Séminaire de P.  Hochart et P.  Pachet :
Compte-rendu de la séance du 17 janvier 2014

 

Le poème de la force

Le poème...

Certes l’Iliade n’est pas le seul texte grec auquel Simone Weil se rapporte dans sa réflexion sur la guerre et l’oppression sociale, sur la guerre comme « la forme la plus radicale de l’oppression » [1], soit sur « l’empire de la force » et la manière dont elle ne laisse pas de torturer les âmes (p. 112), de leur faire violence [2], de les contraindre à se faire violence [3] ; elle renvoie aussi, outre aux Tragiques, à « quelques lignes merveilleuses de Thucydide » [4] et au « dialogue le plus sublime » de Platon dont elle traduit quelques passages à l’intention de Jean Posternak [5]. Mais, dit-elle, « on n’a jamais fait si beau que l’Iliade » (O, p. 648), pour peu qu’on pénètre « l’énergie étonnante de la langue d’Homère et sa simplicité » (id., p. 656), qui témoignent de rien de moins que de la vertu grecque par excellence, « la force d’âme qui permet de ne pas se mentir » [6].

Aussi bien ne raconte-t-elle pas l’Iliade – à peine est-il question de la colère d’Achille et des diverses péripéties de l’épopée –, mais elle circule, avec une grande liberté, au sein de l’œuvre et s’arrête moins sur le canevas d’ensemble [7] que sur des expressions dont elle fait résonner, et d’abord par ses traductions « rythmées » (id.), l’étonnante énergie et la simplicité, exempte de toute illusion : ainsi relève-t-elle d’une part l’absence d’euphémisation et de fictions consolatrices, la précision cruelle avec laquelle est exposée « la froide brutalité des faits de guerre » [8], l’égale et pure amertume [9] dont l’accent, sans jamais s’abaisser à la plainte [10], ne laisse pas d’empreindre le sobre récit d’un malheur sans fard [11], soit « une juste expression du malheur » [12] que rien ne déguise ou n’auréole, ni le voile d’une réticence (p. 108), ni la pose d’un héroïsme vantard dont il n’est fait état que pour le railler (p. 95-96), ni quelque enveloppe de gloire [13] ; d’autre part et du même coup – car la « juste expression du malheur » atteste une âme atteinte, blessée par l’empire de la force, mais non corrompue par le mensonge qui prétend en préserver [14] –, même si en contraste poignant (p. 74), les rares « moments de grâce » (p. 105) qui, à proprement parler, ne suspendent pas le malheur, mais qui l’habitent et l’éclaircissent « çà et là » de leur pur éclat [15], moments où, malgré tout, l’âme « s’éveille pure et intacte », non sans que cet éveil ne fasse mal [16], tant à l’évidence cette tendresse est vouée à la destruction [17] et même l’évoque [18] ; rares moments où résonne d’un mot [19] ou d’un rejet [20], pour peu qu’on soit sensibles aux délicates omissions [21], le pur timbre tant de la tendresse que de la détresse ; rares moments, « enveloppés de poésie » (p. 108), où « tout est indiqué d’une manière aussi brève que touchante » (p. 103), essentiellement encore par « l’accent » [22].

A la différence des plaidoyers démonstratifs [23], si l’Iliade est « une chose unique » (p. 105), « une chose miraculeuse » (p. 110), c’est que par son « mélange de passion et d’impartialité » (PF, p. 120), par son « extraordinaire équité » (p. 108) qui répand sur tous, vainqueurs comme vaincus, « un accent d’inguérissable amertume » [24] et d’égale tendresse [25], elle parvient à une « juste expression du malheur » qui n’en dénie pas la blessure (p. 112) ni ne l’enveloppe de l’armature d’un mensonge corrupteur (p. 114).

