Juste un texte n° 2

 



L'autre, le mort


Philippe Henry

22/03/2014

Au bord des frontières

Y a-t-il un lieu où le possible se maintient en suspension ? Un non-lieu depuis lequel le possible rêve ? Et n’advient pas ? Un lieu où le rêve est toute l’existence ?

A la recherche de ces possibles, il faut s’intéresser aux intervalles, aux recoins, aux limites, aux frontières. Ces frontières peuvent confortablement séparer et isoler, mais peuvent aussi être redécouvertes avec fascination et surprise. Car c’est en ces non-lieux limitrophes que se trouvent des constellations infinies de possibles : d’autres mondes, d’autres modes de percevoir et d’être.

Je me suis toujours senti comme un étranger entre mes compatriotes brésiliens, un abstrait entre concrets. On s’est souvent trompé sur le Brésil, un pays que l’on dit baigné de vie et de couleurs. Ce n’est qu’idyllique. En fait, mon pays est ébloui de soleil, décoloré. Lors de mon premier voyage en France, tardivement, dans ma vingtaine, j’ai été stupéfié par l’arc-en-ciel que je rencontrais à tous les coins de rues et dans les paysages. Et j’ai ainsi compris mon sentiment de horla. Le soleil que l’on disait si vivant était en fait précisément celui qui m’aveuglait. Ce soleil évinçait la vie, aplatissait les genres, soustrayait aux gens leur existence. Il y aussi peu de couleurs sous un soleil écrasant que dans le noir le plus complet. Et l’excès c’est aussi le silence des couleurs.

Depuis, je me suis évertué à chercher le sens dans l’ombre. Comme un Platon dénonçant le mensonge des sens, j’ai cherché ma caverne et j’y ai rencontré mon mythe. Une sorte d’ascèse s’est emparée de moi : c’est en fermant les yeux, en m’effaçant de la lumière de l’astre roi, en voyant le monde comme idée que je peux en caresser la réalité. Avec cet autre regard, j’ai pu enfin observer mes confrères et leurs paysages. Et j’ai ainsi découvert les couleurs, les vraies couleurs, celles qui « nous mentent toujours sans nous leurrer jamais », comme le disait à peu près La Fontaine. J’ai compris que ce soleil annihilant des tropiques (astre de feu ou feu visuel platonicien qui se détache des yeux pour allumer son alentour) est un révélateur d’illusions. J’ai découvert, avec ou sans Platon, contre ou en sa faveur, que ce que je ressens du monde, ce qui me fait vibrer, est aussi faux que vrai. Que cet autre Brésil, le mien (le vrai ?), est un pays de revenants, exactement comme moi. Et que ce Brésil, le mien ou le leur, peu importe, gauche et improbable, est celui qui s’exprime. Et que le monde qui se tait est la fin du monde.

J’ai quitté le Brésil et la France (vrais ou faux, pays ou utopies) pour me mettre hors-frontières. J’ai quitté la poésie inspirée par cette farce brésilienne pour m’adonner à un projet plus étrange, plus étranger. J’ai choisi l’entre-deux comme programme d’écriture. Entre l’éveil et l’oubli, le réel et l’imaginaire. Mais j’ai aussi décidé d’observer les croisements entre genres et disciplines : intervalles entre philosophie et poésie, science et art. En maints lieux improbables, la mythologie rencontre la science et la science se fait poésie. Traduire les unes dans les autres ce n’est pas seulement les trahir, c’est mieux ou pire que ça : c’est les réconcilier à l’heure de la première rosée de la pensée. Traduire d’un monde à l’autre, d’une discipline à l’autre c’est regarder à travers des fentes qui laissent apparaître d’autres cieux. Retrouver ces endroits c’est refaire briller des aurores expressives, c’est voir renaître des journées oubliées.

C’est donc un effort de mémoire. Une mémoire commune aux langues et aux langages. Il faut redire ce qui se trouve aux limites, au bord du possible. Trop dire c’est ne pas dire, rien dire c’est ne plus dire. C’est juste. C’est le péril de la frange.

Sous le doux soleil des paradoxes, je peux à nouveau comprendre les frontières. Comme de merveilleuses créations qui incitent à vivre mais qui invitent également à être enjambées. Par une sensibilité nomade qui n’accorde plus de prééminence de l’être sur le non-être, du réel sur l’imaginaire, mais qui admet tous les possibles. Dans les vastes champs du possible, l’étrange poésie du monde n’est plus qu’à cueillir.

L’autre, le mort

Mort n’est pas ce qui ne se meut pas, mais ce qui ne peut être intégré. Vivant, ce qui offre des possibles, ce qui s’offre comme possible. Seul est vivant ce qui est dans l’ombre. Seul vit ce qui est mystérieux.

