Inédit

Quel temps perdu ? Trauma et temporalité de la création littéraire

 

 

 

Préambule

 

Les 13, 14 et 15 décembre 2018 s’est tenu un colloque international sous l’égide de Transitions consacré à « Littérature et trauma ». Il a rassemblé trente-six communiquants réunis en sessions, elles-mêmes réunies en journées. Julie Gaillard a présenté sa contribution vendredi 14 décembre, journée consacrée aux « équivoques à éclaircir », lors de la session « Poétique de la trace ».

Repartant du mécanisme de « l’après coup » chez Jean-François Lyotard, elle montre que chez Proust aussi, le temps perdu se cherche en avant, car il s’agit de se souvenir de quelque chose qui n’a jamais laissé d’inscription. La structure temporelle de La Recherche permet alors de dégager une nouvelle conception de l’inconscient, « en opposant à l’hypothèse d’un inconscient formé de représentations refoulées celle d’un affect inconscient détaché de toute représentation, échappant radicalement à toute philosophie de la conscience ».

H. M.-K. et T. P.

Julie Gaillard est actuellement chercheuse affiliée à l’ICI Berlin Institute for Cultural Inquiry. Elle a obtenu son doctorat au sein du département de Français de l’Université Emory (USA). Elle a co-édité, avec Claire Nouvet et Mark Stoholski, le volume Traversals of Affect: On Jean-François Lyotard (Bloomsbury, 2016).

 

 

 

 

 

Quel temps perdu ? Trauma et temporalité de la création littéraire

 

 

Julie Gaillard

04/05/2019

 

 

Cette communication[1] considère la temporalité « après-coup » de la littérature en regard de la temporalité de la création littéraire et artistique. Plus précisément, elle explore les apports mutuels de la temporalité d’À la recherche du temps perdu et de la ressaisie philosophique de la pensée psychanalytique de la temporalité après-coup proposée par Jean-François Lyotard – philosophe qui, systématiquement, caractérise l’anamnèse psychanalytique (ainsi que l’anamnèse artistique) de « recherche du temps perdu[2] ». La célèbre structure temporelle adoptée par Proust pour boucler la boucle d’À la recherche du temps perdu permet en effet, je tenterai de le montrer, de compliquer certaines conceptions psychanalytiques de l’inconscient, en opposant à l’hypothèse d’un inconscient formé de représentations refoulées celle d’un affect inconscient détaché de toute représentation, échappant radicalement à toute philosophie de la conscience. Inversement, la conceptualisation de l’après-coup proposée par Jean-François Lyotard permet une lecture renouvelée de la temporalité proustienne. En effet, cette dernière se voit le plus souvent vectorisée dans une direction unique, selon qu’on lit le roman de manière prédominante comme un récit des origines (généralement œdipien) ou au contraire comme le récit d’une destinée ou un roman d’apprentissage (comme le propose par exemple Deleuze). L’hypothèse de l’après-coup permet de libérer une troisième voie synthétisant ces deux tendances opposées (tendance déterministe et tendance téléologique), et permet de démontrer le lien intrinsèque de l’affect inconscient et de la recherche artistique, dont cet affect serait à la fois l’origine et la destination, le moteur et le motif.

 

Permettez-moi de rappeler le plus brièvement possible les mécanismes de l’après-coup, tels qu’ils sont définis par Lyotard dans Heidegger et « les juifs » en 1986 puis en 1989 dans l’article « Emma[3] ». L’après-coup implique « un coup double et constitutivement dissymétrique[4] ». Un premier événement frappe l’appareil psychique, mais son intensité est trop grande pour permettre à l’appareil psychique de l’enregistrer et encore moins de l’assimiler. Lyotard illustre ce mécanisme par une analogie avec un sifflet trop aigu pour être perçu par l’oreille humaine. Non enregistré, ce premier coup laisse néanmoins une trace imperceptible, surnommée, d’après Freud, « affect inconscient » – bien que, comme le note Lyotard, il ne soit pas localisable « dans » la topologie de l’appareil psychique. Lyotard imagine cette trace comme un nuage de particules d’énergie qui ne sont pas soumises à des lois sérielles, qui ne sont pas organisées en ensembles qui peuvent être pensés en termes de mots ou d’images, qui demeurent diffuses et inertes. Parce qu’il n’a pas été inscrit, l’effet du choc ne peut être refoulé : il persiste au-delà de toute parole ou image, au-delà de toute représentation. C’est ce que Lyotard identifie, après Freud, comme Urverdrängung (répression originaire) –bien qu’elle ne soit pas exactement « refoulée », faute d’inscription préalable. Le premier coup est donc « un choc sans affect ».  À l’inverse, 

au deuxième coup a lieu un affect sans choc : j’achète du linge dans le magasin, l’angoisse me brise, je fuis, il ne s’était rien passé pourtant. L’énergie dispersée dans le nuage affectif se condense, s’organise, entraîne une action, commande une fuite sans motif « réel ». Et c’est cette fuite, le sentiment qui l’accompagne, qui apprend à la conscience qu’il y a quelque chose, sans pouvoir dire ce que c’est. Avertie du quod, mais pas du quid[5].

