas une dignité humaniste, pas une dignité commune à tous, universelle – celle-ci, elle serait récupérée, par exemple, dans le partage du logos pendant les cours, par le seul fait de faire valoir l’égalité du logos et le tort subi d’avoir été ou d’être sans part[35]. Ici il s’agit plutôt d’une dignité spécifique, la dignité particulière de ceux à qui on a fait outrage de façon spécifique et quasiment statutaire.

Même si, en principe, les traumatismes sont variés et font l’objet de listes complexes comprenant des items bizarres, tendanciellement il me semble qu’ils tendent à trois catégories, lesquelles dessinent des « minorités » : minorités des femmes-violées-violables ; minorités raciales ; minorités de classes. Par le passage par le concept d’« identité », l’inégalité sociale et politique ne se dit plus en termes de domination et, potentiellement, en termes d’émancipation et de luttes politiques, mais se reconfigure en divisions statutaires.

 

Résumons.

Le trigger warning mobilise une définition du traumatisme problématique du point de vue psychanalytique : il s’agit plutôt d’une définition dérivée de la nécessité socio-politique de définir, légitimement, un statut de la victime. Accessoirement, on remarque que la lutte politique à l’horizon du trigger warning est essentiellement pensée à partir du modèle de la réparation.

Le trigger warning envisage le groupe comme une addition d’individus statutairement différenciés et dotés d’une substance honorifique qu’ils conçoivent sur la base d’une mémoire des offenses et des outrages : la réparation est adossée à la reconduction figée des hiérarchies qui les ont engendrés. Il est bien possible que le trigger warning, loin de constituer une protection contre les traumatismes, soit un genre nouveau de transmission traumatique puisque le figement des places et des représentations en constitue le fondement.

Les victimes, en outre, se mettent hors-partage : faire sécession constitue leur réparation, la reconnaissance de la particularité de leur honneur et dignité. Cela n’a rien à voir avec la civilité. Cela n’a rien à voir non plus avec l’ancienne manière de considérer les luttes politiques, telle qu’elle pouvait s’illustrer par excellence dans cette parole de l’Internationale : « L’Internationale / sera le genre humain » : le corollaire de la définition statutaire de la victime, c’est l’émiettement de la définition de la justice et du bien en autant de cas particuliers : il n’y a pas de cause commune qui pourrait mobiliser chacun (victime directe de l’injustice ou non) sur la base de l’indignation et de la révolte.

Enfin, le trigger warning repose sur une définition de la littérature très problématique, qui hyperbolise sa dimension référentielle au détriment de tout ce qui organise son adresse, et ce qu’on pourrait appeler son affectivité profonde. Cette dernière se joue autant au niveau du texte lui-même, de la structure de son énonciation, de sa scénographie imaginaire, qu’au niveau de sa transmission, c’est-à-dire de la structure du commentaire qui l’accompagne, commentaire sans lequel la littérature n’existe pas : la littérature est en effet toujours transmise accompagnée de commentaires, elle ne se présente jamais seule dans les cultures qui lui font place. Ces commentaires organisent son partage. Mais on doit distinguer les types de partage. Le trigger warning en est un, qui ménage paradoxalement du non-partage, et c’est la raison pour laquelle il n’est civil qu’en apparence : il repose sur le découpage de la société en statuts, et adapte la transmission des textes à ces statuts, selon une logique en somme très analogue à celle des privilèges d’Ancien Régime, qui étaient les garants des identités et des libertés des communautés (privilèges non seulement des premiers ordres, mais privilèges des villes, etc.).

 

Injections traumatiques

 

Il me reste à montrer pourquoi cette pratique du trigger warning, qui n’est pas exactement civile, n’est pas non plus transitionnelle. Mais pour avancer dans cette réflexion, je voudrais passer par un détour qui se situe à mi-chemin de la pratique du trigger warning et de la tradition militante, féministe en l’occurrence. En un sens, avec cet exemple, on va voir que nous nous trouvons aux antipodes du trigger warning : car il s’agit de montrer qu’un texte non-choquant devrait l’être. Mais en un autre sens, il s’agit de l’exercice d’une vigilance analogue, dont je voudrais cependant montrer qu’elle organise une transmission littéraire particulière, où l’on peut reconnaître de l’injection traumatique : ce qui, à nouveau, semble nous placer aux antipodes du trigger warning.

La scène, cette fois-ci, se passe en France, sur un blog féministe[36] consacré à la lutte contre les textes littéraires qui véhiculeraient sans douleur, sans blessure, sans choc, des scènes de viol[37] : l’idée est que ces textes, qui appartiennent à la « grande littérature » (au « canon », dans la terminologie anglo-saxonne) et sont donc proposés à l’admiration et transmis au titre de leur beauté, font de la sorte accepter l’inacceptable. En voici un exemple : il s’agit du sonnet XX des Amours de Ronsard, recueil paru en 1557[38] : 

Je voudrais bien richement jaunissant

En pluie d’or goute à goute descendre

Dans le beau sein de ma belle Cassandre,

Lors qu’en ses yeux le somme va glissant.