... de la force

La force est le seul, le vrai héros de l’Iliade qui décrit son « empire » (p. 82, 103, 110, 112) inexorable en dressant « un tableau uniforme d’horreur » (p. 103) ; la logique implacable de la force – et non pas l’exaltation douteuse de l’héroïsme (p. 74, 96) – est « le vrai sujet » du poème, constamment teinté d’« un inguérissable accent d’amertume » qui a partie liée avec « la connaissance de la force » [26]. Ce à quoi introduit l’Iliade avec une acuité sans pareille, c’est, par son « extraordinaire équité, à « la connaissance de la force » [27], de sa presque absolue souveraineté (PF, p. 145) parsemée de « miracles » [28], comme en réponse à la question posée par La Boétie [29], dont le Discours débute, comme de juste, par deux vers de l’Iliade [30].

La force, soit « en dernière analyse » la menace imminente de mort [31], fait d’un homme une chose et même une chose plus ductile, plus maniable que la matière inerte [32], qui peut même en venir - seul trait « trouble » (cf. p. 103) dans l’Iliade ? – à aimer son maître, puisque telle est la seule direction que son « don d’aimer » ait licence d’emprunter [33]. Cette logique ou cet engrenage automatique, « d’une rigueur géométrique » (p. 88) – selon lesquels la force opère aussi bien l’écrasement de celui qui la subit que l’ivresse de celui qui l’exerce et « croit la posséder » (p. 83) ou encore écrase l’un et l’autre (p. 93) et les « pétrifie différemment mais également » (p. 101), cette logique donc, quelque peu antiphrastique [34], ne se prête pas à un calcul ni à une modification de rapports de force [35] au sein d’un équilibre instable entre forces inégales [36], car le prestige qui, tout bluff chimérique qu’il soit [37], est « peut-être en dernière analyse l’essence de la force » [38] et qui rompt tout rapport [39], ne laisse pas d’emballer la lutte jusqu’aux extrêmes, jusqu’à ce que l’un soit censé [40] disposer d’une force infinie, et donc prétend à « rien de moins que tout » (p. 89), devenant en un sens, tel « un fléau de la nature » (p. 101), d’une « race différente de la race des vivants » (p. 99) [41], et l’autre d’une force nulle, devenant, du même coup, d’« une autre espèce humaine » (p. 79).

Quel rapport pourrait donc s’établir entre des hommes rendus, « au contact de la force », « ou muets ou sourds » (p. 101) ? Quel rapport dès lors que les batailles se décident entre  hommes « tombés au rang soit de la matière inerte qui n’est que passivité, soit des forces aveugles qui ne sont qu’élan » (p. 101), dès lors que « les autres hommes n’imposant pas à leurs mouvements ce temps d’arrêt d’où seuls procèdent nos égards envers nos semblables, ils en concluent que le destin leur a donné toute licence, et aucune à leurs inférieurs » (p. 87-88), dès lors que « la superbe indifférence du fort pour les faibles », dont est fait avant tout le prestige, est « si contagieuse qu’elle se communique à ceux qui en sont l’objet » (p. 93-94), dès lors que si « le fort n’est jamais absolument fort, ni le faible absolument faible », « l’un et l’autre l’ignorent », « ne se croient pas de la même espèce » et « ni le faible ne se regarde comme le semblable du fort, ni il n’est regardé comme tel » (p. 86), dès lors que « la diversité des contraintes qui pèsent sur les hommes fait naître l’illusion qu’il y a parmi eux des espèces distinctes qui ne peuvent communiquer (p. 112) ? Bref quel rapport entre le zéro et l’infini ?

A ce compte, « l’absurdité radicale du mécanisme social » (O, p. 491), qui n’a pas d’illustration plus patente que la guerre, tient à ce que ce « mécanisme » n’est pas celui des fluides et que ses « ingénieurs » (id., p. 490) doivent compter avec « la tentation de l’excès… presque irrésistible » (p. 94) qu’induit « l’empire de la force » que personne ne « possède véritablement » (p. 83) et qui amorce un engrenage au fil duquel s’effacent « toute idée de but » et toute capacité de combiner une issue (p. 97). Quoi qu’il en soit, le miracle de l’Iliade, c’est qu’au plus loin de « l’adoration de la force » (O, p. 645), le poète ait pu pénétrer son empire et su « ne pas le respecter » (p. 112).

P. Hochart

 
 


[1] « Réflexions sur la guerre », in  L’Iliade ou le poème de la force (PF), Paris, 2014, p. 54.