L’apparition soudaine de l’affect ne peut être attribuée à aucune cause apparente. Selon la chronologie de la conscience temporalisante, l’affect qui fait surface comme le second « coup » indique simplement qu’« il y a » quelque chose, sans donner aucune indication sur ce que peut être cette « chose ». Cet affect n’a pas de représentation, pas de contenu autre que le signalement de sa propre existence. En tant que tel, le second choc n’est pas exactement causé par le premier coup, dont les effets sont restés « en dehors de la scène » de l’appareil psychique – en dehors de toute représentation, consciente ou inconsciente. Cela implique un démantèlement de la chronologie. En effet :

Cet « avant » du quod est aussi un « après » du quid. Car ce qu’il y a à présent, dans la boutique (la terreur et la fuite) ne provient pas ; il revient du premier coup, du choc, de l’excès « initial » resté hors scène, même inconscient, déposé hors représentation. C’est du moins l’hypothèse freudienne (et proustienne). Autant dire, c’est la chronologisation, obtenue grâce à la qualification, à la localisation d’un premier coup, grâce à l’anamnèse, c’est la chronologisation, obtenue en vertu de l’anamnèse, la mise en diachronie de ce qui a lieu dans un temps qui n’est pas diachronique, puisque l’antérieur s’y délivre postérieurement (dans l’analyse, dans l’écriture), et puisque le postérieur dans le symptôme (le deuxième coup) a lieu « avant » l’antérieur (le premier coup) […]. L’organisation narrative est constitutive du temps diachronique, et le temps qu’elle constitue a pour effet de « neutraliser » une violence « initiale », de représenter une présence sans représentation, de mettre en scène l’obscène, de dissocier le passé du présent, de mettre en scène un souvenir qui doit être une réappropriation de l’affect impropre, achronique[6].

L'affect se produit « avant » le choc « initial » qui l'a « causé » : jamais enregistré par la conscience, détaché de son origine logique, l'affect inconscient ne connaît aucune causalité et n'obéit à aucune chronologie. Comme l'écrit Claire Nouvet, l’affect « se présente sans cesse à nouveau, sans jamais se représenter, à chaque fois comme si c'était la première fois[7] ».  Sa temporalité achronique défait la diachronie, l'interrompt. L'anamnèse peut donc être définie comme la tentative de rendre compte de cette troublante achronie au sein d'une organisation narrative qui établira la relation entre le premier et le second coup, articulera l'ordre des causes et des effets dans une séquence chronologique liant passé, présent et futur. L'affect inconscient, une monstruosité pour la conscience, est ainsi oublié au moment même où il est « traité », ou il est lié dans la temporalité linéaire de l'explication causale. Toujours en retard d’un coup par rapport à l'apparition de l'affect qui la saisit, la conscience doit réintégrer cette apparition dans la diachronie causale d'un récit, dans une séquence de scènes.

On commence à voir comment ce modèle peut s’apparenter à la motion qui anime À la recherche du temps perdu. Selon la temporalité de l’après-coup, l'affect sans cause saisit le sujet « avant » même que l’événement qui l'a causé en premier lieu puisse même être recherché – puisque cet événement qui a « causé » cet affect n'a pas été enregistré. L’anamnèse, la recherche, est initiée par un affect dont la cause se trouve en réalité en avant du sujet qui l’éprouve, selon le temps chronologique de la succession consciente, puisque cette cause est construite après-coup. C'est en ce sens que Lyotard peut affirmer que « le temps perdu se recherche en avant[8] ». Et j’avance que c’est un mécanisme exactement similaire que Proust décrit dans la fameuse scène de la madeleine :

D’où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu’elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D’où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l’appréhender ? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m’apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage me semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi. Il l’y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne peux pas interpréter […]. Je pose la tasse et je me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité. Mais comment ? Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? Pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière[9].

« Chercher ? pas seulement : créer. » Proust l’écrit noir sur blanc : expliquer l’apparition soudaine d’un affect qui apparaît « sans la notion de sa cause » n’est pas seulement une recherche en arrière pour retrouver une origine : c’est une recherche en avant pour la produire. Car cette « cause » n’aurait jamais existé sans que l’affect surgisse et saisisse le narrateur avec sa force d’évidence, comme pour la première fois. C’est le travail de l’esprit qui, avec un coup de retard sur cet index affectif, lui attribue sa provenance, sa position seconde par rapport à une position passée, et le réinscrit dans la chronologie des causes. Et pour Proust, comme pour Lyotard, il en va de même pour la création artistique en général, et pour la structure de la Recherche en particulier. Comme le résume Anne Tomiche : « Le cycle proustien fonctionne comme un paradigme pour le travail littéraire de l’anamnèse parce que, comme l’explique Lyotard, la Recherche, qui est entièrement structurée comme une recherche du temps perdu dans le passé, se conclut, mais seulement pour s’ouvrir, à la fin, sur le moment où commence l’écriture de la Recherche[10] ». L’affect n’exige pas d’être réintégré dans la diachronie des causes : c’est la conscience qui cherche néanmoins à l’intégrer, en créant des scènes et des liens entre les scènes pour en rendre compte – se condamnant à le manquer, encore et toujours. C’est pourquoi l’anamnèse est interminable, et c’est pourquoi la Recherche, comme l’écrit Lyotard, « se termine sur une reconnaissance de dette[11] ». Le « temps perdu » qu’est l’affect reste « perdu » pour la conscience, « perdu » pour la représentation, et n’en continue pas moins à se re-présenter en se faisant sentir, de manière oblique, à travers des scènes qui pourtant sont toujours mises en doute comme étant potentiellement illusoires ou trompeuses.

