Séminaire de P.  Hochart et P.  Pachet :
Compte-rendu de la séance du 7 février 2014

 

Entre les bornes 

Depuis la mort de Patrocle, la mort de cet autre lui-même (XVIII, 80-82) qu’il se trouve n’avoir rien fait pour éviter (id., 98-100 ; id., 324-27), Achille passe les bornes : les bornes du chagrin, de la douleur et du deuil qui le retiennent, malgré les avis de sa mère (XIX, 8-9) [1], d’Ulysse [2], et des autres (XIX, 303-308 ; XXIII, 40-45), de se laver (id.) comme de goûter aux plaisirs détendus de la table (XIX,205-210 ; 305-307 ; 319-21) [3] et du lit (XVIII, 354 ; XXIV, 3-12), puisqu’à peine le sommeil le prend-il après la mort d’Hector que l’ombre de Patrocle le visite et le réveille (XXIII, 62 et sq.), au point qu’il ne saurait combattre n’était qu’Athéna lui perfuse nectar et ambroisie pour conforter son ardeur (menos, XIX, 345-56) ; les bornes de la cruauté [4] et de la sauvagerie [5], dès lors qu’après la déroute des Troyens, il ne combat plus, à proprement parler, mais broie ses adversaires (XX, 490-503) et les abat à la chaîne, qu’il n’est plus un guerrier mais une sorte de machine à tuer, inexorable [6] - non sans susciter l’horreur et la colère du fleuve divin (XXI, 131 ; 221 ; 305-3406) - et que, comme insensibilisé par la douleur et la rage, il va trancher, sur le bûcher de Patrocle, la vie de douze jeunes Troyens (XXIII, 175-76) comme s’il coupait des fleurs (SW, p. 87) [7] ; les bornes enfin de toute « convenance »[8], dès lors qu’il ne se borne pas, dans le feu du combat [9], à vouer aux chiens et aux oiseaux l’éventuelle dépouille de son ennemi (XXII, 335-36 ; id., 345-54), mais que de fait, aube après aube, les funérailles de Patrocle accomplies, il ne laisse pas d’outrager le cadavre d’Hector et qu’il l’aurait sinon dépecé, du moins dépiauté, n’était l’assistance d’Apollon et d’Aphrodite (XXIII,184-91 ; XXIV, 12-21), au grand scandale des dieux et non sans susciter l’irritation de Zeus (XXIV, 53-54 ; id., 345-54). Ainsi, après la mort de Patrocle, Achille ne connaît plus ni pitié ni retenue (aidôs) [10] et abrite un cœur de fer [11].

Mais, en un sens, Priam, pareillement, passe les bornes, ravagé par la perte de son fils et la ruine de Troie qu’elle présage (XXII, 55-76 ; XXIV, 241-46) : tout sensé qu’il est et renommé pour l’être (XX, 183), d’emblée et avant même toute assurance des dieux (XXII, 412-22), il forme le dessein insensé [12], surhumain ou, du moins, sans exemple [13], d’aller seul implorer Achille de lui rendre la dépouille d’Hector, d’aller, dans la posture du suppliant, non pas solliciter l’aide ou la protection d’un tiers [14], mais jusqu’à baiser la main qui a tué son fils (XXIV, 506 ; cf. 477-79) ; pareillement, depuis la mort d’Hector il demeure souillé (XXII, 416 ; XXIV, 162-65) sans consentir à manger ni dormir (XXIV, 637-42) ; pareillement encore, il fait le vide autour de lui en rudoyant son monde et avec une particulière férocité, ses fils (XXIV, 239-44 ; 253-64) ; pareillement enfin, il a aux yeux d’Hécube, puis d’Achille, « un cœur de fer » (XXIV, 205 ; id., 521), non pas précisément insensible à la pitié et à la peur (XXIV, 358-60 ; id., 571), mais déterminé, envers et contre tout, à mener droitement (XXIV, 471 : ithus) son dessein [15] jusqu’à son terme.

