Inédit

À propos de la disparition du « tu » intérieur dans les traumas extrêmes : une lecture de Dori Laub

 

 

 

Préambule

 

Les 13, 14 et 15 décembre 2018 s’est tenu un colloque international sous l’égide de Transitions consacré à « Littérature et trauma ». Il a rassemblé trente-six communiquants réunis en sessions, elles-mêmes réunies en journées. Marcianne Blévis a présenté sa contribution vendredi 14 décembre, journée consacrée à « Des équivoques à éclaircir », lors de la session « Figures de l’autre ».

Poursuivant la réflexion du psychanalyste américain Dori Laub sur le « “tu” intérieur » mais en approfondissant la question du langage et de ses strates (y aurait-il une strate traumatique du langage ? un « savoir du traumatique » ?), Marcianne Blévis conclut : « On attend de la littérature qu’elle reprenne à son compte cette geste humaine de langage qui déploie, avec la création de ce “tu” intérieur, un véritable double transitionnel, offrant ainsi à des semblables le partage de ce savoir du traumatique qui nous constitue. »

H. M-K et T. P.

 

Marcianne Blévis est psychanalyste et membre de la Société de Psychanalyse Freudienne. Elle a notamment publié La Jalousie. Délices et tourments (Le Seuil, 2006).

 

 

 

 

 

À propos de la disparition du « tu » intérieur dans les traumas extrêmes : une lecture de Dori Laub[1]

 

 

Marcianne Blévis

02/03/2019

 

 

Introduit en France par Françoise Davoine et Jean-Max Gaudillière, Dori Laub, qui travaillait aux États Unis comme analyste à Yale avant de s’éteindre l’année dernière, a été le fondateur en 1981 d’archives[2] où il a rassemblé les témoignages vidéo de « survivants de l’Holocauste sévèrement traumatisés ». Avec une modestie non feinte, il a déclaré qu’à la suite de nombreux écrivains, philosophes, psychologues ou psychiatres, ou même spécialistes en neurosciences, il allait tenter de s’employer lui aussi à comprendre « l’essence de ce qu’est un trauma psychique massif ».

Qu’est-ce qu’un trauma psychique massif ? À son origine,  une agression elle aussi massive, avance Dori Laub. Ces mots sont rarement employés. Désignent-ils un régime traumatique très différent de ceux qui sont extrêmement singuliers voire banals, ou bien éclairent-ils un aspect, resté dans l’ombre, de tous les traumatismes ?

Dori Laub se range du côté de ceux qui, comme Ferenczi (quelque peu contre Freud), pensent le traumatique en termes d’anesthésie des émotions, d’arrêt ou de paralysie de l’activité de pensée, mais aussi en termes de destruction d’un lieu où se penserait l’expérience. Ainsi s’éclaire ce que Ferenczi écrivait dans son Journal Clinique à la fin de sa vie : « Ce que vous ne voulez ni ressentir, ni savoir, ni vous rappeler est encore pire que les symptômes dans lesquels vous vous réfugiez[3]. Sauf qu’ici le sujet en proie au trauma massif n’est pas en position de vouloir (ou pas) ressentir la douleur psychique : il n’a plus de lieu où la ressentir et la connaître.

« Le self, en tant qu’interprète de l’expérience et créateur de sens, cesse ainsi de fonctionner », écrit Dori Laub, tandis que la blessure traumatique, en excluant alors « toute représentation linguistique », condamne tout souvenir à rester une sensation fragmentaire, et surtout extérieure « à toute structure narrative, à toute histoire et même à toute expérience de remémoration ». On pressent que l’unité nécessaire à la remémoration véritable est perdue.

Dori Laub avance une hypothèse : du fait de son humanité même, celui qui est exposé à une violence génocidaire subirait, de plein fouet, l’échec, dans le « noyau » de son être, de la « dyade empathique humaine », écrit-il. Quelle est la nature de cette « dyade empathique humaine » ? Il s’en explique peu. Est-elle cette dyade première qui noue l’enfant aux adultes qui l’accueillent, en cette situation anthropologique fondamentale qui lie, en un destin commun, quoique dissymétrique, l’adulte et le petit d’homme, comme Jean Laplanche l’a défini ? Sans doute. Mais comment cet élément de base, cette fondation subjective, peuvent-ils être détruits ? Il faut postuler que ce lieu est d’emblée frappé d’une foncière et radicale instabilité ou précarité, que seul révèle le traumatique.

