Séminaire de P.  Hochart et P.  Pachet :
Compte-rendu de la séance du 20 décembre 2013 

Une histoire sournoise

Si en 1957, quand il publie Le Bleu du Ciel, Bataille met en rapport ce texte déconcertant et les « monstrueuses anomalies » qui le fondent [1] avec le motif de la dépense, sous l’espèce de la « débauche » [2], c’est pour marquer qu’« à son niveau le plus simple », le récit inverse la « morale prudente » – l’économie restreinte – qui invite à rester en vie, en se gardant de vivre [3], de « faire la vie », d’être un « viveur » qui se dépense méthodiquement et qui fait de cette perdition volontaire [4] – économie générale –, et néanmoins erratique, la voie d’une connaissance et d’une « nouvelle souveraineté » [5] ; nouvelle souveraineté qui ne soit plus celle, éclatante, de la gloire de l’honneur et du « rang » acquis de haute lutte dans un agôn sans fin et qui ménage un salut précaire, sans cesse « à la merci d’un besoin de dépense démesurée » [6], mais une souveraineté qui « découvre le ciel dans le bas », qui procède « face à la mort », au regard de laquelle « il ne saurait être question de “salut” » et qui advient au sujet à mesure qu’il ne laisse pas de se perdre, de se vouer au déshonneur, d’inspirer l’horreur et le dégoût [7], au risque de devenir un déchet [8], « un homme perdu » (p. 83-84) [9]. Autrement dit, il ne s’agit pas d’acquérir, mais de se perdre sans contrepartie, en pure perte, sans autre ambiguïté que celle qui « appelle et refuse la mort » [10]. Moyennant quoi, cette existence « déjetée » (p. 57), en voie de dissolution, qui s’en va « en morceaux » (p. 81, 86), se joue sur le registre d’une comédie qui échappe [11], sur le mode du risible (p. 26, 57, 62…), non sans qu’y perce à l’occasion une souveraine insolence (p. 30, 132 ; cf. p.152).

Mais ce n’est encore qu’« au niveau le plus simple » et si Bataille renonce à justifier cette rage éclairante [12] et se borne à asséner des exemples délibérément disparates (p. 11-12), il n’en a pas fini pour autant avec « l’angoisse de justifier la vie » [13], ni d’être aux prises avec l’injustifiable [14]. Aussi, à plusieurs reprises au cours du récit, Troppmann éprouve, de manière diverse, « un insurmontable besoin d’embrasser [sa] vie entière en même temps : toute l’extravagance de [sa] vie » (p. 128), de ressaisir comme un tout une existence qui s’en va « en morceaux » (p. 81), de raconter, comme « emporté par un vertige » (p. 41), « [sa] vie entière » (p. 42), « toute [sa] vie » (p. 93). A ceci près que cette vie entière, livrée à l’extravagance, il veut la croire déchirée [15] entre deux côtés qui ne se rencontrent pas [16], entre deux femmes qui, chacune à sa manière, forcent l’admiration [17], l’une contraignant au respect à raison même qu’elle est « perdue de débauches » [18], l’autre au tremblement [19], et dont il se plaît à présumer qu’elles se seraient méprisées [20], entre deux modes de l’avidité [21], l’une vouée à la violence d’une dépense éperdue [22], l’autre avide de sacrifice au service constant d’une cause (p. 39) ou d’un projet (p. 35-36, 136) [23] ; bref une vie prise entre deux épouvantails [24]. Encore est-il que l’appel de Dirty, quelque étrangère et impénétrable qu’elle soit [25], s’impose au point que rien [26] ne compte à côté de ce lien d’angoisse [27] et que Troppmann ne prête alors à Lazare pas « même une ombre d’existence » (p. 47, 141).