[2] « Du pouvoir de transformer un homme en chose en le faisant mourir procède un autre pouvoir, et bien autrement prodigieux, celui de faire une chose d’un homme qui reste vivant. Il est vivant, il a une âme ; il est pourtant une chose. Etre bien étrange qu’une chose qui a une âme ; étrange état pour l’âme. Qui dira combien il lui faut à tout instant pour s’y conformer, se tordre, se plier sur elle-même ? Elle n’est pas faite pour habiter une chose ; quand elle y est contrainte, il n’est plus rien en elle qui  ne souffre violence » (p. 75-76).

[3] « Il [l’esprit] est occupé tout entier à se faire violence » (p. 97) comme à souffrir violence (ibid.).

[4] Œuvres (O), Paris, 1999, p. 721 et 517.

[5] Id., p. 645, 647, 656-60.

[6] « Les Grecs, le plus souvent, eurent la force d’âme qui permet de ne pas se mentir ; ils en furent récompensés et surent atteindre en toute chose le plus haut degré de lucidité, de pureté et de simplicité » (PF, p. 112).

[7] Même si elle souligne le « jeu de bascule » qui préside au cours des combats (p. 89-93).

[8] « …les faits de guerre ne le sont jamais [enveloppés de poésie]. Le passage de la vie à la mort n’est voilé par aucune réticence […]. La froide brutalité des faits de guerre n’est déguisée par rien, parce que ni vainqueurs ni vaincus ne sont admirés, méprisés ni haïs » (p. 108).

[9] « L’amertume d’un tel tableau, nous la savourons pure, sans qu’aucune fiction réconfortante vienne l’altérer, aucune immortalité consolatrice, aucune fade auréole de gloire ou de patrie » (p. 74).

[10] « C’est par là que l’Iliade est une chose unique, par cette amertume qui procède de la tendresse, et qui s’étend sur tous les humains, égale comme la clarté du soleil. Jamais le ton ne cesse d’être imprégné d’amertume, jamais non plus il ne s’abaisse à la plainte. La justice et l’amour, qui ne peuvent guère avoir de place dans ce tableau d’extrêmes et d’injustes violences, le baignent de leur lumière sans jamais être sensibles autrement que par l’accent. Rien de précieux, destiné ou non à périr, n’est méprisé ; la misère de tous est exposée sans dissimulation ni dédain ; aucun homme n’est placé au-dessus ou au-dessous de la condition commune à tous les hommes ; tout ce qui est détruit est regretté. Vainqueurs et vaincus sont également proches, sont au même titre les semblables du poète et de l’auditeur » (p. 105-106). Si nous « savourons » cette pure amertume, c’est qu’elle « porte sur la seule juste cause d’amertume, la subordination de l’âme humaine à la force » (p. 110), c’est qu’elle nous introduit dans un ordre d’équité que cette subordination ravage.

[11] « Toute l’Iliade est sous l’ombre du malheur le plus grand qui soit parmi les hommes, la destruction d’une cité » (p. 107).

[12] « …rien n’est plus rare qu’une juste expression du malheur ; en le peignant, on feint presque toujours de croire tantôt que la déchéance est une vocation innée du malheureux, tantôt qu’une âme peut porter le malheur sans en recevoir la marque, sans qu’il change toutes les pensées d’une manière qui n’appartient qu’à lui » (p. 112).

[13] « …étrange siècle [celui de Phèdre et de L’école des femmes] où, au contraire de l’âge épique, il n’était permis d’apercevoir la misère de l’homme que dans l’amour, au lieu que les effets de la force dans la guerre et dans la politique devaient toujours être enveloppés de gloire » (p. 115).

[14] « Les rapports de l’âme humaine et du destin, dans quelle mesure chaque âme modèle son propre sort, ce qu’une impitoyable nécessité transforme dans une âme quelle qu’elle soit au gré du sort variable, ce qui par l’effet de la vertu et de la grâce peut rester intact, c’est une matière où le mensonge est facile et séduisant » (p. 112) ; « L’homme qui n’est pas protégé par l’armure d’un mensonge ne peut souffrir la force sans être atteint jusqu’à l’âme. La grâce peut empêcher que cette atteinte le corrompe, mais elle ne peut empêcher la blessure » (p. 114).

