La Beauté  n° 2

 

Préambule            

Claude Habib pose ici une question capitale pour qui a la charge de faire étudier des textes littéraires: "désigner la beauté en la pointant du doigt, est-ce vraiment le moyen de la rendre perceptible?" Autrement dit, est-il possible, est-il souhaitable, d'éveiller chez autrui - élève, étudiant... - le sentiment d'une beauté qui ne lui est pas, ou pas immédiatement accessible? Et du reste, la beauté doit-elle prétendre à tout, sauf à sombrer dans la tyrannie comme le suggérait Pascal? "Trouée hors du temps", la beauté nous tient vite captifs. L'enseignant privilégiera un rapport oblique à elle, quitte à "espérer, à la mode de Platon, qu'elle anime nos vies et qu'elle inspire de beaux discours".

Transitions se demandait, dans son argument, si ces mots, "beauté" ou "beau", n'avaient pas une fonction analogue à celle de "truc" ou "machin", "hau" ou "mana", ces "signifiés flottants" (Lévi-Strauss) destinés, dans toutes les langues, à nommer ce qui reste flou, ce qui résiste à la catégorisation. Mais avec Marcel Hénaff, nous avons inauguré ce dossier par la Grèce. La contribution de Claude Habib, qui s'attarde sur l'émerveillement causé, un jour, par une apparition sensible de la beauté, se termine sur le nom de Platon. La question serait-elle: comment régler la distance à l'égard de l'héritage hellénique?

H. M.-K.

Claude Habib est spécialiste de la littérature française du XVIIIe siècle et professeure de littérature française à l'Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3. Elle a publié Pensées sur la prostitution, Belin, 1994; Le Consentement amoureux, Hachette Littératures, 1998 (rééd. 2001); Galanterie française, Gallimard, 2006; et deux romans: Préfère l'impair, Viviane Hamy, 1996; et Un Sauveur, Bernard de Fallois, 2008.

 

 



C'est beau, y'a qu'à se taire !


Claude Habib

30/09/2011 

 

Il y a quelques années, à Lille, à la sortie d’un cours de licence sur La Princesse de Clèves, une étudiante est venue me féliciter.

- C’était bien, ça m’a intéressée, franchement, alors que je connaissais déjà, on l’a fait au lycée, c’est pas grave, ça m’a fait relire autrement, alors merci, c’est pas comme au lycée, parce que franchement, moi, le français…

- ?

- Ben au lycée, ça m’a dégoûtée, le français (mais que fait-elle en Lettres modernes ? mystère). Au lycée, la prof, elle prend « Demain dès l’aube », vous connaissez ? Ouais, de Hugo, c’est beau ! C’est incroyable ce que c’est beau. Mais franchement, commenter, là je vois pas. C’est beau, y a qu’à se taire.

Elle hoche la tête avec véhémence. Je bafouille, qu’en effet, « Demain dès l’aube... », c’est très beau. Léopoldine, le houx vert… Et sur cet accord imparfait, je décampe. Ce n’est pas tous les jours qu’on reçoit un compliment, dans ce métier. Dans mon cas, c’est même extrêmement rare, il faut l’avouer. Alors, je suis bien désolée qu’il faille, pour savourer ce compliment, me désolidariser d’une collègue du secondaire, une collègue dont les efforts pour faire apprécier ce poème aussi touchant que célèbre sont curieusement récompensés par une franche exécration assortie d’un succès complet – quatre ans plus tard, l’étudiante aime le texte et s’en souvient.

Ce bout de dialogue me fait réfléchir à ma propre manière de faire : c’est vrai, je ne convie pas mes étudiants à « saluer la beauté ». J’ai plutôt tendance à extraire des détails « intéressants ». Nous allons à la rencontre du pittoresque, du particulier, du bizarre. C’est beaucoup plus facile à montrer que la beauté. Cela fournit une meilleure prise. Quand tout va bien, en m’accrochant à un trait saillant, j’arrive à faire ressurgir un monde (les bons jours). Donc l’étudiante a raison : si mon cours vaut quelque chose, c’est pour faire ressortir l’intérêt, non pas la beauté des textes.