Le non-sens des traumas massifs génocidaires pour celui qui en subit la violence, ce non-sens absolu d’avoir été offert avec d’autres à l’anéantissement, d’y avoir survécu, aurait tué le « tu » intérieur et le « tu » extérieur,  pour reprendre les termes de Dori Laub, qui ne donne pas vraiment de définition de ces deux « tu ». Selon lui, dans les traumas massifs, « la réponse d’un "Tu" aux besoins basiques de l’autre n’existeraitplus ». Le « tu » serait donc l’héritier de cet autre premier qui répond aux besoins du petit être. Comment articuler le rapport de ces deux « tu » sans invoquer d’abord une séparation première d’un soi avec soi[4], séparation rendue possible quand les besoins premiers sont satisfaits ? Le « tu » intérieur serait alors le résultat de ce soi-même archaïque qui, en se divisant, inaugurerait une sorte de dialogue intérieur embryonnaire.

La radicalité du traumatique pulvérise donc un lieu où, en principe, quand tout va bien, le sujet en devenir peut se séparer de lui-même en un « tu » avec lequel il entretiendra des rapports, divers peut-être, antagonistes souvent, mais qui inscrit la présence toujours renouvelée d’une adresse à un autre qui est aussi un soi-même.

L’analyste, dans une cure, est ainsi souvent investi comme un alter ego, à peine différencié de celui qui s’adresse à lui grâce à une fragilisation des frontières du moi induite par la situation analytique ; cette disposition ouvre la possibilité que l’analyste puisse s’investir dans une forme de présence quasi totale à son patient, de façon à ce que toute parole de l’analyste paraisse provenir de ce « tu » interne s’adressant au « je » interne, pour reprendre les termes de Dori Laub.

 

Par ailleurs, la valeur inestimable des liens de solidarité qui se sont tissés entre déportés, liens qui les conduisaient à risquer leur vie les uns pour les autres, incite à penser  que le « tu » intérieur peut être pris en charge par le groupe, en une sorte de corps collectif commun, seulement occupé de sa survie de groupe, comme Françoise Davoine l’a souligné. Mais un tout autre type de comportement est également susceptible d’assurer la survie de l’individu dans ces situations extrêmes, soit une centration forcenée sur lui-même, ce qui laisserait supposer que le « tu » intérieur  survit alors contre l’adversité du  monde en une sorte de détermination impavide, dont on se demande d’où un tel sujet la tire. Aussi la question reste-t-elle ouverte : comment ce « tu » intérieur peut-il être pensé si force et faiblesse sont les deux faces possibles d’un même soi et donc de la rencontre avec l’altérité ?

Ce qui est certain, c’est que pour Dori Laub, l’état de solitude absolue qu’endure un survivant de ces traumas massifs fait partie du traumatique lui-même, de sorte que nous pourrions nommer « solitude traumatique » ce qu’il désigne comme la disparition de la « foi » dans la possibilité même de toute communication. Du fait de cette solitude traumatique, le « tu » interne qui, selon lui, dialogue sans arrêt avec le « je » interne, est mis au silence ; et c’est cette mise au silence qui, de proche en proche, éradique la possibilité de la mise en histoire, en récit, en signification ; et par là, toute mémoire.

Celui qui, comme le psychanalyste engagé dans son acte, recueille le témoignage du rescapé d’un trauma, est appelé à se laisser submerger par les mouvements les plus intrusifs qui proviennent de celui qui se confie ainsi à lui, jusqu’à ce qu’une partie de lui-même devienne transitoirement partie de celui qui lui parle en une sorte d’indistinction temporaire entre le « je » et le « tu » ; véritable « dualité au cœur de l’abîme[5] » qui lutte pour s’extraire du gouffre – la lutte se faisant alors véritablement à deux.

Selon Dori Laub, pour les rescapés de traumas massifs, témoigner occupe une fonction quasi thérapeutique, qu’elle s’opère à travers un récit enregistré en video ou qu’elle soit le fait d’un travail psychothérapique proprement dit.