[15] « …tout contribue à faire un tableau uniforme d’horreur. La force en est le seul héros. Il en résulterait une morne monotonie, s’il n’y avait, parsemés çà et là, des moments lumineux ; moments brefs et divins où les hommes ont une âme. L’âme qui s’éveille ainsi, un instant, pour se perdre bientôt après par l’empire de la force, s’éveille pure et intacte » (p. 103). Lumière qui compose avec la clarté foncière de l’amertume (p. 105, cité n.10).

[16] « Les brèves évocations du monde de la paix font mal, tant cette autre vie, cette vie des vivants, apparaît calme et pleine » (p. 107) ; « Ces moments de grâce sont rares dans l’Iliade, mais ils suffisent pour faire sentir avec un extrême regret ce que la violence fait et fera périr » (p. 105).

[17] « Tout ce qui, à l’intérieur de l’âme et dans les relations humaines, échappe à l’empire de la force est aimé, mais aimé douloureusement, à cause du danger de destruction continuellement suspendu » (p. 110).

[18] Ainsi « les bains chauds » ne sont-ils préparés à l’intention d’Hector qu’alors qu’il gît déjà dans la poussière, attaché au char d’Achille (p. 74-74) ; ainsi le tendre entretien d’Hector et d’Andromaque est-il consacré à l’évocation de la mort de l’un et de la servitude de l’autre (p. 80 et 104) ; ainsi la belle scène des lavoirs n’est-elle évoquée, non sans un « regret poignant », qu’à l’instant où Hector les dépasse en courant à sa perte (p. 107).

[19] Ainsi le mot « chastes » (kednas), quand on pleure Hector comme « gardien des épouses chastes et des petits enfants » suffit « pour faire apparaître la chasteté souillée par la force » (p. 107).

[20] Ainsi le rejet de « si chéris » (kèdeious) dans l’évocation par Briséis de « mes trois frères que m’avait enfantés une seule mère/si chéris » (p. 104).

[21] « L’époux, en évoquant les humiliations de l’esclavage qui attendent la femme aimée, omet celle dont la seule pensée souillerait d’avance leur tendresse » (p. 104 ; cf. p. 80 où se trouve, par ailleurs, énoncé crument le sort auquel Agamemnon destine Briséis).

[22] « …sans jamais être sensibles autrement que par l’accent » (p. 106 cité n.10) ; « Quel accent pour évoquer le sort de l’adolescent vendu par Achille à Lemnos ! » (ibid.).

[23] Tel celui des Athéniens à Mélos ou même de Socrate dans La République.

[24] « Pourtant [malgré les « moments de grâce »] une telle accumulation de violences serait froide sans un accent d’inguérissable amertume qui se fait continuellement sentir, bien qu’indiqué souvent par un seul mot, souvent même par une coupe de vers, par un rejet. C’est par là que l’Iliade est une chose unique… » (p. 105 ; cf. « Cahiers VI », in O, p. 881 : « C’est par l’amertume que l’Iliade est belle. Il n’y a pas d’art de premier ordre sans ce fond d’amertume »).

[25] « …par cette amertume qui procède de la tendresse » (p. 105 cité n.10 ; cf. PF p. 145 : « Connaître la force, c’est, la reconnaissant pour presque absolument souveraine en ce monde, la refuser avec dégoût et mépris. Ce mépris est l’autre face de la compassion pour tout ce qui est exposé aux blessures de la force »).

[26] « Il n’est possible d’aimer et d’être juste que si l’on connaît l’empire de la force et si l’on sait ne pas le respecter » (p. 112) ; « Ils retrouveront peut-être le génie épique quand ils sauront ne rien croire à l’abri du sort, ne jamais admirer la force, ne pas haïr les ennemis et ne pas mépriser les malheureux. Il est douteux que ce soit pour bientôt » (p. 115).