Je voudrais bien en taureau blandissant[39]

Me transformer pour finement la prendre,

Quand elle va par l’herbe la plus tendre

Seule à l’écart mile fleurs ravissant.

Je voudrais bien affin d’aiser ma peine,

Etre un Narcisse, et elle une fontaine,

Pour m’i plonger une nuit à séjour ;

Et voudrais bien que cette nuit encore

Durât toujours sans que jamais l’Aurore

D’un front nouveau nous rallumât le jour.

Ronsard mobilise ici la culture gréco-latine, les Métamorphoses notamment, et s’imagine donc, comme Jupiter avec Europe, « prendre » Cassandre, au sens érotique de ce verbe.

Pour ce blog tenu par ces jeunes chercheuses féministes, ce texte de Ronsard fait l’éloge du viol :

C’est vrai qu’à première vue, je trouvais ça mignon Les Amours, les 19 premiers sonnets, ça passait – certes, le côté Muse idéalisée je n’étais pas fan au départ, mais bon, c’est la poésie amoureuse du XVIè siècle, et ça ne peut pas être si terrible. Et puis, j’arrive au sonnet 20, et je me frotte les yeux, je relis trois fois, je regarde les notes, mais non, c’est bien ça […]

De façon très instructive pour mon propos, l’auteure commence par citer, polémiquement, une phrase prononcée par François-Xavier Bellamy, un proche de la Manif pour tous[40] : « Si nos élèves avaient l’occasion de réapprendre par cœur un peu de notre poésie française, lire des œuvres de Ronsard, comment pourraient-ils encore maltraiter une jeune fille ? ».

Nous retrouvons là la question de la civilité, sous les espèces plus que douteuses de la célèbre « galanterie française » : l’idée de François-Xavier Bellamy est sans doute que la galanterie, redoublée de la poésie, suffit à pacifier les rapports entre les sexes. Je ne m’appesantirai pas sur cette assertion : elle témoigne d’une foi dans la valeur civilisatrice de la littérature qui confine au déni : ne savons-nous pas que les nazis pouvaient aimer lire Hölderlin et écouter de la musique ? Là-dessus, je suis entièrement d’accord avec la dénonciation des blogueuses.

En revanche, interpréter le poème de Ronsard comme la représentation d’un viol (autrement dit, d’un passage à l’acte) me paraît porter gravement atteinte à l’indétermination joueuse du texte, à son potentiel de plaisir inassignable.

Personnellement, ce sonnet, qui repose sur l’anaphore quatre fois répétée de « Je voudrais bien », ne m’interdit en rien de me sentir osciller quelque part entre. Entre quoi ? Je ne me le formule pas explicitement : mais sans doute entre la position masculine et la position féminine, pourquoi non ? Cet optatif ouvre sur une fantaisie[41] – pas sur le récit d’un passage à l’acte effectué, avéré. Cette fantaisie est adressée, et c’est évidemment aussi à cause de cette adresse que, comme lectrice, j’y circule. Sans doute n’est-il pas explicitement adressé à Cassandre, mais il ne fait pas de doute à mes yeux que son nom n’est pas ici seulement le nom d’un objet de prédation sexuel : c’est le nom, loué, de celle à qui le poème est adressé non comme un discours, mais comme un don – car l’éloge est un don. J’entends même une sorte de délicatesse supplémentaire dans cette réserve – dans cette adresse détournée. C’est le rythme évidemment qui provoque cette perception : tout en caresse, au moins dans la perception que j’en ai.

On peut toujours me supposer aliénée à quelque canonisation indue et phallocratique du poème due aux institutions littéraires. Il n’en resterait pas moins qu’il faudrait alors définir au juste, et très précisément, quelles sont les conséquences d’une telle « aliénation » sur moi et sur tout lecteur ou lectrice éprouvant le même genre de plaisir que celui que je viens de décrire, et au-delà de nous, sur la société entière. Il me semble plutôt que le blog des jeunes chercheuses confondent un geste, presque une danse verbale, avec un acte, avec un fait référentiel : elles confondent un optatif avec un constatif[42]. Elles entendent dans l’expression d’un désir, certes pressant, mais dont la réalisation est évidemment différée voire effectuée par son expression elle-même, la marque unilatérale d’une prise de pouvoir, un signal traumatique traitreusement caché, une menace sur Cassandre, et, derrière Cassandre, sur toutes les femmes. Derrière cette lecture dénonciatrice, c’est toute une définition de la littérature et de son partage qui se trouve engagée. À son horizon, le trauma, envahissant. L’assignation de son référent à un traumatisme, un viol qui fait de Cassandre une victime dont la lecture féministe constitue quelque chose comme la reconnaissance statutaire et la réparation, fige en effet le sens et défend au lecteur d’y accrocher fantaisies et représentations.