Comme l’écrit Anne Tomiche : « si l’anamnèse est une recherche du temps perdu, ce n’est pas dans la mesure où le temps perdu serait représenté, voire présenté, mais dans la mesure où l’art assure un passage vers l’essence du temps perdu, un "pur affect", le "pur événement" d’un "il arrive" »[12]. Mais si le but de l’anamnèse est de travailler, à travers la résistance de la matière et des représentations, à « regagner », pour ainsi dire, ou du moins approcher ce pur affect qui ne signale que lui-même et qui est l’essence du temps perdu, alors l’anamnèse n’a plus grand chose à voir avec la mémoire. Elle aurait bien plutôt à voir avec l’immémorial. Car quel serait le souvenir de quelque chose qui n’a jamais connu d’inscription ? Que signifie chercher dans le passé quelque chose qui n’a jamais eu lieu ? Un « passé » perdu qui n’est ni oublié ni refoulé, mais en fait jamais inscrit, n’est ni vraiment perdu, ni vraiment passé.

 

Pour Proust, comme pour Lyotard, « le temps perdu se recherche en avant ». Dans La Prisonnière, le narrateur découvre le Septuor composé par Vinteuil, et note que l’accent si unique qu’un musicien original peut atteindre est une preuve de l’existence irréductiblement singulière de l’âme. Il demande :

Ce chant, différent de celui des autres, semblable à tous les siens, où Vinteuil l’avait-il appris, entendu ? Chaque artiste semble ainsi comme le citoyen d’une patrie inconnue, oubliée de lui-même, différente de celle d’où viendra, appareillant pour la terre, un autre grand artiste[13].

Créer, c’est se souvenir de l’immémorial. L’écriture, comme anamnèse, comme recherche, est toujours en retard d’un coup, et ne peut que trahir la pure occurrence de l’affect qui l’a mise en mouvement. Cependant, seule cette recherche peut témoigner de la réalité de ce temps perdu.

  

[1] Cette communication est le fruit d’un travail mené à l’ICI Berlin de 2016 à 2018 dans le cadre du projet collectif Errans, In Time (https://www.ici-berlin.org/projects/errans-time-2016-18/). Il s’agit d’une traduction partielle de mon article paru dans ce cadre, intitulé « Recherche II : Anamnesis », dans Re- : An Errant Glossary, éd. Christoph F. E. Holzhey et Arnd Wedemeyer, Cultural Inquiry, 15, ICI Berlin, 2019, p. 11–23 <https://doi.org/10.25620/ci-15_03> (consulté le 15 avril 2019).

[2] Jean-François Lyotard n’a consacré aucun essai complet, pas même un article, au roman de Proust. Cependant, le temps perdu proustien et les étranges modalités de sa recherche hantent les écrits de Lyotard postérieurs au Différend (publié en 1983) et refont surface chaque fois que le philosophe tente de conceptualiser l’art et l’inconscient à partir du cadre de la philosophie de la phrase développée dans ce livre.

[3] Jean-François Lyotard, Heidegger et « les juifs »,Paris, Galilée, 1986 ; J.-F. Lyotard, « Emma », dans Misère de la philosophie, Paris, Galilée, 2000, p. 55-95.

[4] Heidegger et les juifs, op. cit., p. 33.

[5] Ibid., p. 34-35.

[6] Ibid., p. 35-36.

[7] Claire Nouvet, « For "Emma" », dans Traversals of Affect, op. cit., p. 37-54, ici p. 43 (ma traduction).

[8] J.-F. Lyotard, « Domus et la mégapole », in L’Inhumain. Causeries sur le temps, Paris, Klincksiesck, 2014, p. 181-192, ici p. 187.

[9] Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard, Folio, 1988, p. 44-45.

[10] Anne Tomiche, « Anamnesis », dans Traversals of Affect: On Jean-François Lyotard, éds. Julie Gaillard, Claire Nouvet, et Mark Stoholski, Londres, Bloomsbury, 2016, p. 73-88, ici p. 83 (ma traduction).

[11] J.-F. Lyotard, « La Peinture, anamnèse du visible », dans Misère de la philosophie, Paris, Galilée, 2000, p. 97-115, ici p. 104.

[12] Ibid.

[13] Marcel Proust, La Prisonnière, Paris, Gallimard, folio, 1989, p. 245.

 

 

 

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