C’est la rencontre, hautement inattendue et saisissante (XXIV, 480-84) de ces deux forcenés de la douleur, de ces deux « cœurs de fer », roidis dans leur deuil, qui va les apaiser et les faire rentrer de concert [16] dans les bornes du « convenable »[17] et de la commune humanité [18], en accomplissant, non sans mal et non sans péril d’emportement (XXIV, 553-71), les rites de l’hospitalité : faire asseoir le suppliant pour en faire son hôte (XXIV, 522), manger ensemble (XXIV, 601-19), dormir sous le même toit (XXIV, 635-55), convenir d’une trêve pour les funérailles d’Hector (XXIV,656-70) [19], jusqu’au geste délicat d’affection pour dissiper toute crainte et tout soupçon de traîtrise (XXIV,671-72 ; cf. XXIV, 207 : apistos) [20], qui fait preuve d’une sollicitude non moins inattendue et héroïque que la présence de Priam lui baisant la main. Ainsi la dépouille d’Hector ne sera pas dérobée subrepticement (XXIV, 24 ; id. 71-73), ni extorquée sous la menace de Zeus [21], mais rendue de bon gré, avec le plein assentiment d’Achille qui veille personnellement à l’apprêt du cadavre et tient à le porter lui-même sur un lit, soit, en quelque sorte, participe en premier aux honneurs funèbres rendus à son ennemi capital (XXIV, 572-90), par un effort glorieux entre tous [22], qui surmonte la sauvagerie de sa propre peine en consolant le vieillard et fait dire et faire à Achille ce qu’il se refuse à entendre des autres (XXIV, 522-54) tant il est remué par la présence de Priam qui envers et contre tout, se rend à sa merci et le traite comme un homme qu’il présume être capable de pitié et de retenue (XXII, 419) [23].

Reste que cet apaisement et cette consolation ne sont possibles qu’autant qu’Achille s’avère n’être « ni insensé, ni aveugle ni inflexible (oute… aphrôn out’askopos out’alitèmôn, XXIV, 157), mais qu’il use d’assez de prudence envers lui-même pour savoir prévenir toute occasion d’emportement dont il ne saurait répondre [24] ; aussi bien est-il bienvenu que l’avertissement du dieu lui dérobe le moment où « Priam voit son fils » (XXIV, 583) et que le vieillard s’en retourne comme il est venu, à l’insu de tous.



[1] « Mon fils, jusques à quand rongeras-tu ton cœur à gémir, à te lamenter, sans plus songer à la table et au lit ? Il est bon de s’unir d’amour à une femme » (XXIV, 128-130).

[2] « Celui qui meurt, il faut l’ensevelir d’un cœur impitoyable après l’avoir pleuré un jour » (cf. XIX, 225-39).

[3] Ainsi ne prend-il part qu’avec répugnance au festin qui s’intercale entre la mort d’Hector et les funérailles de Patrocle, en demeurant souillé de sang et de poussière : « Mais allons ! pour l’instant répondons à l’appel de l’horrible repas (stugerèi…daiti) » (XXIII,48).

[4] Le premier mot d’Hécube pour qualifier Achille c’est qu’il est un « mangeur de viande crue (ômèstès) » (XXIV, 207 ; cf. XXII, 345-47 et XXIV, 212-13).

[5] « …ce guerrier sauvage (agrion andra) » (XXI, 314) ; « tel un lion, il ne connaît que pensers sauvages (agria oiden) » (XXIV, 41 ; cf. XX, 164-73).

[6] Le cas de Lycaon est exemplaire puisqu’il lui a fait grâce auparavant (XXI, 98 et sq.).

[7] « Son cœur ne songe qu’à des œuvres de mort (kaka de phresi mèdeto erga) ! » (XXIII, 176 ; cf. SW, p. 99 : « L’homme habité par ce double besoin de mort appartient, tant qu’il n’est pas devenu autre, à une race différente de la race des vivants »).