 

Être « tour à tour »

 

Dans un livre intitulé Tout le plaisir est pour moi, la psychanalyste et philosophe Monique David-Ménard écrit, à propos du jeu des enfants : « Les enfants jouent en inventant des scénarios qui encadrent et transforment ce qui a provoqué leur effroi : ils ont peur d’aller chez le docteur et ils jouent au docteur avec grand plaisir. » Elle étend cette caractéristique du jeu enfantin à l’expérience de la lecture en donnant l’exemple d’un conte un peu cruel : « Ils veulent toujours qu’on leur relise la même histoire triste et attendent avec délectation la chute du récit, comme dans La Chèvre de M. Seguin : “Elle se battit toute la nuit, et au petit matin le loup la mangea.” » Elle conclut alors : « [A]u lieu d’aller droit à la catastrophe, le jeu lève un coin du voile et met fin à la fixité des places qui figeait l’existence : si je suis tour à tour le loup et la chèvre qui lutte toute la nuit, je ne suis plus obnubilé(e) par l’un ou par l’autre[43]. »

C’est le scénario dont je viens d’évoquer la possibilité. Évidemment, portant sur un conte pour enfant, il est loin de rendre compte de l’ensemble de la littérature et loin de résoudre tous les problèmes. Voici par exemple le texte incriminé par une étudiante de Columbia dont le témoignage est commenté par l’article cité plus haut. Il s’agit d’un extrait du passage des Métamorphoses où est relaté l’enlèvement de Proserpine par Hadès (« Dis ») :

Dans ce bocage Proserpine prenait ses ébats ; elle cueillait des violettes ou des lys éclatants de blancheur ; avec l’ardeur propre aux jeunes filles, elle en remplissait des corbeilles et les plis de sa robe, rivalisant avec ses compagnes à qui en ramasserait le plus ; la voir, l’aimer et l’enlever furent pour Dis, ou peu s’en faut, l’affaire d’un instant ; car l’amour est si impatient ! La déesse épouvantée appelle d’une voix plaintive sa mère et ses compagnes, mais plus souvent sa mère ; elle avait déchiré son vêtement depuis le bord supérieur et les fleurs cueillies par ses mains s’étaient échappées de sa tunique, que rien ne retenait plus ; telle était encore chez elle la candeur du jeune âge que son âme virginale éprouvait de leur perte un nouveau chagrin. Le ravisseur lance son char en avant, il excite ses coursiers, en les appelant chacun par son nom ; sur leurs cous et sur leurs crinières il secoue les rênes teintes de la sombre couleur de la rouille ; il franchit les lacs profonds, les étangs des Paliques, qui exhalent une odeur de soufre et s’échappent en bouillonnant de la terre entrouverte ; puis les campagnes où les Bacchiades, race issue de Corinthe, que baignent deux mers, élevèrent leurs remparts entre des ports inégaux[44].

Jusqu’à quel point peut-on soutenir qu’on puisse, à la lecture de ce texte, être « tour à tour » Proserpine et Dis-Hadès ?

Je serais tentée de répondre : pourquoi non ? Évidemment, il faut alors mesurer comment « être tour à tour », c’est n’être à proprement parler (ne risquer d’être, pourrait-on dire) ni l’une ni l’autre. Et aussi comment il s’agit d’un choix de partage, dont je donnerai plus amplement les raisons éthico-politiques en conclusion, mais que l’on aperçoit dans la formulation précédente : « être tour à tour », c’est ne pas se trouver condamné à la répétition traumatique. À condition de ne pas confondre « trauma » et « traumatisme » (type d’événement survenu à un sujet et reconnu comme tel par des institutions, des discours socio-politiques), il convient de remarquer que le trauma peut aussi se trouver du côté du « violeur » : une phrase discrète ici l’indique : « car l’amour est si impatient ». Or, « être tour à tour », c’est ne plus être saisi par, bloqué sur, une telle urgence panique.

Ce qui, évidemment, favorise ici cette lecture, c’est le genre du texte, non réaliste : les Métamorphoses ne racontent pas des événements advenus parmi les hommes, dans leur vie quotidienne, mais des récits merveilleux qui concernent des dieux (détail qui a son intérêt : ce sont des dieux qui possèdent et sont possédés, pas l’animalité en l’homme : on n’est pas condamné à un moralisme réprobateur, on est libre de rêver, d’aimer ce qui nous dépasse, de faire place en nous à ces pulsions tout en les regardant avec des yeux d’hommes et non pas de dieux que nous ne sommes pas).

Si je devais présenter ce texte à des étudiants (et je sais bien que je le ferais avec plaisir, car le narrateur nous laisse très libres de nos identifications, il admire et compatit tout à la fois, il nous embarque on ne sait trop où), je travaillerais à éloigner encore la scène, non pour l’éteindre, pour dénier ses effets, les points d’écho qu’elle peut trouver en nous avec nos vécus et nos effrois, mais pour y accrocher des représentations les plus variées possibles, tant sur le plan intellectuel (les questions théoriques et morales qu’elle suscite) qu’affectif. Et c’est par le détour de ces questions démultipliées que j’espèrerais faire surgir, sans l’avoir visé comme but, l’esprit critique[45].

