Inédit

Jean Kaempfer, Aux Belles-Lettres

 

 

 

Préambule            

Avec une douceur amusée - oui, en le lisant, il prend l'envie de nommer cette sorte de tendresse et ce délicat mélange d'engagement et d'humour qui caractérisent son écriture -, Jean Kaempfer évoque ici quelques scènes fondatrices du partage esthétique de la littérature. Elles ont pu - elles pourraient encore - établir un mythe, une religion même, avec ses églises et ses croyants. Ses églises: une société de belles-lettres par exemple. Ses croyants: c'est-à-dire nous, avoue pour nous Jean Kaempfer. Mais précisément, c'est un aveu; autant dire, presque un désaveu. Non sans mélancolie, non sans ferveur même cependant! Mais faut-il se prendre pour des «facteurs diligents de la grande Messagerie humaniste»? Ici, l'indignation peut poindre: inutile de faire de la scène mythique plus qu'une fiction heureuse à partager avec mesure. Dès que l'amour de la littérature porte à exagérer sa fonction sociale - par exemple, dans Le Don des morts de Danièle Sallenave -, il court le risque de devenir tyrannique (sortant de son ordre, dirait Pascal), justifiant les sarcasmes d'un Pierre Bourdieu. La littérature est belle? Oui, mais c'est de la littérature. Léger décalage, léger bouger dans la tautologie: la littérature, c'est de la littérature. Les Belles-Lettres sont-elles belles? Oui, mais comme l'un des multiples cas où «l'attention cognitive que je porte au monde se résout en plaisir»: ce serait très injuste qu'elle dévalue les autres cas. En somme, elle n'est vraiment belle qu'à cette place: où la généralité d'un élan s'apprête à se croire universel et y renonce, non pas brisé, mais altéré ou entamé par l'évidence merveilleuse, sans cesse particulière, des hommes et du monde.

Ainsi, cette conférence inédite prononcée le 13 septembre 2006 devant la Société de Belles-Lettres suisse fondée à Lausanne en 1806, à l'occasion de son 200e anniversaire, nous ramène au coeur des questions que Transitions veut soulever - celle de la beauté par exemple actuellement traitée par la rubrique «Intensités» -, au coeur des débats que nous cherchons à susciter - si les enfants ne lisent plus, est-ce grave? demande par exemple le questionnaire, lui-même peut-être ici un peu trop grave comme le suggèrent certaines réponses -. Et il nous propose de nous tenir dans l'amour de la littérature sans y tenir mordicus.

H. M.-K.

Jean Kaempfer est professeur de littérature française à l'Université de Lausanne. Il a publié notamment Emile Zola: d'un naturalisme pervers (Paris, José Corti, 1989) et Poétique du récit de guerre (Paris, José Corti, 1998)

 

 

 

 

 Aux Belles-Lettres

 

 

Jean Kaempfer

19/11/2011 

 

 

 

Je ne suis pas membre de la Société de Belles-Lettres qui fête cette année ses 200 ans. Mais je suis bien membre, ou du moins je l’espère, d’une idéale Société des Belles-Lettres, ou encore de la Société des amis du Texte, rêvée naguère par Roland Barthes – toutes sociétés dont j’ai découvert l’agrément au cours de mes études pendant les années septante à Genève, dans le giron maternel de l’Ecole du même nom ; et dont j’ai retrouvé plus tard les évidences partagées à Berne, Zurich ou Lausanne, l’école de Genève ayant alors dans toute la Suisse ses comptoirs et ses colonies, animés par une diaspora convaincue.