Reste que le récit est émaillé de « signes annonciateurs » de la tragédie et que « pour ainsi dire écrit dans le feu de l’événement », il se trouve inspirer après-coup quelque « malaise » (p. 12-13). Ce malaise tient d’abord à la curiosité frivole [28] avec laquelle les libertins envisagent la guerre civile [29], et plus encore à la façon dont ils jouent avec la perspective de la guerre, soit sur un mode provocant, à dessein de choquer son interlocutrice [30], soit de manière plus sournoise, en se figurant être l’ange d’une Annonciation sanglante, teintée « du rouge des drapeaux à croix gammée » (p. 178-80). Au regard de cette frivolité [31], le sérieux de Lazare, son pacifisme (p. 52-53 ; p. 134-35), sa « conviction inébranlable » qu’« on peut toujours sauver son âme » en se tenant « à côté des opprimés » (p. 78), sont versés, non sans forçage [32], au compte d’une affinité avec le malheur [33], avec la mort [34]; du même coup, on souligne, à l’envi, son allure « macabre » (p. 38, 135) de fantôme (p. 82), d’épouvantail hantant un lit de mort (p. 114-116), son calme confinant à celui d’un mort (p. 111), tout ce qui en fait un « oiseau de malheur » (p. 35, 46), de « mauvais augure » (p. 131), avec quelque chose de « néfaste » [35] ; au demeurant « l’être le plus humain que j’eusse jamais vu » (p. 140).

P. Hochart



[1] Le Bleu du Ciel, Avant-propos, Paris, 1970, p.12 : « Ces anomalies fondent Le Bleu du Ciel ».

[2] Cf. le prière d’insérer de l’édition de 1957, in Romans et Récits, Pléiade, 2004, p. 310 : « Le verbe vivre n’est pas tellement bien vu, puisque les mots viveur et faire la vie sont péjoratifs. Si l’on veut être moral, il vaut mieux éviter tout ce qui est vif, car choisir la vie au lieu de se contenter de rester en vie n’est que débauche et gaspillage. A son niveau le plus simple, Le Bleu du Ciel inverse cette morale prudente en décrivant un personnage qui se dépense jusqu’à toucher la mort à force de beuveries, de nuits blanches, et de coucheries. Cette dépense, volontaire et systématique, est une méthode qui transforme la perdition en connaissance et découvre le ciel par le bas ».

[3] Cf. p. 146 : « J’aurais pu croire que, depuis la veille, le cauchemar recommençait, pourtant il me semblait que non, que c’était autre chose, et même que j’allais vivre ».

[4] Sur la dépense volontaire ou subie, cf. Le pouvoir de perdre, n. 21.

[5] « Face à la mort, en sachant que rien ne lui échappe, il ne saurait être question de “salut”, aussi la volonté de se perdre est-elle la seule éclairante – la seule d’où puisse surgir une nouvelle souveraineté » (Prière d’insérer, loc. cit.).

[6] Cf. La notion de dépense, p. 41-42.

[7] « Je le sais. Je mourrai dans des conditions déshonorantes. Je jouis aujourd’hui d’être un objet d’horreur et de dégoût pour le seul être auquel je suis lié » (p. 29).

[8] « Pour échapper au sentiment d’être un déchet oublié le seul remède était de boire alcool sur alcool » (p. 62) ; « J’étais le détritus que chacun piétine et ma propre méchanceté s’ajoutait à la méchanceté du sort » (p. 88) ; « Dorothea était maintenant un déchet, la vie semblait l’abandonner » ; cf. ND, p. 37 : « il est fréquent de ne pouvoir disposer des mots que pour sa propre perte, d’être contraint de choisir entre un sort qui fait d’un homme un réprouvé, aussi profondément séparé de la société que les déjections le sont de la vie apparente, et une renonciation dont le prix est une activité médiocre, subordonnée à des besoins vulgaires et superficiels ».

[9] Cf. La part maudite, p. 70, n.1 : « Accomplissement désigne ce qui s’accomplit, non ce qui est accompli ».

[10] Cf. le Prière d’insérer, loc. cit. : « Le Bleu du Ciel en décrit l’apprentissage en dénudant au fond de chacun de nous cette fente, qui est la présence toujours latente de notre propre mort. Et ce qui apparaît à travers la fente, c’est le bleu d’un ciel dont la profondeur “impossible” nous appelle et nous refuse aussi vertigineusement que notre vie appelle et refuse la mort » (cf. encore p. 52).