Si je lis La Chèvre de M. Seguin en étant tour à tour la chèvre et le loup, le sonnet de Ronsard en étant tour à tour Ronsard et Cassandre, et le récit d’Ovide en étant tour à tour Proserpine et Hadès, la lecture me procure l’espace d’une transformation grâce à laquelle je ne suis plus engloutie dans « la fixité des places qui figeaient l’existence[46] », pour reprendre l’expression de Monique David-Ménard, qui précise « qu’on nomme habituellement subjectivité » cette « capacité de jouer avec les points de souffrance[47] » :

Ce qu’on appelle la vie intérieure, c’est, pour la psychanalyse, la capacité de lier plaisirs et déplaisirs par des substitutions de rôles et d’objets, dans nos rêves et dans les choix qui guident la vie[48].

C’est elle qui se trouve anéantie dans la névrose traumatique. En revanche, « quand une œuvre est produite, qui permet de jouer avec le risque d’une dissolution subjective, ce qui aurait pu arrêter une existence se trouve remis en route[49]. »

J’ajouterai : encore faut-il qu’un commentaire, une mise en scène, un enseignement, ménagent ce partage-là en gardant ouvertes toutes les disponibilités du texte. C’est ce que j’appelle un partage civil, ou transitionnel.

 

Ce dernier qualificatif fait référence à la théorie psychanalytique des phénomènes transitionnels. Selon Winnicott, le nourrisson commence par vivre le sein de la mère[50] comme une partie indistincte de lui-même : il s’agit là selon lui du premier objet transitionnel, suivi bientôt d’un objet du monde extérieur élu par le bébé comme substitut du « sein », le doudou par exemple. Quoique le doudou ne soit déjà plus ce « sein », il n’est pas encore, pour le nourrisson, un objet factuel – séparé de son corps propre et de son monde interne. Le bébé a en effet besoin, pour grandir, d’un espace où les objets qui y apparaissent ont une sorte de certitude absolue, certitude qu’ils ne tiennent pas de leur réalité objective, de leur statut référentiel, pourrait-on même suggérer pour faire mouvement vers la théorie littéraire, mais de ce qu’au contraire, à leur propos, le nourrisson n’est pas confronté à la question de savoir d’où ils viennent : ces objets proviennent-ils de son intériorité, ou de l’extériorité du monde réel, objectif ? À leur propos, on suspend la question de la connaissance, on s’abstient d’une démarche de suspicion, en somme. On suspend l’esprit critique. On partage avec le bébé l’évidence ininterrogée, « naïve », de cet espace transitionnel grâce auquel il peut mobiliser des substituts symboliques pour apprivoiser la violence de la séparation et de la perte, surmonter les premiers risques traumatiques, en somme.

Or Winnicott élargit la perspective. Selon lui, cet espace transitionnel ne concerne pas que le passage du bébé d’un stade indifférencié à un stade bien individualisé. Elle concerne en quelque sorte définitivement ou constitutivement chacun de nous : car « l’acceptation de la réalité est une tâche sans fin » dont la « tension peut être soulagée par l’aire intermédiaire d’expérience, qui n’est pas contestée (arts, religion, etc.) »[51]. Au niveau collectif aussi existe donc quelque chose comme une aire potentielle permettant à chacun de jouer, non selon les règles de la réalité sociale, de ses institutions et de ses conventions, mais selon un jeu libre et créatif. L’espace transitionnel, c’est évidemment l’inverse d’un espace traumatique.

Mais ce jeu si important pour la santé subjective, pour la constitution de soi, d’un soi libre, encore faut-il que l’entourage le protège – mieux, le favorise. Transposons jusqu’au bout, en citant Winnicott dénonçant le risque de l’interprétation autoritaire qu’un psychothérapeute d’enfants peut faire d’un dessin, d’une parole, au cours d’un jeu transitionnel :

le moment clé est celui où l’enfant se surprend lui-même, et non celui où je fais une brillante interprétation. L’interprétation donnée quand le matériel n’est pas mûr, c’est de l’endoctrinement qui engendre la soumission. Le corollaire est que la résistance naît de l’interprétation donnée en dehors de l’aire où analyste et patient jouent ensemble[52]

Transposons, disais-je. L’habitude la plus fréquente de la critique et de l’enseignement de la littérature est inverse : on se sert du savoir (de quelque manière qu’il soit configuré : l’assignation au viol du sonnet de Ronsard repose sur un certain type de savoir, un savoir indigné) pour figer le sens et bloquer le mouvement de l’interprétation libre.

Or, le trigger warning constitue en fait, certes cette fois-ci en réponse à la demande ou avec l’accord des étudiants qui de la sorte se défont par avance de leur capacité à jouer, une interprétation de cette nature : car ici, « avertir », c’est en fait avancer une interprétation anticipée du texte présenté, une interprétation qui, outre qu’elle est fatalement centrée sur un privilège absolu accordé au « contenu » du texte (il faut fatalement le résumer, c’est-à-dire raconter, pour décrire sa menace supposée), a pour effet de diviser, de séparer.