Or voici quelque temps, l’Ecole de Genève célébrait – à Genève – son bonheur d’être elle-même, d’abord en 2000, pour fêter les 90 ans et les 80 ans de ses maîtres Jean Rousset et Jean Starobinski ; puis en 2002 pour célébrer le centenaire de Georges Poulet, qui fut on le sait l’inventeur de cette appellation d’Ecole de Genève. Je me suis trouvé à l’une et l’autre de ces journées – et avec quelle joie ! Autour de nous, les pourfendeurs de la « clôture du texte » pouvaient bien ricaner, et les sociologues de la littérature piétiner avec leurs gros sabots bourdieusiens les champs où nous avions l’habitude de cueillir nos harmonieux bouquets – ces contestations et ces déprédations, comme elles nous paraissaient loin, alors – et pour tout dire, irréelles. En « regonflant des souvenirs divers », comme dit Mallarmé, nous nous retrouvions avec émotion dans les grandes cathédrales de notre jeunesse, où l’église militante des formes et significations réunissait une assistance nombreuse et recueillie. C’est à peine si nous nous rendions compte qu’une chapelle suffisait, en cette aube du XXIe siècle, à nous accueillir tous – et que la grande église militante des années soixante s’était réduite aux dimensions d’une petite église confessante dont la ferveur intacte compensait certes, mais cachait assez mal, la désaffection des masses populaires alentour.

Mais disons deux mots du credo, menacé par la sécularisation, qui soude les fidèles de cette modeste église – église, je m’empresse de l’ajouter, dont je suis un paroissien convaincu. Cet acte de foi, dans ses grandes articulations, je gage qu’il est le même, à peu de choses près, que celui qui dut pousser quelques Helvètes, voici 200 ans, à se réunir à l’enseigne d’une société de Belles-Lettres. Il faut dire que jamais sans doute les Lettres ne furent aussi belles qu’en 1806. De la Littérature venait de paraître, ainsi que le Génie du christianisme. Mme de Staël et Chateaubriand, dans ces textes qui proposent de mettre le plaisir généreux d’admirer les œuvres d’art à la place de la satisfaction mesquine de les juger, se placent dans le dynamisme du geste rimbaldien de « dérèglement de tous les sens » que Deleuze admire tant chez le vieux Kant. Quand on devient vieux, dit Deleuze, il peut arriver qu’on jouisse « d’un moment de grâce entre la vie et la mort ». C’est ce qui est arrivé à Kant : après avoir passé sa vie à ranger le monde sensible sous les catégories de l’entendement théorique puis sous l’empire de la loi pratique, voici que Kant, dans son dernier grand texte, La Critique de la faculté de juger – il paraît en 1790, seize ans seulement avant la constitution de la société de Belles-Lettres – en un geste « profondément romantique », dit Deleuze, promeut « un exercice déréglé de toutes les facultés » où il n’est plus question de constituer la connaissance, mais à l’inverse de laisser le sensible évoluer librement pour lui-même et se déployer « dans un pathos au-delà de toute logique ». Madame de Staël ne dit pas autre chose – quoiqu’elle le dise autrement – lorsqu’elle définit, dans De l’Allemagne (1812), ce qu’est pour elle le véritable poète : le poète « est ébranlé par ses conceptions comme par un événement de sa vie. Un monde nouveau s’offre à lui ; […] La poésie est une possession momentanée de tout ce que notre âme souhaite ; le talent fait disparaître les bornes de l’expérience et change en images brillantes le vague espoir des mortels. » L’objet esthétique, qui transforme le vague espoir humain et l’obscurité du sort en images brillantes et sublimes, qui fait surgir un monde nouveau à partir des situations de rencontre, a son origine dans une alchimie psychologique singulière et profonde. A l’origine de la métamorphose glorieuse du poème, il y a un travail profond de l’âme. Quelque chose s’est passé, dans un espace psychique dont nous ne savons rien, sinon par ses effets : cet ébranlement, cette possession momentanée qui s’emparent du poète et lui offrent un monde nouveau. Et ce « mystère de l’art » est contagieux. Le lecteur est modifié, parce qu’il a renoncé à juger et s’est placé par empathie émotive en ce même lieu psychique profond et originaire d’où l’émotion poétique du créateur a surgi. Mme de Staël pose ainsi les fondements d’un dialogue entre deux âmes sensibles, d’un commerce souterrain, dans les profondeurs psychiques, qui est la nouvelle scène où a lieu la relation esthétique.