Quel que soit celui qui recueille le récit d’un rescapé, il doit devenir pour ce dernier un « objet passionnément investi et désespérément indispensable[6] », un véritable « compagnon intime, dit-il encore, totalement présent à l’écoute du “Tu” » pour s’engager dans ce voyage sans carte ni boussole. Et Dori Laub d’ajouter qu’une telle « écoute de ce “Tu” est la condition indispensable, sine qua non, » insiste-t-il, pour que le processus de ce dialogue entre un « Je » intérieur et un « Tu » intérieur puisse se réamorcer. 

Ainsi s’éclaire la façon dont tout sujet humain dépend de la présence d’un autre pour l’aider à verser la solitude  traumatique, qui menace toujours, au compte du défi d’exister. Le bénéfice qu’en tire le petit d’homme est peut-être de se savoir semblable à un autre humain, en savourant avec lui un triomphe secret contre les incertitudes terrifiantes de sa très précoce existence psychique. Existerait-il, de ce fait, un savoir du traumatique qui nous constitue ? Et un lieu où ce savoir déposé et secret ferait signe ?

Un espace commun, où l’enfant est lui aussi pensé comme un sujet supposé, permet peut-être à celui-ci d’élaborer lentement, à son rythme, la douloureuse incertitude de ce savoir du traumatique. S’ouvre alors pour lui un champ où son histoire se racontera en un passé de vérité brassé de fictions multiples et lui donnera ainsi accès à la constitution d’une catégorie du passé qui fasse sens. La transitionnalité de la  littérature, comme l’a suggéré Hélène Merlin-Kajman, déploierait ainsi toutes les facettes possibles de semblables à soi de manière à restituer à d’autres ce savoir du traumatique.

Le « tu » intérieur dont Dori Laub révèle la disparition dans les traumas massifs serait alors le signe du caractère double de l’identité humaine aux prises avec la question de l’altérité d’une part, et avec la question du même et du semblable d’autre part, au carrefour de ce qui est intra-psychique d’un côté et de l’intersubjectivité de l’autre.

Parmi les trois brefs extraits de témoignage video de différents survivants que ce texte de Dori Laub comporte, l’un d’entre eux a particulièrement retenu mon attention. Il s’agit de l’interview de Bessie K. (1985) qui était avec son bébé quand  les Allemands arrêtèrent les gens dans la rue. «  Moi j’avais un bébé, dit-elle. Je pris les vêtements que j’avais, un ballot que j’entourais autour du bébé et je le mis, le posai sur mon côté droit, parce que j’avais vu que les Allemands nous regardaient de gauche à droite. Et je me mis à traverser avec le bébé, mais le bébé peinait à respirer. Il commença à s’étouffer et à pleurer. Alors l’Allemand me rappela et me dit en allemand : “Qu’est-ce que vous avez là ?” Sur l’instant je ne sus que faire, tout allait si vite. Tout arrivait si brutalement. Je n’étais pas préparée à cela. En revenant sur ce que j’ai vécu, je pense que j’étais anesthésiée, ou que quelque chose m’était arrivé. Je ne sais pas. Je n’étais même pas là[7]. » Puis cette femme poursuit : «  Et, hum, il tendit les bras. Et moi je devais lui donner le ballot, je lui donne le ballot et ce fut la dernière fois que j’eus le ballot ». Puis : « Quand je regarde en arrière je ne pense pas qu’il y eut quelqu’un avec moi. J’étais seule. J’étais à l’intérieur de moi-même. Depuis ce temps, je pense que toute ma vie j’ai été seule, même quand j’ai rencontré Jack… je pense que moi j’étais morte. J’étais morte et je ne voulais rien en entendre[8]. »

Pour Dori Laub, le « témoignage  [de Bessie K.] montre l’échec à symboliser, à raconter, à représenter, à se souvenir ». Mais cela revient à dire que témoigner n’a aucune vertu thérapeutique quand le « tu » intérieur est absent : « Il n’y a que du silence- aucune voix. Aucun dialogue intérieur ne prend place. Il n’y a plus aucun “Tu” intérieur. » conclut-il. S’agit-il alors seulement de la disparition d’un dialogue intérieur ? Qu’est-ce qu’engendre la succession  métonymique par laquelle  le ballot se substitue par contiguïté au bébé ?