La définition de la transitionnalité que j’ai proposée dans mes livres s’appuie sur la définition psychanalytique du trauma (même si cette dernière n’est pas unique), non sur la définition événementielle (et référentielle) du traumatisme. Cette dernière permet de construire, au moyen de moyens juridiques spécifiques et d’un récit légitimant adapté à cette fin, un statut de la victime. Dans la pratique du trigger warning, le statut de la victime, croisant les logiques identitaires, s’étend à la victime d’une offense ou d’un préjudice historiques, passés et encore présents, offense ou préjudice supposés figés dans les textes et pétrifiés dans le langage, qui prend alors une sorte de consistance magique imperméable à tout jeu et à tout partage heureux ou du moins signifiant, dialogique.

           

Il me reste à conclure en montrant en quoi ce partage transitionnel et aussi un partage civil. La civilité postule un lien entre les individus qui ne dépend d’aucun statut et ne demande à personne de fournir quelque titre de justification que ce soit à sa présence, à son plaisir (ni à son déplaisir). Elle repose sur le postulat – du moins, c’est mon hypothèse – que les êtres humains sont reliés par ce qui les expose tous à du trauma possible et par ce qui leur permet de surmonter cette menace consubstantielle au fait d’être des vivants, à savoir, le langage, les signes mis en commun.

Dans un chapitre de son livre La Crainte des masses, Étienne Balibar passe en revue « trois concepts du politique », l’autonomie, l’hétéronomie et la civilité. Par « civilité », il désigne plus précisément le concept qui lui permet de résoudre un problème que les deux autres ne peuvent pas résoudre, à savoir l’exercice de la « cruauté », de la « violence inconvertible » (inconvertible tant par la loi conservatrice que par la rébellion transformatrice) dans l’histoire. Il montre que ces violences extrêmes (génocides, tueries de masse, djihadisme, etc.) sont dues à ce qu’il appelle, à la suite du psychanalyste André Green, l’« idéalisation de la haine »[53] – de la haine de l’autre, lorsqu’à cet autre, aussi proche soit-il, est prêtée une identité totalement étrangère à la mienne. Cette idéalisation provient, selon lui, du blocage des identifications sur l’illusion de n’avoir qu’une identité : de n’être que tel ou tel. Car pour Balibar, non seulement l’identité est toujours « fondamentalement transindividuelle », mais plutôt que de parler d’identité, il serait plus juste de parler de « processus d’identification », si bien que « toute identité est ambiguë[54] ». C’est alors qu’il appelle à la rescousse le concept quasi politique de civilité pour combattre ce type de violence générée par le blocage des identifications sur l’illusion d’une identité pure et unique. ET par ce terme, il désigne la possibilité, pour tout être humain, de s’identifier et de se désidentifier – de se savoir capable de plusieurs identifications. Il ajoute que la civilité, ce jeu de rôles de soi et d’autrui, s’exerce surtout par l’art et par la littérature : et c’est la raison pour laquelle il l’appelle un concept quasi politique.

Mouvement d’identification-désidentification. Être tour à tour la chèvre et le loup, Ronsard et Cassandre, Proserpine et Hadès, en somme.

Certes, il n’est pas certain que tous les textes fassent entrer dans ce jeu – ni, on vient de le voir, que tous les commentaires le favorisent. Mais c’est un jeu qu’il vaut la peine de défendre, trigger warning ou pas.

 

Post-scriptum

 

Transitions a consacré une séance à cette question du trigger warning, et l’article qui précède est à peu de chose près l’exposé qui a lancé la discussion. L’accord n’a pas été total, loin s’en faut. Mais ces désaccords relèvent d’une dimension essentielle de notre mouvement, qui remet en débat permanent même ce qui nous réunit.

Parce que nous considérons que la transmission est un point nodal de la définition de la littérature, nous essayons d’une part d’articuler la théorie littéraire (et, au-delà d’elle, la théorie de la culture) à une pratique renouvelée du commentaire et de l’enseignement : la question de l’engagement – de ce que Jérôme David appelle « engagement ontologique » en est une dimension, explorée dans nos saynètes. D’autre part, nous cherchons à inscrire dans notre style, c’est-à-dire dans notre manière de nous manifester à nous-mêmes et de nous adresser à autrui (il ne faut pas oublier que nous sommes un mouvement) ce qui constitue selon nous le fondement de la transmission que nous appelons de nos vœux, et qu’on pourrait placer sous le signe du dialogisme – mais pas n’importe quel dialogisme, pas un dialogisme d’auberge espagnole : le dialogisme de ce que je serais tentée d’appeler désaccord transitionnel.

En somme, il est un point sur lequel nous étions tous d’accord, je crois : trigger warning ou pas, nous ne désirerions pas que la pratique débouche sur de la ségrégation, qu’elle soit subie ou active.        

 

Nous relancerons ces débats durant la table ronde « Littérature et universel » qui aura lieu les 29 et 30 juin prochains.

           

 

[1] Lire dans la gueule du loup. Essai sur une zone à défendre, la littérature, Paris, Gallimard, 2016 et L’Animal ensorcelé. Traumatismes, littérature, transitionnalité, Paris, Ithaque, 2016. Ma réflexion s’alimente aux nombreux débats menés au sein du mouvement Transitions, c’est-à-dire en étroite communication avec ses membres. Les lignes qui suivent, pour autant, n’engagent que moi.