Pourtant la beauté est l’arrière-plan de mon travail. Ce n’est pas dans les pages de l’annuaire du téléphone que je vais les chercher, ces faits piquants, ces détails marquants. Comme les Chinois de l’ancien temps qui allaient piqueniquer dans des sites sublimes, j’emmène ma troupe dans un texte admirable. Quand nous sommes arrivés, je m’installe, je déballe les provisions (tout ce qu’on peut apprendre à partir de ce texte, c’est varié : de l’histoire des mentalités, de l’histoire des formes, de la grammaire…) Et tant mieux si certains lèvent les yeux au-dessus du panier, mais ce n’est pas moi qui montrerai les cimes, ça non.

Soudain, je me demande s’il n’y a pas de ma part une lâche démission.

Après tout, la beauté, n’est-ce pas ce que les sciences humaines nous laissent en propre ?

Et je n’en parlerais pas ?

Comme souvent, Rousseau me console. Dans un passage du livre III d’Emile, le gouverneur emmène l’enfant au lever du soleil. Ce spectacle transporte le maître, comme il transporterait tout un chacun : « Il y a là une demi-heure d’enchantement auquel nul homme ne résiste ; un spectacle si grand, si beau, si délicieux, n’en laisse aucun de sang-froid. »

Ce qu’il ne faut surtout pas faire, dit Rousseau, c’est tenter de montrer à l’enfant cette splendeur du soleil levant. L’enfant s’en fiche. « Plein de l’enthousiasme qu’il éprouve, le maître veut le communiquer à l’enfant : il croit l’émouvoir en le rendant attentif aux sensations dont il est ému lui-même. Pure bêtise ! c’est dans le cœur de l’homme qu’est la vie du spectacle de la nature ; pour le voir, il faut le sentir ; l’enfant aperçoit les objets, mais il ne peut apercevoir les rapports qui les lient, il ne peut entendre la douce harmonie de leur concert. Il faut une expérience qu’il n’a point acquise, il faut des sentiments qu’il n’a point éprouvés pour sentir l’impression composée qui résulte à la fois de toutes ces sensations […] Avec quels transports verra-t-il naître une si belle journée, si son imagination ne sait pas lui peindre ceux dont on peut la remplir ? enfin comment s’attendrira-t-il sur la beauté du spectacle de la nature, s’il ignore quelle main prit soin de l’orner ? » (La main de Dieu, je le précise à l’intention des incrédules, en nette progression parmi nous).

D’après Rousseau, l’enfant, qui n’est pas encore susceptible d’être amoureux et qui n’est pas encore susceptible de sentiment religieux, ne peut pas vibrer au lever de l’astre. Il est inutile de vouloir lui faire admirer ce qu’il n’a pas encore les moyens de sentir, inutile et même toxique : l’enfant sera forcément indisposé par son maître lyrique, soit qu’il se rebelle contre l’ennuyeuse tirade, soit qu’il feigne d’y être sensible pour complaire à l’adulte. L’indiscrétion du maître fabrique un menteur ou un mutin, tandis que le bon gouverneur à la mode de Rousseau se borne à faire observer, le plus laconiquement qu’il peut, le côté par où se lève le soleil et la taille des ombres : ce sont là des leçons pratiques, bonnes pour l’enfance.

A l’université, je n’ai pas affaire à des enfants. Pourtant, je reconnais le problème du gouverneur au soleil levant. Moi aussi, je me défie de mes élans. Moi non plus, je ne veux pas forcer la sensibilité de quiconque. Je m’en voudrais de le faire. Par peur du ridicule, sans doute, mais aussi par désir d’efficacité : désigner la beauté en la pointant du doigt, est-ce vraiment le moyen de la rendre perceptible ? Tout le monde n’aura pas pour l’harmonie d’un vers la même oreille que moi, tout le monde n’est pas en âge, en développement émotionnel comme pense Rousseau, mais aussi en condition, en ouverture d’esprit, ou d’humeur ce jour-là, que sais-je ? Montrer ce qu’on juge beau à des visages polis et sceptiques, c’est pire que raconter une blague qui ne fait rire personne. On rattrape parfois un trait d’esprit qui n’a pas fait mouche, mais la beauté est plus inexplicable que la blague la plus obscure : que sais-je, au fait, de ce qui fait la beauté ?

