Les Chats perdus, chapitre 19

 

Résumé des chapitres précédents

Dans le quartier des Pas perdus (qu’on appelle familièrement « quartier des Chats perdus »), des fleurs sont déposées mystérieusement chez les uns ou chez les autres : d’abord chez Furio Rosso, vieil italien retraité qui habite au dernier étage du 11, rue des Clartés ; puis chez Adélie Brancart, la concierge. Enfin, à la crèche tenue par Sacha Prizzi.

Cette dernière fleur a d’abord constitué un mystère. Car si Furio et Adélie n’ont deviné que peu à peu la provenance de « leurs » fleurs, le lecteur sait depuis le chapitre 8 qu’en fait, c’est le groupe un peu gauchiste, un peu anar sur les bords, formé par les compagnons de Sacha, qui agit : outre Sacha, Verlaine, Juliette et Mona travaillent à la crèche ; Hager y est souvent, car elle est son médecin attitré ; Manu, Vincent et Bruno sont les copains respectivement de Sacha, Hager et Mona ; Charly est un vieil ami de Sacha (c’est lui qui fournit les fleurs). La petite bande a décidé de remercier de la sorte des personnes choisies pour la manière qu’ils ont eue de « prendre parti » dans leur vie. Furio Rosso a reçu un lupin « pour avoir participé au collectif Arseno Lupino qui avait notamment écrit un livre sur l’éducation des plus jeunes », livre qui a inspiré le projet de crèche à Sacha et ses copines. Et Adélie Brancart, la concierge, une gueule de loup pour rendre hommage au premier squat qu’elle a créé avant de devenir concierge, et qui portait ce nom-là.

Mais pourquoi, dès lors, une orchidée à la crèche ?         

Dès le dépôt des lupins, Furio est allé porter plainte. L’inspecteur Malik Fall, mis sur la touche par son supérieur hiérarchique en raison de sa lenteur à mener les affaires, s’est lancé dans l’enquête avec tant de rigueur spéculative qu’il a fait naître chez le précédent l’hypothèse qu’il s’agit là d’un dangereux groupe de terroristes. Le commissaire a mis d’autres policiers sur l’enquête – et Malik a prévenu le groupe de Sacha en déposant lui aussi une fleur – et un Playmobil – faisant une sorte de rébus. Une entrevue entre lui et certains du groupe de Sacha a fini de les éclairer sur les dangers qu’ils courent.

Malik n’est pas seul à mener l’enquête, et le groupe de Sacha, pas seul à s’inquiéter. Lydia Brancart, la fille de la concierge, et son amie Rosalie, fille d’une peste de l’immeuble, Huguette Charis, professeur Agrégée de grammaire et présidente de l'Association culturelle des Pas Perdus. Lydia et Rosalie ont eu vent de ces fleurs, et décident d’enquêter sur le mystère. Elles sont par ailleurs amies d’Aglaé, fille d’Anselme Frey, un vulcanologue-volcanologue qui se trouve aussi l’ami d’un autre habitant de l’immeuble, Éric Dupont : les fillettes ont accès aux mails échangés entre les deux hommes et interprètent à tort et à travers les « indices » dont ces mails sont remplis.

Le premier lieu où chacun cherche des informations est le magasin de Sarah Madamet, l’ancienne éditrice récemment reconvertie dans les fleurs, fleurs rêvées et fleurs vendues qui lui font souvent vivre une sorte de cauchemar éveillé : il se trouve que Bruno, le copain de Mona, est aussi son associé.

Le chapitre 17 était consacré à la rencontre entre Malik Fall d’un côté, et Sacha, Mona et Vincent de l’autre. Au chapitre 18 a été annoncé qu’une fête allait se dérouler au 11, rue des Clartés, parallèle à la fête de la Musique et organisée par Huguette Charis – et que cette dernière a notamment demandé aux membres de la crèche de prévoir un spectacle pour occuper les enfants.

 

 



Sacha ou Hécube

 

Barbara Kadabra

OU

Carlo Brio

François Cornilliat

Florence Dumora

David Kajman

Hélène Merlin-Kajman

Brice Tabeling

27/01/2018

 

 

J’éteignis la lumière – toutes les lumières. Et tout le monde se tut. On y était. Je retrouvais cette sensation au creux de l’estomac, cette poussée d’adrénaline sans pareil. J’avais presque oublié.

Se concentrer. Ne pas penser aux pâtes trop bonnes de Furio Rosso – je m’étais resservie deux fois. Dédramatiser.

 

 

*

* *

 

 

Après avoir rencontré Malik Fall, nous avions parlé. Beaucoup. D’abord, raconter aux autres comment nous avions appliqué à la lettre le mandat qu’ils nous avaient donné : comprendre le plus possible, se faire tout gentils et ignorants, et surtout, aller dans son sens. Si ce mec était a priori bienveillant, pas la peine de lui renvoyer dans la gueule qu’il faisait un boulot qui nous débectait. Tu parles d’un élagueur, ma belle… Le monsieur qui te regardait jouer à la pétanque un jour de printemps était en fait un flic qui se dépatouillait pour vous sortir de la merde dans laquelle il vous avait mise.