[2] « Partage », « transmission » : ces deux mots ne sont pas synonymes, mais ils s’impliquent. C’est un point qu’il conviendra à coup sûr de préciser, en tout cas par rapport à mes deux livres : il m’arrive d’employer le mot « partage » dans un sens large, quasiment comme synonyme de « transmission » ; et il m’arrive au contraire de réserver son usage au seul partage transitionnel. C’est qu’il me semble que seul ce dernier remplit véritablement les conditions de ce que le mot partage signifie : à la fois mise en commun d’un bien, et sa division ou répartition individualisée, ce qui présuppose donc aussi un noyau d’impartageable – mais respecté par ce partage transitionnel.

[3] Cf. Marcianne Blévis, « Le traumatique en question », dans Transitions, « Intensités », « Littérature et trauma » (<http://www.mouvement-transitions.fr/index.php/intensites/litterature-et-trauma/n-1-m-blevis-le-traumatique-en-questions>)

[4] Je vais revenir sur la définition du traumatisme.

[5] La Langue est-elle fasciste ? Langue, pouvoir, enseignement, Paris, Seuil, 2003.

[6] J’emprunte cette expression à Étienne Balibar, pour qui la civilité est un concept quasi politique. Cf. plus bas.

[7] Patrice Loraux, « Consentir », dans Le Consensus, nouvel opium ?, Le Genre humain, Seuil, novembre 1990 et « Les disparus », dans L’art et la mémoire des camps. Représenter, exterminer, sous la direction de J.-L. Nancy, Le Genre humain, Éditions Seuil, 2001.

[8] En France, généralement ; mais à deux reprises, nous l’avons fait à l’université de Cambridge, en Angleterre <http://www.mouvement-transitions.fr/index.php/presents/comptes-rendus-du-seminaire/sommaire-general-des-comptes-rendus/540-civilites-transitions-a-cambridge>. Très récemment, j’ai aussi présenté ces réflexions en Suisse, puis aux USA – où le contexte, et c’est justement l’objet d présent article, est actuellement très différent, en raison du trigger warning. Mais il me faut préciser que j’ai commencé à réfléchir à la question du rapport entre l’enseignement et la civilité (une civilité d’abord regardée du côté de l’enseignant avant de l’être du côté de l’élève ou de l’étudiant) il y a maintenant une vingtaine d’années. Les réactions à mes propositions se sont évidemment considérablement modifiées ces toutes dernières années. Or, cette évidence, qu’on pense spontanément liée au changement de regard porté sur la question de la violence et des incivilités, n’est pas simple à comprendre : vingt années, c’est le temps qu’une génération entière soit éduquée selon le modèle d’une transmission traumatique. Causes et effets s’entremêlent nécessairement (et à d’autres causes et à d’autres effets…).

[9] <https://fr.wikipedia.org/wiki/Trigger_warning> (page consultée le 1er mars 2018).

[10] Colleen Flaherty, « The Never-Ending Trigger-Warning Debate », Inside Higher ed., 4 décembre 2015, < http://www.slate.com/articles/life/inside_higher_ed/2015/12/trigger_warning_debate_some_professors_say_they_build_trust_others_say_they.html> (page consultée le 1er mars 2018).

[11] La question concernant le « trigger warning » m’a donc complètement interpellée : autant interpellée que le jour où, à un colloque de linguistes portant sur les normes linguistiques et auquel je participais après la parution mon livre La langue est-elle fasciste ?, j’ai entendu une communication sur la political correctness. Brusquement, écoutant les exemples donnés et leurs justifications, je me suis surprise à me demander si l’interprétation que j’avais faite du purisme du XVIIe siècle, dont je lie l’apparition au développement de la civilité, était analogue à cette political correctness. Aujourd’hui, ma réponse est non : la political correctness relève selon moi typiquement de ce que Michel Foucault a décrit comme pouvoir normatif ou pouvoir disciplinaire. Michel Foucault n’a pas beaucoup parlé de la civilité, et c’est l’un des enjeux de mon travail que de montrer qu’il s’agit là d’un point aveugle de son archéologie du pouvoir (et de celle du sujet, par voie de conséquence).

[12] « Certains professeurs pensent qu’ils [les trigger warnings] permettent d’établir un climat de confiance. D’autres, qu’ils paralysent la liberté d’expression. » Colleen Flaherty, art. cit..

[13] « Les trigger warnings ne sont-ils qu’une forme de courtoisie ? Ou bien constituent-ils une restriction de la liberté académique ? Les institutions devraient-elles réglementer leur pratique ? Les enseignants devraient-ils en décider chacun individuellement ? » Emily J.M. Knox (ed.), Trigger warnings : history, theory, context, p. IX. (<https://books.google.fr/books?id=BUklDwAAQBAJ&lpg=PA115&dq=kai%20johnson%20tanika%20lynch%20elizabeth%20monroe%20and%20tracey%20wang&hl=fr&pg=PP1#v=onepage&q&f=false>)

[14] Il semble que la question soit déjà agitée depuis longtemps au sein de certains mouvements féministes.