Je sais que la beauté est une trouée hors du temps.

Je me souviens avoir rencontré une enfant de douze ans d’une parfaite beauté. C’était il y a quinze ans, nous étions dans un bateau pour touristes, sur un fleuve, nous allions voir des oiseaux; il y avait là une dizaine de personnes, un couple d’Australiens en voyage de noces, et qui le faisait savoir, un homme passablement ridicule avec un chapeau à la Indiana Jones, une famille de Hollandais - le père rondouillard, la mère matrone et deux enfants. L’un de ces enfants, une fille, était un être à couper le souffle. On se demandait ce qu’elle faisait là, dans cette excursion, dans cette famille, plus généralement sur terre. C’était étrange, comme si ces braves gens avaient enfanté une divinité. Je me souviens de l’éclat minéral de ses yeux, de la pureté céleste de ses traits alliée à la perfection enfantine de sa peau, et de ses cheveux tressés comme on les tressait, ces années-là, en commençant, mèche à mèche, à partir du haut du crâne. Nous étions dans le même bateau, pourtant son expérience de la condition humaine ne pouvait être semblable à la nôtre. Nous lui jetions des regards obliques, comme nous l’aurions fait pour un unijambiste ou pour un bossu – ces regards qui servent à vérifier l’incroyable.

La beauté n’est pas irréelle – elle est là, bel et bien là, défiant l’inquisition par son exactitude. Elle est plutôt unworldly, comme dit l’anglais. Elle n’est pas de ce monde.

Madame de Staël : « L’homme se sent tellement passager qu’il a toujours de l’émotion en présence de ce qui est immuable. »

C’est ce qui frappait dans la petite Hollandaise : l’immuable. Il eût été sacrilège d’allonger d’un millimètre son front ou son menton, d’élargir ou d’étrécir la perfection de ses narines. Elle avait la beauté qui ne souffre pas l’approximation. Je ne suis pas sûre que ce soit un cadeau pour la détentrice, car les hommes tendent à se venger de ce qui défie la réciprocité. Or la beauté nous impressionne, sans que nous fassions impression sur elle en retour. Ce que le détenteur doit récolter, le plus souvent, ce sont des croche-pieds. 

Dans le premier roman de Guillaume Dustan, Dans ma chambre, un garçon d’une beauté fabuleuse fait une apparition dans une boîte de nuit. C’est probablement un jeune mannequin, personne ne le connaît. Dustan s’approche de l’inconnu et lui demande, hypocritement : « Alors, c’est toi le dealer que tout le monde attend ? »

Et vlan. Comme ça, l’être fabuleux sait qu’il déçoit, qu’il n’est pas celui qu’on espère, que c’est de la cocaïne qu’on veut, pas lui.

Ce genre de coups bas doit être le régime ordinaire. Rien n’est plus rare que l’expression directe de l’admiration, les hommes étant avares, même de compliments (les hommes et pas seulement les étudiants de lettres. Je plaisante).

Dustan n’était pas un si méchant homme, malgré ses rodomontades. Sa manœuvre est une bassesse, mais elle correspond à une difficulté : la beauté est telle qu’on ne peut se diriger vers elle sans se protéger d’elle. Par peur du rejet, on approche obliquement, comme un navire, qui remonte au vent, vise son cap par des zigzags, un coup de barre à droite, un coup à gauche. (Bon, d’accord, tribord, bâbord). Reste que pour la belle personne, le monde humain doit être d’une rare opacité. Un de mes amis avait dans sa jeunesse ce genre de beauté sidérante. Il y a survécu. En regardant d’anciennes photos, je lui demande s’il en était conscient, sur le moment. « Pas tout le temps, mais des fois en me regardant dans la glace. Je me demandais si les autres s’en rendaient compte. »

La littérature peut nous apprendre comment faire avec la beauté, avec le fait d’en avoir ou d’en manquer (lire c’est essayer d’autres identités, d’autres destins, d’autres lots). La plupart des romans évoquent la formidable attraction de la beauté sur nos vies – y a-t-il des vies qui ne soient pas aimantées par elle? Des vies qui l’ignorent ? L’ascète le plus pouilleux vient-il à bout de l’oublier ?