[8] Les outrages qu’il inflige à la dépouille d’Hector sont uniment qualifiés comme des traitements inconvenants (aeikea erga, XII, 395), passant tout ce à quoi on peut s’attendre et, à ce titre, monstrueux et stupéfiants. Hector, pour sa part, ne songe pas à lui infliger de monstrueux outrages ou des inconvenances stupéfiantes (ou gar egô s’ekpaglon aeikiô, XXII, 256 ; cf. id., 403-404 : « cette tête jadis charmante (charien) que maintenant Zeus donne à outrager (aeikissasthai) à ses ennemis »)

[9] Ou dans la douleur des funérailles (XXIII, 182-83).

[10] XXI, 100-105 ; XXII, 123-24 ; XXIV, 44 ; id., 207-208.

[11] Dernier mot, ou presque, d’Hector à son endroit (XXII, 357).

[12]A l’avis d’Hécube (XXIV, 201-205 : « Où est passé ton esprit… ?), mais aussi à l’avis général puisque tous commencent par le retenir (XXII, 413, 416).

[13] « J’ai osé, moi, ce que jamais encore n’a osé mortel ici-bas » (XXIV, 505).

[14] Enchérissant donc sur l’exemple du meurtrier qui fait son apparition dans la demeure d’un étranger puissant (XXIV, 480-84).

[15] Quelque inconsidéré qu’il soit, puisqu’il ne sait même pas si Achille n’a pas déjà dépecé et livré en pâture aux chiens le cadavre d’Hector (XXIV, 406-409).

[16] Progressivement, depuis le concert parallèle où écartés l’un de l’autre, ils songent ensemble à leurs chéris respectifs (XXIV, 507-14) jusqu’à l’apogée de l’admiration mutuelle, au-delà des griefs et de l’apitoiement (XXIV, 515-16), pour l’exploit qu’ils viennent l’un et l’autre d’accomplir (XXIV, 629-33 ; cf. SW, p. 105).

[17] Ainsi Achille assure-t-il Patrocle, pour peu qu’il l’entende du fond de l’Hadès (XXIV, 592-95), qu’il lui a été livré une rançon « non disconvenante » (ou aeikia apoina) et qu’il en aura la part qui convient (hossa epeoiken).

[18] Sans doute S. Weil est-elle quelque peu aveugle à ce « concert » (cf. p. 78-79).

[19] Alors qu’Achille avait exclu toute « convention » (orkia pista) avec Hector (XXII, 265-66 : « aucune alliance (philèmenai), aucun pacte (orkia) entre nous »), il propose de lui-même une convention de trêve à Priam et s’en porte garant.

[20] Au point que pleinement rassuré, Priam se livre au sommeil sans songer aux autres dangers qui menacent son entreprise (XXIV, 683-89 ; cf. id., 650-55).

[21] XXIV, 116 : « nous verrons bien s’il aura peur (deisèi) de moi et s’il rendra Hector ». Dans ces conditions, si telle est la volonté de Zeus, Achille a bien en tête de se résoudre (noeô de kai autos) à rendre la dépouille (XXIV, 139-40 ; id., 560-67).

[22] XXIV, 110 : « J’entends, moi, réserver ce comble de gloire (kudos) à Achille ». Le kudos est une gloire « miraculeuse » (cf. SW, p. 105) octroyée par les dieux ou qui leur est comme extorquée (CF. Benveniste, Le Vocabulaire…, t. II, p. 57-69).

[23] Quand Hector, tenté par une démarche analogue (XXII, 111-121), écarte cette pensée idyllique, par une trop grande crainte de ne trouver en Achille ni pitié ni retenue (id., 122-25).

[24] Aussi prend-il soin que Priam ne voie pas en sa présence le cadavre d’Hector, par crainte que le vieillard ne puisse contenir sa colère et ne déchaîne la sienne (XXIV, 583-86) ; ce qui explique son irritation devant l’insistance de Priam pour le voir « de ses yeux » sans délai (id., 555 et sq.).