Juste un texte n° 9

 



Les tramways de Carouge


 

Natacha Israël

19/11/2016

 

Les tramways de Carouge

Me font faire le détour

De ma vie à rebours

Et de mes rêves d'amour

 

Je ne suis là pour personne. Absorbée par un travail dont j’ai oublié l’objet, dans un tunnel de musique easy listening programmée par un algorithme indifférent mais savant des ressemblances censées me convenir (en général, sa science des convenances m’ennuie, non sans réussir parfois à me dérouter) :

 

Les tramways de Carouge

Me rappellent tes doigts rouges

Sur le bord de mon col

Dans la maison de Feucherolles

Et puis quand tu dérailles

Des souvenirs en pagaille

Et puis ceux de demain

Peut-être bien

 

D’une « boîte noire » à l’autre. L’algorithme est l’entremetteur. La chanson tourne en boucle sur le dock. Mon salon est la bande passante. Le son des seventies me traverse comme si j’étais, moi, le spectre et, lui, ce qui, à cet instant, vit réellement dans l’appartement. Il rapproche tous les âges de ma vie, rapproche la Suisse de Paris, m’écarte de mes contemporains, écarte les lèvres. Car je voudrais chanter avec Berger, que mon chant soit aussi juste, ma voix aussi claire, pour épouser ses sentiments et pour qu’en se livrant dans ce cadre préétabli, les miens soient sonores avant même d’être connus :

Les tramways de Carouge

Me rappellent la Savoie

Le chalet sous la neige

Où tu sors dans le froid

Les tramways de Carouge

Glissent plutôt qu'ils ne bougent

Au milieu des miroirs

Que forment les trottoirs

 

De mes lèvres, chutent des « r » plus ou moins tranchants, des « f » plus ou moins sifflants. Mais les « p » – « rappeler », « et puis », « pagaille », « peut-être » – ponctuent d’abord et surtout ce tempo. Quand il précède la lettre « e » ou la lettre « a », le « p » est une petite claque vocale qu’on adresse les lèvres closes, avec l’air un peu méprisant de celui ou celle qui ne veut plus parler mais qui prépare un mauvais coup : de l’air comprimé soudain exhalé, le « p » est le son de l’emportement maîtrisé, du mépris retenu, de la plus petite explosion intérieure. Mais, qu’il précède la lettre « u » et le « p » devient voluptueux, indulgent et tendre comme un soupirant discrètement présent (le « p », alors, est le son qui dit l’amour déçu et le pauvre plaisir parfois puisé dans pareil dépit, ce plaisir du pauvre qui ne pleure pas et voudrait même se faire un peu prier, comme un faux « please »).

Les dents sont aussi – doucement – sollicitées. La lettre « a », comme la Savoie, le froid, les miroirs et les trottoirs, ouvre grand la bouche. J’ai trouvé : Berger, c’est la simplicité du soupirant discrètement présent, je veux dire avec ses mots simples et ses mélodies simples, avec le regard doux et le sourire humble, mais dont les consonnes et les voyelles font entendre combien cette simplicité est passionnée ; Berger, c’est la passion de la simplicité et la simplicité qui en fait des tonnes – des tonnes de consonnes et voyelles élargissant son coffre thoracique et produisant des formes disproportionnées autour de lui et autour de ceux qui l’écoutent. C’est à se demander si tout son art ne tient pas ainsi au pouvoir de soulever des poids d’un seul souffle dans sa poitrine pour les faire tournoyer un peu, intérieurement, la peine s’élevant alors en colimaçon, joliment, avant d’être poliment déposée sur la partition, congédiée par la langue qui, en remerciant la tristesse, reste bien dans la bouche. (Parfois, la joie élargit aussi sa bouche en découvrant la langue !)

Toute ma bouche veut obéir à la chorégraphie créée, ordonnée et intimement sue par l’auteur et interprète de la chanson. Lui aussi a appris la musique et le chant. Il a répété les chorégraphies de lèvres, dents, langue, palais et amygdales inventées par d’autres. Chanter, c’est comme embrasser, mais à la façon d’un autre et en l’absence d’une autre bouche. Peut-être que le chant est l’allégeance, corps et âme, à cet autre et que, pour bien interpréter, il faut l’aimer comme on aime, corps et âme, un autre être humain. Mais les baisers restent dans l’air, sans destinataire. Si imiter un baiser n’est pas vraiment embrasser, embrasser le vide en chantant est la manière d’aimer d’un chanteur et chanter avec lui est une manière de l’embrasser :

Et puis si je déraille

Ne demande rien d'autre

Où que notre vie aille

On s'aime mieux que les autres

 

 Je n’ai pas fermé les yeux pour mieux l’écouter. Il ne faisait pas nuit. (Si le soleil souligne le relief des choses, l’obscurité souligne le relief d’un propos et d’une voix. Les plis et replis de l’intériorité, les fils du feutre dont celle-ci est tissée, sont plus sensibles à celui ou celle qui écoute dans le noir. En découvrant la douceur et la profondeur du lainage, on peut se prendre d’amour pour un chanteur comme pour n’importe quel autre être humain.)

Il faisait plein soleil – au dehors, dans mon « intérieur » et sur le décor aussitôt dressé dans mon imagination. Des tramways se déplaçaient placidement, des miroirs étincelants détournaient le regard vers la montagne, la vue d’un lac où se reflétait un sommet en forme de Toblerone faisait dérailler le train des images, on entendait alors crépiter le feu dans la maison de Feucherolles (on ne l’entendait pas au début, comme on n’entendait pas tomber la neige sur le chalet).

L’altitude est faible, mon déplacement est horizontal… ça va. Je pense à des week-ends de ski, à des cocktails imaginaires sirotés sur une peau de bête, aux plis rieurs au coin des yeux du propriétaire qui n’a pas serré la ceinture de sa veste d’intérieur et qui laisse ouvert le col de sa chemise en flanelle ; il a deux maisons (montagne, campagne) et un appartement à Paris ; il y a toujours une ou deux célébrités alentour ; c’est la vie bourgeoise, confortable, éclairée et bien chauffée, entre la capitale et le terroir ; tout ça est, jusqu’ici, « raccord » avec l’easy listening, certains de mes rêves d’amour et mon aspiration à une vie simple mais pas nue, pas exposée aux coups ni à la pauvreté. Or, il y a bien aussi les frissons, de passion et d’incertitude, la précarité et la possibilité de la folie.

Cette voix si claire que je voudrais l’étreindre me montre les doigts rougis par le feu ou le froid, on ne sait pas, « et puis » le départ de quelqu’un, la mémoire égarée, la nécessité de peu exiger et le défaut de communication, l’incompréhension. On n’entend que des gestes et des regards entre les amants – nul dialogue. Seule l’easiness préserve contre la tristesse de cette autre chanson de Berger intitulée « Une minute de silence ». Prière de se taire adressée à un ancien amour, la chanson est elle-même, cette fois, comme un silence. On chantera le gosier serré.