[15] Cf. notamment Roland Barthes, « Réflexions sur un manuel », dans Œuvres complètes, tome III, Livres, textes, entretiens, 1968-1971, éd. E. Marty, Paris, Seuil, 2002.

[16] « Bertin said there was some anecdotal evidence to suggest that faculty members who identified themselves as junior or newer to the profession were more open to trigger warnings. Some said they would have appreciated such warnings in graduate school, for example. So the generational divide among faculty members on trigger warnings is worthy of further study, she said. » (Colleen Flaherty, art. cit..) Sur la question, cf. aussi ma note 8.

[17] Même le concept de « décivilisation » avancée par Norbert Elias à côté de celui de « civilisation des mœurs » ne suffit pas à cerner la spécificité de la civilité. Cf. Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973 ; et Stephen Mennell, « L’envers de la médaille : les processus de décivilisation », dans Alain Garrigou et Bernard Lacroix (ed.), Norbert Elias. La politique et l’histoire, Paris, La Découverte, 1997.

[18] Cf. Michel Foucault, Le courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II, Hautes Études, Gallimard-Seuil, 2009.

[19] Cf. Brice Tabeling, « Lire en littéraire. Réflexions à partir de l’écriture familière au XVIIe siècle », dans Transitions, « Littérarités », « Articles » (<http://www.mouvement-transitions.fr/index.php/litterarite/articles>).

[20] Cf. Fanny Cosandey (éd.), Dire et Vivre l’Ordre Social en France sous l’Ancien Régime, Paris, EHESS, 2005.

[21] Freud, Au-delà du principe de plaisir, Payot & Rivages, 2010.

[22] Cathy Caruth, Unclaimed experience. Trauma, narrative and history, Johns Hopkins University Press, 1996.

[23] J’emploie ici le mot au sens ordinaire, non sans rapport cependant avec la façon dont Jean-François Lyotard nomme le trauma dans son œuvre : « affect inconscient » : inconscient car non-représenté dans la conscience.

[24] Une fois cette définition générale rappelée, il y aurait beaucoup à dire, cependant, sur les débats internes à la psychanalyse, sur les désaccords concernant la nature strictement interne du trauma.

[25] Cf. par exemple Hannah Arendt, « Le Domaine public et le domaine privé », dans Condition de l'homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1961 ; et Étienne Bimbenet, Le complexe des trois singes. Essai sur l’animalité humaine, Paris, Seuil, 2017.

[26] À en croire un rapport établi par la National Coalition Against Censorship, les enseignants peuvent de fait recevoir des demandes de trigger warning à propos d’objets aussi hétéroclites que des araignées, des suicides – quid de Werther ?! –, des images de naissance, de cadavres, d’obèses, etc. On remarquera cependant qu’aucun de ces objets n’est absolument surprenant – tandis que les éléments déclencheurs de rappels traumatiques discutés parmi les analystes sont absolument imprévisibles. Cf. Colleen Flaherty, art. cit..

[27] Didier Fassin et Richard Rechtman, L’Empire du traumatisme, Paris, 2011.

[28] Ils montrent que, d’un point de vue historique et discursif, la distinction entre traumatisme et trauma n’a en fait rien d’évident : elle n’obéit à aucune linéarité chronologique ni à une répartition disciplinaire stable

[29] Je dis « nous », mais évidemment, ce « nous » fait problème à plus d’un titre : il est même au cœur du problème que je cherche à poser.

[30] « Si nous sommes de plus en plus sensibles à la cause animale, si nous nous accoutumons chaque jour davantage à l’idée que des droits soient attribués à certains animaux, si cette possibilité devient chaque jour plus crédible, c’est en vertu d’une dialectique qui dépasse largement le cadre de la question animale : une dialectique qui appartient plus généralement à notre conception de la liberté ; un système de l’apparence en vertu duquel celle-ci peut, à tout instant, se contrefaire en liberté naturelle. Et c’est bien parce que nos droits sont vulnérables à l’illusion et se représentent de plus en plus comme les droits de vivants plutôt que d’humains ; c’est bien parce que l’immunité d’un être sensible, concerné par soi-même et son propre bien-être, libre de ses mouvements, préservé de toute atteinte, faisant lui-même sa vie, est en train de devenir le fondement le plus évident de ces droits, que la revendication de droits pour les animaux devient chaque jour plus crédible. Le pathocentrisme des éthiques animales est la conséquence d’une transformation beaucoup plus générale de notre rapport à l’autre, qu’il soit humain ou non. Il est l’expression d’un progressisme déflationniste réduisant le vivre-ensemble humain à une coexistence de vivants atomisés, à une réunion d’individus primitivement sensibles à eux-mêmes avant d’être attachés à autrui. » (Étienne Bimbenet, op. cit, p. 136-137)

[31] Didier Fassin et Richard Rechtman, op. cit., p. 23.