Du futur, par le présent, s’écoule le temps vers le passé. Le futur est le lieu de mes désirs ou, de façon plus générale, de mes expectatives. C’est de futur que mon imagination survit, de ce que je ne sais pas : le futur a un pouls, le futur m’appartient tout entier. Le passé est ce que je restitue à l’ombre, ce que j’oublie, ce qui me revient. Parce que c’est en oubliant que je récupère, c’est en dissipant que je reconquiers. C’est en redonnant mystère que je reprends. Le passé m’appartient tout entier. Je suis fait de ce que je capture, de futur et de passé.

Maintenant, je suis présent. C’est mon corps qui me le dit. Ce qui ne signifie pas que je sois vivant. Ma présence pèse, résiste, s’oppose. Comme toute présence autour de moi. Pétrifié, lumineux, insondable, le présent n’offre aucune possibilité. Le présent n’est pas mien, au présent je ne suis pas, le présent n’est pas moi. Le présent est mort. Le présent est ce que je perds ou ce dont je me débarrasse. Le présent est pour moi ce qu’est le vert pour la feuille. Sa parure est en fait son rejet : ce qu’elle désirait de la lumière, de toute la lumière future, elle l’a gardé dans l’ombre ; ce qui ne lui servait de rien, elle l’a rendu apparent – sa couleur. Le présent est ce que j’expulse. Ce qui me fait vivre je le transforme en secret. Mais une vieille habitude existentielle me trompe : j’associe vie et présence, réalité et apparence. Et néanmoins, dans ce présent absolu, dans cette région de l’être absolu, je tâte mais ne ressens rien. C’est l’autre (ce véritable et inconcevable autre), ce que je ne peux incorporer, que je ne reconnais pas, ne peux identifier, ne peux vivifier, ne peux faire mien – parce que, dans cette dimension, il n’y a plus de « je ». Il est évident que la vie que je cherche autour de moi ne peut être trouvée qu’à partir de la mienne. Et il n’y a pas de vie dans la présence. Seul vit ce qui est dans l’ombre. Seul vit ce que je prétends ou ce que j’oublie. Seul vit ce que je suis.

Je suis fait d’espoir et d’oubli. Comme un quantum d’énergie qui se lance, se replie, mais ne parcourt pas. C’est ce qu’il est convenu d’appeler saut. Mais ce n’est qu’une image ; parce qu’il n’y a pas eu de vitesse. La dynamique a lieu dans l’intention et la rétraction, mais non dans le déplacement. Car le mouvement ne peut qu’être attribué à la présence, à l’altérité. Et l’autre est le mort.

O outro, o morto

Morto não é o que não se move, mas o que não se pode integrar. Vive o que oferece possibilidades, o que se oferece como possibilidade. Só é vivo o que está na sombra. Vive o que tem mistério.

Do futuro, pelo presente, para o passado corre o tempo. O futuro é o lugar de meus desejos ou, de maneira mais geral, de minhas expectativas. De futuro sobrevive minha imaginação, daquilo que não sei: o futuro pulsa, o futuro é todo meu. O passado é o que devolvo às sombras, o que esqueço, o que volta a ser meu. Porque é esquecendo que recobro, é dissipando que reconquisto. Ao devolver mistério, devolvo a mim. O passado é todo meu. Sou feito do que capturo, de futuro e de passado.

Agora estou presente. Meu corpo é quem mo diz. Mas nem por isso estou vivo. Minha presença pesa, resiste, opõe-se. Assim como toda presença a minha volta. Pétreo, luminoso e insondável, o presente não oferece nenhuma possibilidade. O presente não é meu, no presente não estou, o presente não sou eu. Está morto. O presente é o que perco, ou o que dispenso. É para mim o que é o verde para a folha. Seu paramento é, na verdade, seu dejeto: o que desejava da luz, de toda a luz futura, guardou na sombra; o que não lhe serviu é o que tornou aparente – a cor. O presente é o que expulso. O que me faz viver transformo em segredo. Aqui, engana-me um hábito existencial: costumo associar vivência a presença, realidade a aparência. Entretanto, nesse presente absoluto, nessa zona do ser absoluto, tateio mas não sinto. É o outro (o verdadeiro e inconcebível outro), o que não sorvo, não incorporo, não reconheço, não identifico comigo, não vivifico, não posso tornar meu – porque nessa dimensão não há mais eu. Por óbvio, a vida que procuro à volta só a consigo encontrar a partir da minha. E não há vida na presença. Só é vivo o que está na sombra. Só vive o que pretendo ou o que esqueço. Só é vivo o que sou.

De expectativa e de esquecimento sou. Como um quantum de energia, que se projeta, se recolhe, mas não percorre. É o que se convencionou chamar de salto. Mas é apenas uma imagem, porque não houve velocidade. A dinâmica ocorre no intento e no retraimento, não no deslocamento. Pois tal propriedade de movimento só se pode atribuir à presença, à alteridade. E o outro é o morto.


Né à São Paulo, Brésil, d'origine française, Philippe Henry est scénariste, réalisateur et écrivain. Comme réalisateur, il travaille sur des thèmes scientifiques d'actualité, notamment l'écologie. Comme écrivain, il s'intéresse aux notions de temps, d'être et de réel.

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