On avait discuté, donc. Longtemps. Un peu assommés par tout ce qu’on avait appris. On avait fait des hypothèses. Certaines rassurantes, d’autres effrayantes.

C’est Verlaine qui avait eu l’idée d’appeler Maître Larno. Elle avait débarqué à une heure du matin,  fraîche et contente de nous revoir. On l’appelait la petite mère des anar’ : elle avait connu les années 70 en Argentine, avec son lot de rêve puis de contre-insurrection méthodique et délirante. Elle était rentrée, s’était mise au droit, avait passé le barreau, et défendait depuis sereinement tout ce qu’il y avait d’un peu subversif à Paname. Tout ça avec une sorte de détachement élégant, qui n’empêchait pas sa douceur de s’exprimer par des rires francs et bienveillants. Et c’est ce qu’elle nous avait offert ce soir là. « Écoutez les cocos, vous vous mettez martel en tête pour rien. On a beau vivre des temps difficiles, il y a encore deux trois filtres en ce bas monde. Si ça peut vous faire plaisir, je prends vos papiers de représentation et je me tiens sur le qui vive. Mais dans nos contrées il faut encore un juge pour lancer une vague d’arrestation, et aucun juge n’est assez barré pour inculper des gens pour des fleurs. Vraiment pas. Alors maintenant faites-moi plaisir : allez au pieu, et demain matin, faites de nouveaux projets. Et surtout, amusez-vous. Amusez ce pauvre flic, amusez la catastrophe, faites-la rire et rougir. Et si par malheur quelqu’un ose entamer la moindre procédure contre vous, je vous sors de là en 48 heures, et ce sera un procès historique. On fera jurisprudence. La jurisprudence de la fleur… Maintenant je vous laisse, je n’ai plus vingt ans. »

Elle était sortie, du haut de ses 75 piges, et on s’était sentis un peu cons. Relax, Max. C’est pas encore la fin du décompte.

Verlaine avait jeté un œil à son smartphone et avait dit : « On a un mail de Huguette Charis. » Hager avait serré les dents. On s’était assombris.

On la connaissait bien celle-là. On avait gardé sa fille à la crèche, au tout début. Elle nous avait mené la vie rude. Une fois, elle avait poussé jusqu’à nous envoyer en recommandé un Bescherelle parce que j’avais fait une foutue faute de grammaire à une lettre adressée aux parents.

Et voici que Malik Fall nous avait parlé d’elle comme d’une de ses indics. Blablabla, elle lui avait tout déballé : comment elle était tombé « par hasard » sur les mails de sa fille, comment la concierge avait reçu des gueules de loup. Et, en passant, elle avait mentionné qu’Hager faisait ramadan. L’air de rien. « Je passe du coq à l’âne ».

— Fausse alerte, c’est rien de perso, marmonna Verlaine. Elle nous demande si on peut venir animer un peu la fête de quartier qu’ils organisent avec son asso le jour de la fête de la musique. Organiser des activités pour les plus petits… Elle dit aussi que comme Éric Dupont père n’est plus là, pas sûr qu’il prenne en charge la pièce de théâtre. Elle demande si on peut s’en occuper.

— Elle a cru que vous étiez saltimbanques ou quoi ? demanda Manu.

            Puis nous nous tûmes. Et comme d’hab’, l’idée germa. Alors on décida de s’amuser. De jouer un nouveau coup. De faire comprendre à qui devait comprendre que nous étions derrière le joyeux complot floral.

 

 

*

* *

 

Tout le monde se taisait. La rumeur du concert de la place de la République arrivait jusqu’à nous. Je détestais la fête de la musique, mais ce soir elle serait mémorable, et les Chats Perdus s’en souviendraient longtemps. Alea jacta est ma belle ! Je fis glisser deux interrupteurs sur la console, et la scène s’éclaira. À côté de moi, Juliette fit une petite manip’ et une nappe sonore envoûta l’audience, un peu inquiétante. Sur scène, Vincent avait eu le temps de s’installer. Étendu de tout son long, le visage grimé, une fausse barbe de père Noël bien fixée sur sa peau, il était méconnaissable. Il faisait mine de dormir, et Mona entra, toute de noire vêtue, une cagoule sur le visage. Juliette envoya la musique de la panthère rose et la silhouette avança, en rythme. Un marmot pouffa dans l’assemblée. « Heureusement que t’es là, toi, pensai-je ». Dans la main, elle tenait un pot de fleur avec un magnifique lupin planté dedans. Elle le déposa à côté de l’oreiller. Puis le public frémit : au niveau de son cœur, un petit point rouge se mit à trembloter. La musique s’arrêta net. La silhouette se figea face au public et leva lentement les mains en l’air. Charly entra sur scène, les yeux exorbités, le visage maquillé en rouge, un blouson de cuir sur le dos, un flingue braqué sur la silhouette.