[11] « …Même cette comédie m’échappait…c’était une comédie… » (p. 103 ; cf. p. 91, 44, 64, 95).

[12] « J’ai voulu formuler ce principe. Je renonce à le justifier » (Avant-propos, p. 11).

[13] Cf. la Vie de Laure ébauchée en 1942 : « …J’ai décidé d’écrire ce livre il y a quelques mois mais retardais de le faire, quand tout à l’heure, ayant trouvé dans mes papiers une photographie de Laure, son visage répondit brusquement à l’angoisse que j’ai d’êtres humains justifiant la vie. L’angoisse de justifier la vie est si grande en moi que peu de temps se passa, un quart d’heure à peine, avant que je ne commence d’écrire ce livre » (OC, t. VI, p. 276).

[14] « Dans un tel moment, je le voyais, ma vie n’était pas justifiable [au regard, en l’occurrence, de Lazare et de sa « mauvaise conscience » à son endroit] […] En fait d’être humain, décidément, j’étais injustifiable ; surtout je m’agitais inutilement [cf. Laure en « révolutionnaire militante » : « elle n’eut toutefois qu’une agitation vaine et fébrile », OC, t. VI, p. 277] » (p. 121-22 ; cf. p. 35, 62, 96).

[15] A l’instar de Laure telle que Bataille (et Leiris) la présente dans les Ecrits de Laure comme « quelqu’un pour qui l’intégrité de l’être a sans doute occupé, dans l’échelle des valeurs, le rang privilégié » : « Est-il besoin d’ajouter qu’on ne saurait réduire à quelque image définie que ce soit l’une des existences les plus véhémentes, les plus traversée de conflits qui aient été vécues ? Avide de tendresse et avide de désastres, oscillant entre l’audace extrême et la plus affreuse angoisse, aussi inconcevable à la mesure des êtres réels qu’un être de légende, elle se déchirait aux ronces dont elle s’entourait jusqu’à n’être qu’une plaie, sans jamais se laisser enfermer par rien ni personne » (OC, t. VI, p. 475 ; sur la dernière formule, cf. p. 85 la véhémence de Troppmann contre l’usage de Sade).

[16] Peut-être est-ce ce qui motive le personnage de Xénie qui, elle, rencontre Dirty - sous le signe de Sade (p. 165-66) – et sera prise en charge par Lazare (p. 169-72).

[17] « Dirty est le seul être au monde qui m’ait jamais contraint à l’admiration…(en un certain sens, je mentais : elle n’était peut-être pas seule, mais, en un sens plus profond, c’était vrai) » (p. 47) ; s’il en est une autre, n’est-ce pas Lazare, à qui il ne peut alors adresser sa « confession » qu’en la tenant pour une « vierge sale » (p. 39) et en lui conférant « à peine une ombre d’existence » (p. 47) ? : « Je me représentais malgré moi, avec une sorte d’admiration, la tranquillité et l’audace incontestable de Lazare. […] L’idée que j’appartenais à Lazare m’étonnait » (p. 129-30).

[18] « Je la respectais trop, et je la respectais justement parce qu’elle était perdue de débauches » (p. 45) ; cf. Vie de Laure, op.cit., p. 278 : « Je n’ai jamais eu plus de respect pour une femme ».

[19] « …or il n’était rien qui, plus que Lazare, pût me faire trembler » (p. 121 ; cf. p. 114, 119) ; quant aux « camarades » catalans de Lazare, ils ont pour elle  affection et respect (p. 147).

[20] « La nuance de mépris avec laquelle Lazare avait prononcé “cette femme” me donna l’impression d’un inextricable non-sens » (p.46 ; suit la description la plus ravalante de Lazare) ; « J’en suis sûr : elle [Dirty] vous aurait méprisée. Ce n’est pas comme moi… » (p. 47).

[21] A propos de Dirty : « …elle est si avide qu’elle ne peut pas vivre » (p. 181) ; sur Lazare : « Ce qui m’intéressais le plus était l’avidité maladive qui la poussait à donner sa vie et son sang pour la cause des déshérités » (p. 39) ; « …son avidité de sacrifice… » (p. 58).