Remarquons que le « tu » intérieur existe tant que Bessie K. n’a pas rencontré l’ordre de l’Allemand de se séparer de son enfant. Mais dès le moment où l’enfant est arraché à son flanc droit, le signifiant « enfant » devient impossible à dire, à penser, et le signifiant « mère » aussi. « Le ballot prit la place de "l’autre" et la pantomime du ballot commença », écrit à ce sujet Dori Laub. Les deux extrêmes,  douleur de la perte et non-sens de la fonction maternelle, ne trouvant plus de lieu où se tenir, déchirent le sujet et le réduisent en miettes.

Jusqu’à ce moment fatal, Bessie K. avait observé les Allemands, remarqué qu’ils regardaient de gauche à droite, et tout Allemand était considéré par elle comme un ennemi parmi d’autres que l’on peut berner. Elle place alors son enfant sur son flanc droit pour qu’il soit hors de leur vue. Dès le moment où « Il tendit les bras, je devais lui donner le ballot », dira-t-elle. Que devient alors le statut de l’Allemand ? Avec la disparition du signifiant enfant-bébé meurt aussi celui de mère, et le « tu » intérieur succombe aussi.  Puis : « Je lui passe le ballot » ; puis : «  C’est la dernière fois que j’eus le ballot ».

Avec le plus factuel (forme, poids, ce « ballot » auquel le bébé est réduit), s’énonce certes un déni devant le trauma de la mort annoncée et impensable de l’enfant. Mais ce déni nous rappelle que l’altérité de l’enfant, encore indistincte de celle de sa mère, l’oblige, elle, à recourir à une modalité de langage en elle-même traumatique. S’en rapprochent certains énoncés que l’on rencontre dans certains états de dépersonnalisation psychotiques, telle cette patiente qui, déniant sa grossesse, décrivait l’enfant qui arrondissait  son ventre comme les conséquences de l’ingestion insistante  d’une « petite tomate ».

Le trauma massif révèle le sens du recours à une modalité tout à fait consciente de la vie psychique, celle qui se réfère seulement aux aspects les plus concrets de la réalité (le « ballot »), dépourvue de lien avec toute activité de rêve, de fantasme, ou d’imaginaire, activité sans laquelle le « tu » intérieur ne saurait être.

S’il est vrai que c’est dans l’invention d’une solidarité humaine de survie que l’humanité aurait forgé le langage, comme le pense Bickerton[9], peut-être alors notre parole porte-t-elle toujours la trace d’un régime de langage originaire, factuel et pauvre, sans véritable portée symbolique. Mais mon hypothèse est que nous nous y sommes arrachés grâce au lien à nos semblables, en supportant avec eux l’excès des « signifiants offerts au déchiffrement par l’univers[10] » comme le souligne la lecture que fait Hélène Merlin-Kajman de Claude Levi-Strauss : deuxième moment de la solidarité de survie, qui comprend l’énigme des réussites, des ratages et des trahisons. On attend de la littérature qu’elle reprenne à son compte cette geste humaine de langage qui déploie, avec la création de ce « tu » intérieur, un véritable double transitionnel, offrant ainsi à des semblables le partage de ce savoir du traumatique qui nous constitue.

 

[1] Dori Laub, «  Rétablir le "tu" intérieur dans le témoignage du trauma », dans Une clinique de l’extrême, Dori Laub. Le Coq-Héron, 220, Paris, Érès, 2015.

[2] Dori Laub, Fortunoff Video Archive for Holocaust Testimonies, https://fortunoff.library.yale.edu.

[3] Sandor Ferenczi, Journal Clinique, Payot, 1985, p. 129.

[4] Michel De M’Uzan, « Le jumeau paraphrénique ou aux confins de l’identité », dans Aux Confins de l’Identité, Paris, Gallimard, 2005.

[5] Gaetano Benedetti, Le Sujet emprunté, Paris, Eres, 1998, p. 140.

[6] Dori Laub, art. cit., p.115.

[7] C’est Dori Laub qui souligne.

[8] C’est toujours Dori Laub qui souligne.

[9] Derek Bickerton, La Langue d’Adam, Paris, La Recherche, Dunod, 2010.

[10] Hélène Merlin-Kajman, L’animal ensorcelé . Traumatismes, littérature, transitionnalité, Paris, Ithaque, 2016, n.1, p. 286.

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