[27] « L’essence de l’inspiration occitanienne est identique à celle de l’inspiration grecque. Elle est constituée par la connaissance de la force » (PF, p144) ; « La connaissance du monde matériel où nous vivons a pu se développer à partir du moment où Florence, après tant d’autres merveilles [cf. O, p. 643-44], a apporté à l’humanité, par l’intermédiaire de Galilée, la notion de force. […] Et nous qui prétendons aménager le milieu social, nous n’en possédons pas même la connaissance la plus grossière aussi longtemps que nous n’aurons pas vraiment conçu la notion de force sociale. La société ne peut avoir ses ingénieurs aussi longtemps qu’elle n’aura pas eu son Galilée. Y a-t-il en ce moment, sur toute la surface de la terre, un esprit qui conçoive même vaguement comment il se peut qu’un homme, au Kremlin, ait la possibilité de faire tomber n’importe quelle tête dans les limites des frontières russes ? […] La notion de force et non la notion de besoin constitue la clef qui permet de lire les phénomènes sociaux. [Galilée ne s’est heurté] qu’ « à une poignée d’hommes puissants spécialisés dans l’interprétation des Ecritures. L’étude du mécanisme social, elle, est entravée par des passions qui se retrouvent chez tous et chez chacun. Il n’est presque personne qui ne désire soit bouleverser, soit conserver les rapports actuels de commandement et de soumission. L’un et l’autre désir met un brouillard devant le regard de l’esprit […] Des deux côtés, on jette un voile sur l’absurdité radicale du mécanisme social, au lieu de regarder bien en face cette absurdité apparente [i.e. : patente]  et de l’analyser pour y trouver le secret de la machine » (O, p. 490-91) ; « Je ne crois pas que l’on puisse former des pensées claires sur les rapports humains tant qu’on n’aura pas mis au centre la notion de force, comme la notion de rapport est au centre des mathématiques. Mais la première a besoin, comme en a eu besoin la seconde [cf. ses réflexions sur la crise grecque autour des incommensurables, O, p. 568-70], d’être élucidée. Ce n’est pas aisé » (O, p. 506).

[28] « …cette double propriété de pétrification est essentielle à la force, et une âme placée au contact de la force n’y échappe que par une espèce de miracle » (p. 102 ; cf. O, p. 491 sur le « miracle » de juin 1936). « Mais la vie humaine est faite de miracles » (PF, p. 193), ce qui implique que le « centre » n’est peut-être pas l’essentiel.

[29] Dont elle donne une version actualisée : « …nous qui voyons, dans un pays qui couvre le sixième du globe, un seul homme saigner toute une génération ! » (O, p. 489).

[30] Ibid. et p. 656.

[31] « La force qui tue est une forme sommaire, grossière de la force. Combien plus variée en ses procédés, combien plus surprenante en ses effets, est l’autre force, celle qui ne tue pas, c’est-à-dire celle qui ne tue pas encore. Elle va tuer sûrement, ou elle va tuer peut-être, ou bien elle est seulement suspendue sur l’être qu’à tout instant elle peut tuer, de toute façon elle change l’homme en pierre » (p. 75) ; « …il s’agit d’une remarque bien simple, à savoir que le massacre est la forme la plus radicale de l’oppression » (PF, p. 54) ; « …la menace de mort, qui est en dernière analyse la sanction suprême de toute autorité… » (id., p. 180).

[32] « Si elle [« la fonction de commandement »] s’exerce comme si les hommes étaient des choses, et encore sans aucune résistance, elle s’exerce inévitablement sur des choses exceptionnellement ductiles ; car l’homme soumis à la menace de mort […]  peut devenir plus maniable que la matière inerte » (ibid.). Aussi commence-t-elle son propos par l’évocation de deux scènes où des suppliants désarmés défaillent et tombent, sans plus même tressaillir, tels des poupées de chiffon, comme si « réduits à rien », ils imitaient le néant, totalement à la merci d’Achille qui en use avec eux, non « par insensibilité » [ou par le comble de l’insensibilité], en étant « aussi libre dans ses attitudes, dans ses mouvements, que si, au lieu d’un suppliant c’était un objet inerte qui touchait ses genoux » ; au contact de la force, Lycaon et Priam n’ont plus même licence de sursauter et à peine poussé, comme par inadvertance, comme on écarte une mouche [II. XXIV, 508 : « Le prenant par le bras, il poussa un peu le vieillard » ; cf. Mazon : « Il prend la main du vieux et doucement l’écarte »], le second s’effondre et gît inerte jusqu’à ce qu’Achille songe à le relever (p. 76-79).