[22] « …l’existence de Dorothea était trop violente. […] J’attendais Dirty, j’attendais Dorothea de la même façon qu’on attend la mort » (p. 155) ; « Elle devint hideuse. Je compris que j’aimais en elle ce violent mouvement. Ce que j’aimais en elle était sa haine, j’aimais la laideur imprévue, la laideur affreuse, que la haine donnait à ses traits » (p. 158) ; « Elle semblait déchaînée. Elle était violente, elle était fermée, elle parlait sans réplique, soulevée par une sorte de fureur » (p. 165).

[23] « (Cette fille insensée, avec sa laideur, m’horrifiait par la constance de ses préoccupations) » (p. 53).

[24] « Les yeux sortis, comme un épouvantail, elle eut un flot de larmes » (p. 17 : Dirty dans le bouge de Londres) ; »…elle avait l’air d’un épouvantail immobile au milieu d’un champ… » (p. 114 : Lazare au chevet de Troppmann).

[25] « Ce qui revenait vaguement à la mémoire était en moi quelque chose d’impossible, d’affreux et surtout d’étranger » (p. 139) ; « Dirty elle-même allait me sembler loin de moi : Dirty était même impénétrable pour moi » (p. 150) ; « Je pensai : - Je la connais aussi peu que possible » (p. 181).

[26] Ni Xénie blessée et mortifiée (p. 170), désormais « intruse » (p.150) alors qu’il l’a fait venir, nila Révolution priée d’être remise au surlendemain (p. 134 : « Si ce n’est pas demain, j’y vais »).

[27] « Nous le sentions, nous étions peu de chose l’un pour l’autre, tout au moins dès l’instant où nous n’étions plus dans l’angoisse » (p. 174).

[28] Non dénuée et d’indifférence (p. 76 : « Que voulez-vous que ça me fasse ? ») et d’un trouble attrait pour la « brutalité tragique » (p. 164).

[29] « Je détestai la curiosité qui m’engageait à participer, de très loin, à la guerre civile » (p. 121) ; « L’idée d’une guerre civile la déconcertait » (p.160) ; « Je veux m’habiller. Je veux aller voir avec toi. – Tu perds la tête ? – Ecoute-moi, c’est plus fort que moi. J’irai voir » (p. 165).

[30] « Vous auriez été content qu’il y ait la guerre ? – Pourquoi pas ? – Vous pensez qu’une révolution pourrait suivre la guerre ? – Je parle de la guerre, je ne parle pas de ce qui la suivrait.  Je venais de la choquer plus brutalement que par tout ce que j’aurais pu lui dire » (p. 53 ; cf. p. 57).

[31] Bien différente de la sottise rieuse de Xénie (p. 83) qui, toute éprise qu’elle soit d’« une vraie révolution » (p. 151 ; cf. p. 148), ne peut, dans sa vraie simplicité (p. 82-83), en voir les prodromes sans être saisie d’horreur (p. 153 : « Mais c’est affreux »).

[32] Sans doute il n’existait rien de réel qui justifiât une association entre la guerre possible et Lazare qui, au contraire, prétendait avoir en horreur tout ce qui touche à la mort » (p. 57-58)

[33] « …sa silhouette décarcassée et noire à l’entrée, dans cet endroit voué à la chance et à la fortune [“derrière la Bourse”], était une stupide apparition du malheur » ; cf. p. 57-58 : « Je sentais qu’une telle existence ne pouvait avoir de sens que pour des hommes et pour un monde voués au malheur » ; réflexion qui précipite la décision de « me débarrasser des préoccupations que j’avais en commun avec elle » (ibid.).

[34] « …pourtant tout en elle, sa démarche saccadée et somnambulique, le ton de sa voix, la faculté qu’elle avait de projeter autour d’elle une sorte de silence, son avidité de sacrifice contribuaient à donner l’impression d’un contrat qu’elle aurait accordé à la mort » (p. 58).

[35] Cf. le portrait de S. Weil brossé par Bataille en sept. 1949 dans un article qu’il lui consacre (in Simone Weil, Œuvres, Paris, 1999, p. 1252).

 

 

 

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