Cette scène permet aux Lettres de s’éployer en Beauté. C’est la scène fondatrice des Belles-Lettres, au sens de cette société idéale que j’évoquais tout à l’heure. Faut-il que la prégnance désirable de cette scène soit forte, pour qu’on la retrouve, quasi inchangée, plus de 150 ans après Mme de Staël, dans La conscience critique (1971) – le livre méta-critique où Georges Poulet dresse la cartographie de l’Ecole de Genève, mais aussi des amis, compagnons de route et précurseurs de celle-ci. « Dans une chambre vide, sur une table, un livre attend son lecteur. » Voilà la situation initiale, parfaitement pure, déparasitée, on le voit, qu’imagine Poulet. Le lecteur qui ne tarde pas à entrer dans cette chambre est vacant comme elle, et donc prêt aux métamorphoses : ainsi les mots du livre qu’il tient maintenant entre ses mains s’emparent peu à peu de lui, opèrent une véritable « insufflation de vie ». « La masse des informations » érudites, sur l’auteur, le contexte, que ce lecteur apporte peut-être avec lui, soudain lui paraît bien vaine : « à ce moment, ce qui m’importe », c’est d’offrir entièrement ma conscience à l’œuvre qui m’envahit, « c’est de vivre de l’intérieur une certaine relation d’identité que j’ai avec l’œuvre, et rien qu’avec l’œuvre. » Clôture du texte, principe d’immanence : l’œuvre n’est pas un document, mais un monument qui traverse les siècles et me parle aujourd’hui comme alors, pour la raison qu’elle me parle singulièrement, dans l’asile hospitalier que lui réserve ma conscience. Ainsi pour Proust – « le fondateur, dit Poulet, de la critique thématique », critique dont Poulet est, avec Jean-Pierre Richard, le représentant majeur – pour Proust donc, c’est « par l’art seulement [que] nous pouvons sortir de nous […] au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et autant qu’il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l’infini et, bien des siècles après qu’est éteint le foyer dont il émanait, qu’il s’appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient encore leur rayon spécial. »

Or ces mondes roulant dans l’infini, cet univers immense et divers, voici qu’on me proposa, au début de mes études de Lettres, d’en devenir l’héritier. J’avais pris l’habitude, pendant ma scolarité dans les Montagnes neuchâteloises, d’être un bon élève. Aussi c’est avec gratitude que j’acceptai le don des morts qu’on m’offrait ainsi : d’ailleurs j’en faisais l’expérience, dans mon commerce de plus en plus informé avec les esprits du passé, je m’enrichissais moi-même ; et puis, cette gigantesque archive que je parcourais, tous ces Musées et ces Bibliothèques, en même temps que j’y puisais des arguments pour croire que n’était pas vaine l’injonction de Goethe mise en musique par Beethoven : « Edel sei der Mensch », – cette archive monumentale me persuadait conjointement qu’il valait la peine de prendre un rôle actif dans le miracle, continué depuis l’Antiquité, de la translatio studii, en devenant à mon tour un facteur diligent de la grande Messagerie humaniste.

Mais tandis que je m’occupais ainsi à me cultiver, je tombai en 1991 sur un ouvrage bien embarrassant, dont j’ai cité le titre, sans guillemets, à l’instant. Ce livre, c’est Le Don des morts, de Danièle Sallenave. D’évidence, Danièle Sallenave fait partie de la même église confessante que moi : elle professe comme Proust – et comme moi… – que la littérature est précieuse parce qu’elle permet d’accéder à l’universel par le singulier ; qu’elle procure à ce titre des intuitions fulgurantes dont la seule garantie est la parole poétique ; qu’elle est irremplaçable en raison des expérimentations fictives intenses qu’elle institue. Mais de ce que la vie prend figure dans les livres, faut-il conclure que ceux qui ne lisent pas sont défigurés ? Danièle Sallenave le pense. Pour elle, une vie où les livres manquent – elle appelle cela la vie ordinaire – est une vie « mutilée ». Voyez par exemple la pauvre Louise : elle « est passée mille fois devant l’admirable portail de l’église des Jacobins ». Or « Louise ne sait pas ce que sont des Jacobins ». Conclusion : avec Louise, c’est « la fin de l’Empire romain qui recommence » et se généralise à un peuple tout entier cherchant son chemin au hasard dans des ruines incompréhensibles. Ou voyez encore la « petite schampouineuse » (ainsi est-elle désignée, une fonction minuscule, et même pas un prénom, contrairement à Louise…) qui parce qu’elle n’a rien lu, ne peut poser de questions sur rien ; tout au plus la juge-t-on capable de se réjouir d’un « bon dîner avec des asperges et des fraises au sucre », tandis que la télévision et le frigo plein ronronnnent en arrière-fond. Et bien non, je ne peux pas accepter cela ! L’amour de la littérature ne doit pas passer par le mépris des « petites shampouineuses » ni non plus par le paternalisme colonialiste qui en est, chez Sallenave, le corollaire : faire aimer la lecture à tous, comme on faisait aimer aux petits nègres, en un même élan missionnaire, leurs origines gauloises et le petit Jésus…