On a beaucoup glosé sur l’immensité de ses effets. La beauté attire les humains comme la lune attire la mer. Elle exerce une action à distance, donc mystérieuse. Mystérieuse, mais effective aussi bien que les marées. Nul ne doute de ses effets, qui sont prodigieux. Si le nez de Cléopâtre avait été plus court etc.Prodigieux, mais incertains, contrairement aux marées : « Combien de filles à qui une grande beauté n'a jamais servi qu'à leur faire espérer une grande fortune ! » (Cet aphorisme cruel est de La Bruyère, qui était laid). Presque tous les romans parlent de cette attraction. Parfois ils évoquent aussi l’effort inverse, l’effort individuel pour résister à l’entraînement, juguler ce désir et ne pas tout céder. On peut soutenir que cette résistance est une réaction à la beauté, une contre-force qu’on lui oppose, un arcboutant. Pas seulement. Contrairement à ce que pensent les publicitaires, qui sont des marchands de beauté, ce n’est pas toujours un mal d’y résister – comme Socrate devant Alcibiade, ou comme le capitaine Vere devant Billy, le beau marin (Billy Budd, Melville). Car dans le monde humain, il y a d’autres instances qu’elle (la vérité pour le philosophe, ou la loi martiale pour un capitaine qui doit faire régner la discipline sur le vaisseau d’un pays en guerre). La vérité, la loi : ce sont des instances qui valent pour elles-mêmes, et valent qu’on ne les sacrifie pas.

Pascal, aussi, donne à penser que la beauté n’est pas tout. C’est l’admirable pensée sur les différents devoirs – on doit l’amour à la beauté, on doit la créance à la science, on doit l’obéissance à la force, ni plus ni moins. Ainsi ces discours sont tyranniques et faux : je suis belle, donc obéissez-moi, je suis belle donc croyez-moi. (Et de même, tyranniques et faux : « je suis savant donc aimez-moi, je suis savant donc obéissez-moi. Je suis puissant donc croyez-moi… Exercice pédagogique, à présent : quel est le sixième et dernier discours tyrannique et faux ? Ecrivez la réponse à la place des points de suspension. Vous utiliserez le même verbe que Pascal).

A la beauté arrogante, qui veut être crainte, il faut dire non. A la beauté séduisante, qui veut être crue sur sa bonne mine, il faut dire non. C’est plus facile à dire qu’à faire. Que pense le chevalier des Grieux en recevant le billet de Manon : « Je t’adore, compte là-dessus » ? La ravissante vient de partir avec un autre, et le pauvre amant qui reçoit ce billet enrage, bien sûr, mais il est aussi tenté de le croire, avidement, et nous avec lui – le génie de Prévost, c’est de parvenir à nous faire à moitié partager quelque chose de cette demi vérité. D’accord Manon est mensongère, d’accord, elle est fausse à moitié, aux deux tiers, aux trois quarts, mais il doit rester quelque chose, non ? Sinon, pourquoi écrirait-elle ? Ainsi Prévost fait-il entrer le lecteur dans la duperie du désir.

Pourquoi courir après la beauté ? Est-ce même une action à proprement parler ? Parfois ceux qui s’y adonnent s’étonnent de l’attraction qu’ils subissent. Parfois, ils protestent. Ainsi, Céline : « A côté de ce vice des formes parfaites, la cocaïne n’est qu’un passe-temps pour chef de gare. » (Voyage au bout de la nuit, Folio, 2001, p. 472). Certains perçoivent l’incongruité de la situation, la beauté excitant un désir qu’elle ne peut pas combler, demeurant toujours hors de sa portée. Eric Chevillard le formule comiquement : « J’embrassai son beau visage, longuement, passionnément. Puis, en reculant, je constatai non sans désespoir qu’il était à nouveau loin de moi, inentamé ; toute beauté enclose en lui, inassimilable. » (L’autofictif voit une loutre, L’arbre vengeur, 2010, p. 193).

Parce qu’on ne peut pas prendre la beauté, qu’il n’y a pas moyen de s’en saisir, de la détenir ou de l’absorber d’aucune façon, il faut espérer, à la mode de Platon, qu’elle anime nos vies et qu’elle inspire de beaux discours, fût-ce obliquement.

Et même en cours.