[32] <http://www.institutdevictimologie.fr/une-victime/qu-est-ce-qu-une-victime-_3.html> (consulté le 1er mars 2018)

[33] Je précise tout de suite que je ne suis pas en train de contester la légitimité de cette reconnaissance statutaire de la victime. De ce point de vue, je partage le point de vue de Fassin et Rechtman : il y a là, pour des personnes dans un état de détresse socio-politique immense, des personnes sans autre recours, une ressource capitale qu’il faut au contraire défendre.

[34] <https://www.columbiaspectator.com/contributors/Elizabeth-Monroe/>

[35] Cf. Jacques Rancière, La Mésentente. Politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995. Jacques Rancière commente notamment le slogan « Nous sommes tous des Juifs allemands » en déplorant qu’il soit devenu imprononçable sous l’effet de la pensée communautaire.

[36] <https://womenandfictionblog.wordpress.com/2016/05/05/petit-guide-litteraire-et-mythologique-pour-violer-mais-pas-trop-violemment/>

[37] Étrangement, la page intitulée « Petit guide littéraire et mythologique pour violer mais pas trop violemment » est accompagnée d’un trigger warning : « [Avertissement : représentations picturales et récits de viols] ».

[38] L’exemple de ce sonnet de Ronsard comme cas d’une représentation de viol est tenu pour acquis par les agrégatifs auteurs d’une lettre adressée en octobre 2017 au jury de l’agrégation et demandant aux membres du jury d’autoriser que les candidats puissent également évoquer le viol s’ils ont à commenter un poème de Chénier au programme, « L’oaristys » : <https://lessalopettes.wordpress.com/2017/11/03/2540/>. J’ai réagi à cette lettre, signée aussi par des collègues et très discutée au sein de Transitions, par une saynète : <http://www.mouvement-transitions.fr/index.php/exergues/saynetes/saynete-n-73-a-chenier-h-merlin-kajman>

[39] « Blandir » veut dire « caresser, flatter, cajoler ».

[40] La Manif pour tous est, rappelons-le, un mouvement de droite, voire d’extrême-droite, qui s’est violemment opposé au mariage pour tous et à l’introduction à l’école de sortes de leçons d’égalité des sexes : les ABCD du genre.

[41] Je prends ce mot au sens psychanalytique, qui distingue le fantasme, forme constituée d’une organisation de désir, de la fantaisie, rêverie flottante et encore informe.

[42] D’autres commentaires écraseraient aussi cette indécidabilité : la lecture strictement rhétorique par exemple, qui pourrait comprendre le texte comme un discours de persuasion, de séduction pressante, voire d’intimidation.

[43] Monique David-Ménard, Tout le plaisir est pour moi, Paris, Hachette, 2000, p. 27-28.

[44] Ovide, Les Métamorphoses, trad. J.-P. Néraudeau, Folio Classique, 1992, V, p. 178-179.

[45] Dans The Guardian du 31 octobre 2017, Ian Burrows, Teaching associate dans le Département d’Anglais de l’Université de Cambridge répond à une accusation d’avoir cédé à la pratique du trigger warning en avertissant ses étudiants que son cours, consacré à la façon dont l’art et la critique traitent d’expériences traumatiques (dont une pièce de théâtre de Sarah Kane), que la discussion pouvait être particulièrement difficile pour ceux qui avaient vécu viol ou abus sexuel. Il conclut par une remarque que je partage complètement : « […] I do not believe that “critical discussion” has to happen at the expense of humane conversation » (« Je ne crois pas que le “débat critique” doive avoir lieu aux dépens de l’humaine conversation ») (Ian Burrows, « Warning my students about a lecture on assault does not make them snowflakes » : <https://www.theguardian.com/commentisfree/2017/oct/31/shakespeare-trigger-warning-students-snowflakes-cambridge-university-sexual-abuse-victims>). Cet exemple, que je remercie Emma Gilby de m’avoir signalé, prouve que la question est en tout cas plus complexe que l’ébauche d’analyse que je viens de présenter.

[46] Monique David-Ménard, Tout le plaisir est pour moi, op. cit., p. 28.

[47] Ibid., p. 29

[48] Ibid., p. 32.

[49] Monique David-Ménard, après avoir donné l’exemple du jeu enfantin comme cas où la répétition opère dans la différence heureuse (et non dans le retour figé des points de souffrance traumatique), commente une représentation théâtrale, Measure for Measure de Shakespeare, mise en scène par Stéphane Braunschweig, pour analyser comment, en « soutir[ant] un plaisir à l’abîme de la politique et de l’amour », cette représentation « crée, pour le public rendu par là unanime, un bonheur inédit » (Ibid., loc. cit.)

[50] Qui peut être un biberon donné par un père…

[51] Donald W. Winnicott, Jeu et réalité. L’espace potentiel, Paris, Gallimard, 1971, p. 24.

[52] Donald W. Winnicott, op. cit. p. 72.

[53] Étienne Balibar, « Trois concepts du politique », dans La Crainte des masses, Galilée, Paris, 1997, p. 43.

[54] Ibid., p. 45-46.

 

 

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