Il faut admettre je crois que la littérature constitue depuis toujours une conduite et une réjouissance minoritaires, l’apanage d’une caste, d’une confrérie ou d’une amicale dont on ne voit pas pour quelle raison les « idiotismes de métier » ou les enthousiasmes devraient être universalisés. Après tout, je peux très bien aller au Musée du Louvre – et ma fâcherie du moment avec Danièle Sallenave m’y encourage fortement – comme on allait au Musée de l’Homme : c’est-à-dire non pas pour admirer d’éternels chefs-d’œuvre, mais pour m’instruire des rituels étranges d’homo estheticus occidentalis ; je m’étonnerais alors, en ethnologue, du fétichisme de la classe oisive et riche qui s’exhibe là dans ses objets de culte et d’apparat, après avoir réussi à faire passer, au XIXe siècle, ses dilections pour des valeurs universelles grâce à une savante irrigation d’écoles et d’instituteurs jusque dans les moindres bourgades d’un Etat efficacement centralisé et qui cherchait ainsi à contrarier l’obscurantisme supposé du parti prêtre.

Ces considérations, que l’on pourrait faire valoir aussi pour la grande littérature, me paraissent, dans leur ordre, incontestables : la sociologie de l’art issue des travaux de Bourdieu a fait apparaître ainsi la cristallisation, au XIXe siècle, d’une véritable « religion de l’art » qui tend à restreindre la portée du jugement esthétique à sa seule dimension artistique, et à objectiver sa validité en prenant appui sur le consensus des esprits cultivés. Or la conduite esthétique, au sens kantien d’un libre jeu des facultés, est sans doute une constante anthropologique – l’amour de l’art et de la littérature ne représentant dès lors qu’une manifestation particulière, et sociologiquement descriptible, de cette disposition générale. Gérard Genette, dans La Relation esthétique ou Jean-Marie Schaeffer, dans Adieu à l’esthétique, ont dressé le cadre de cette discussion avec une grande clarté, me semble-t-il. Chaque fois que l’attention cognitive que je porte au monde se résout affectivement en plaisir (en un plaisir qui peut être plus ou moins mêlé d’effroi, ou d’admiration), ou encore, chaque fois que la faculté de discriminer propre à mon esprit se retourne sur elle-même pour jouir de son propre jeu, je me trouve dans un état d’émotion esthétique. Cet état se caractérise par deux traits liés : il peut porter sur n’importe quoi (par exemple un coucher de soleil, une fourmilière, un aéroport, un Titien), parce que – et c’est le deuxième trait – cet état est foncièrement subjectif. Sans doute, le concours de l’entendement y est nécessaire (c’est parce que mon esprit est soudain très attentif que je suis ému) ; il est incontestable aussi que le savoir, l’érudition peuvent considérablement amplifier le plaisir esthétique et en accroître la délicatesse. Il n’en reste pas moins que la conduite esthétique échappe par nature à la juridiction de l’argumentation raisonnable. Dans sa structure, le jugement esthétique – « cela me plaît » – est sans appel. Ce que montre le caractère ridicule, parce qu’il est impropre, de ce propos (sans doute d’un philistin inquiet) que rapporte Stendhal : « Monsieur, faites-moi l’amitié de me dire si j’ai du plaisir. »