« C’est un Smith and Wesson .44 Magnum ! » chuchota une voix féminine. D’une voix, le public fit « chuuuuut ! ». Une autre voix s’éleva : « le sage montre la lune et l’abruti regarde le doigt ». Je crus déceler un léger accent italien. De nouveau, le public demanda le silence. Juliette balança la musique de James Bond. Ça calma tout le monde. Charly/flic s’approcha lentement de la silhouette ; je coupai brusquement la lumière au moment où le canon de son arme allait toucher la cagoule. Les deux petits points rouges disparurent simultanément. Ne pas faire durer le noir trop longtemps. Ne pas laisser le temps aux spectateurs d’applaudir. 1, 2, 3, lumière.

 

De nouveau, Vincent/père Noël seul en scène. De nouveau, la silhouette de Mona qui rentre. De nouveau la musique, de nouveau la pantomime. Deux gamins se marrent dans le public. Mona dépose la fleur. Cette fois elle repart comme elle est rentrée. Vincent se réveille, et mime l’étonnement : que fait cette fleur ici ? Noir. Lumière. Verlaine, seule en scène, allongée sur un oreiller d’une autre couleur. Entre une silhouette noire, un plant de gueules du loup dans les mains. Elle le dépose à côté du lit, sous un son de musique de la panthère rose. Personne ne se marre. La silhouette part, mais derrière, dans l’ombre, un visage s’éclaire : c’est un nouveau personnage, celui de la voisine, les traits tirés avec d’énormes cernes, qui a tout vu. Son visage disparaît dans l’obscurité. Verlaine se réveille. Elle regarde la fleur, puis lève la tête et fixe un point imaginaire derrière le public. Son visage s’éclaire, comme si elle revoyait passer les plus belles années de sa vie. Noir. (Dans le public, quelqu’un s’agite sur sa chaise).

 

Lumière : la voisine est dans un coin de la scène. Ses lèvres bougent en silence : on comprend qu’elle raconte au flic ce qu’elle a vu. Celui-ci note consciencieusement sur un carnet. Le centre de la scène s’éclaire. Là où Verlaine était allongée, Hager. Mêmes vêtements que Verlaine dans la scène précédente, mais les cheveux en bataille, l’air un peu folle. C’est le point de vue de la voisine. Une musique orientale démarre. Et une silhouette entre. On dirait Belphégor, ou une femme en burka. Elle a une énorme machette dans la main. Elle s’approche de la femme qui dort, menaçante… Le flic jette un regard déterminé au public. Noir. Musique de James Bond.

 

Lumière. Vincent allongé au milieu de la scène. Panthère rose. Silhouette. Fleur. Réaction de Vincent. Noir. Lumière. Verlaine dort. Silhouette. Panthère rose. Fleur. Sort. Voisine. Flic. Noir. Lumière. Juliette balance un son pré-enregistré de talons qui frappent sur le sol : c’est la silhouette de Mona qui a enfilé des talons et porte un sac à main. Elle marche comme on se promène en ville. Manu, déguisé en superman, l’attrape par le poignet et la force à se cacher. Entre Charly-le-flic et la voisine : on comprend qu’ils suivent la silhouette. Musique de James Bond. Noir. Dans le public personne ne bouge.

 

Lumière. Vincent allongé. Entre la silhouette. Cette fois déguisée en panthère rose. Pour de vrai. Les gens se marrent. La scène se joue plus vite. Toutes les scènes se jouent plus vite. Juliette transpire à côté de moi : elle mixe les sons, les musiques. 200 points rouges apparaissent sur la silhouette de Mona. Le méchant flic est sur le point de lui tirer dessus, mais un énorme géranium surgit du sol. Le méchant flic ne voit plus rien. Noir. Lumière. Plus vite. Noir. Lumière. Le flic braque un énorme cactus sur le public. Il ne se rend même pas compte que Bruno, déguisé en petite fille, est en train de lui arroser les pieds. Noir. Lumière. Superman parle tout seul sur scène. Noir. Lumière. Le père Noël, Verlaine et la silhouette encerclent le méchant flic et la voisine. Noir. Lumière. La voisine récite des déclinaisons latines à tue-tête. Noir. Lumière. Noir. Lumière. Noir.

 

Une seconde.

 

Deux secondes.

 

Trois secondes.

 

Quatre secondes

 

Ce temps interminable où le public n’applaudit pas. Peut-être parce qu’il n’a rien compris. Peut-être parce qu’il a détesté. Peut-être parce qu’il est encore sonné.

 

Noir.

Noir.

 

Je m’aperçois qu’un escargot monte lentement sur ma console lumière.

 

Noir.

 

Puis grand mouvement autour de la vie.

 

 

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