[33] P. 81-82. Encore faut-il préciser que les pleurs empreints de tendresse que Briséis verse pour Patrocle [« toi qui as toujours été doux (meilichon aei) » ; cf. p. 100 : « Patrocle qui « sut être doux envers tous » et qui, à ce titre, « d’une certaine manière se trouve au centre du poème »] sont précédés par ce qui les conclut, soit les pleurs des autres captives « prenant prétexte (prophasis) de Patrocle, chacune sur ses propres angoisses ».

[34] Aussi bien S. Weil n’use pas de ce terme, car l’engrenage en question dissout tout rapport (logos ; cf. « Cahier VI, O, p. 846).

[35] « …l’esprit devrait combiner pour trouver une issue ; il a perdu toute capacité de rien combiner à cet effet. Il est occupé tout entier à se faire violence » (p. 97) ; « Les batailles ne se décident pas entre hommes qui calculent, combinent, prennent une résolution et l’exécutent, mais entre hommes dépouillés de ces facultés, transformés, tombés au rang soit de la matière inerte qui n’est que passivité, soit des forces aveugles qui ne sont qu’élan » (p. 101).

[36] « Car ils ne considèrent pas leur propre force comme une quantité limitée, ni leurs rapports avec autrui comme un équilibre entre forces inégales » (p. 87). En quoi « la lutte éternelle de ceux qui obéissent contre ceux qui commandent » (PF, p. 18O) est précieuse pour que la force ne s’exerce pas « sans aucune résistance » (ibid.) et que « la rencontre entre la pression d’en bas et la résistance d’en haut suscite ainsi continuellement un équilibre instable, qui définit à chaque instant la structure d’une société » (id., p. 181).

[37] « Ce qu’on nomme prestige national consiste à agir de manière à toujours donner l’impression aux autres pays qu’éventuellement on est sûr de les vaincre, afin de les démoraliser. Ce qu’on nomme sécurité nationale, c’est un état de choses chimérique où l’on conserverait la possibilité de faire la guerre en en privant tous les autres pays » (PF, p. 173-74).

[38] « …le prestige qui constitue la force plus qu’aux trois quarts » (p. 93 ; cf. p. 92, Hector attendant Achille, « seul, dépouillé de tout prestige de force ») ; « …et la moindre concession comporte une perte de prestige qui diminue pour la nation qui l’a consentie, les chances de défendre sa propre indépendance. Dès qu’une pareille situation a lieu, on ne saurait reprocher aux gouvernements leur souci de prestige ; car le prestige est vraiment une force, il est même peut-être en dernière analyse l’essence de la force ; et une grande nation qui aurait fait toutes les concessions possibles, au point de n’avoir plus que sa propre existence à défendre, serait probablement devenue de ce fait même incapable de la défendre » (O, p. 514) ; tel Lycaon.

[39] « La contradiction essentielle à la société humaine, c’est que toute situation sociale repose sur un équilibre de forces, un équilibre de pressions analogue à l’équilibre des fluides, mais les prestiges, eux, ne s’équilibrent pas, le prestige est sans limite, toute satisfaction de prestige est une atteinte au prestige ou à la dignité d’autrui. Or le prestige est inséparable du pouvoir » (PF, p. 192) [pour masquer que son attribution est arbitraire, cf. id., p. 190 : « Le prestige, c’est-à-dire l’illusion, est ainsi au cœur même du pouvoir »].

[40] Aux yeux de l’autre comme aux siens.

[41] Tel Achille aux chants XX et XXI de l’Iliade au point qu’il fait horreur au fleuve, « autant que l’esclave, bien que d’une manière tout autre, devenu une chose » (p. 101).

 

 

 

 

 

 

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