Néanmoins, admettre la subjectivité constitutive du jugement esthétique – « cela est beau pour moi ; ce qui est beau, c’est ce que je juge tel » – voilà assurément une position qui se révèle, à l’usage, extrêmement frustrante. Car n’avons-nous pas, spontanément, la faiblesse de croire que ce que nous trouvons beau, ou préférable, a sa source dans la nature même de l’objet sur lequel nous faisons porter notre appréciation esthétique ? Cette illusion objectivante fait sans doute partie du jugement esthétique de manière consubstantielle ; c’est une illusion transcendantale, pour parler comme Kant. Nous parlons de la beauté, toujours, comme si celle-ci était une propriété des choses. Lorsque nous disons par exemple que la musique de Bach est plus belle que celle de Britney Spears, nous voudrions, et moi le premier, que ce jugement fût objectif. Il est certain pourtant qu’il ne l’est pas, puisque d’autres pensent le contraire. Dois-je dès lors les plaindre, ou considérer comme Danièle Sallenave qu’ils mènent une vie « mutilée » ? Je ne peux pas me résoudre, je l’ai dit, à un tel court-circuit – qui me choque (alors même que les arguments produits pour arriver à cette conclusion me convainquent). Mais pourquoi cette réaction, tout à la fois vive et spontanée ? En y réfléchissant un peu, j’ai cru comprendre ce qui m’empêchait de partager la pitié de Sallenave pour les déshérités de la lecture : c’est l’idée que la vie avec les livres, qui est pour elle la « vie avec la pensée », représente un passage obligé pour accéder à une existence véritablement intéressante et riche, pour s’ouvrir pleinement à la « vraie vie ». Cela est en effet vrai – mais vrai pour moi, qui lis des livres, et vrai aussi pour l’ensemble de mes co-religionnaires de la paroisse artistique. Mais est-ce vrai en soi ? Ce serait supposer que le bonheur, qui est un sentiment subjectif, est susceptible d’une définition objective – en l’occurrence, celle qui a cours dans ma paroisse. Or d’autres itinéraires doivent bien exister, esthétiques ou non, pour accéder à la vie bonne. Car il y a des vies de plénitude, mais qui sont sans livres. Qui suis-je, pour les juger moindres ?

Il n’empêche que pour arriver à la « vraie vie », je préfère, moi, emprunter la voie des livres. Suis-je dès lors condamné à célébrer avec quelques-uns, dans des chapelles modestement fréquentées, cette vieille et vénérable pratique, la littérature – tandis que le monde indifférent vaque alentour aux seules affaires qui importent, celles de l’économie ? Je me souviens ainsi – et on verra j’espère que c’est à propos – que lors de l’hommage que nous rendions à nos maîtres genevois, la porte de l’auditoire avait été laissée ouverte. On luttait de cette façon, par des courants d’air, contre la canicule. Or, cette porte donnait sur une autre, celle des toilettes ; et c’est ainsi que tout un après-midi, le temps cérémoniel des hommages lutta contre le temps physiologique et bruyant des besoins naturels. Faut-il voir dans ce concours incongru un emblème de la situation de la littérature aujourd’hui ? Oui, de fait – mais dans le sens que voici : la littérature que j’aime particulièrement (car généralement, il y a encore bien d’autres sortes de littérature que j’aime) – la littérature qui me passionne, c’est la littérature en tant qu’elle est fondamentalement moderne – c’est-à-dire inquiète, querelleuse, toujours inapaisée entre ces deux sources de la beauté que sont pour Baudelaire l’éternel, l’immuable d’une part, et le transitoire, le fugitif d’autre part. Ou encore, comme Starobinski l’a superbement montré à propos d’un poème de Baudelaire, cette littérature qui compose dans l’espace paradoxal de la « concordia discors » des cheminées d’usine et des clochers d’église ; c’est-à-dire aussi : un auditoire et des WC… Là où est la littérature, on entend des charnières qui grincent. La littérature vive articule, non sans sauvagerie parfois, le souvenir de sa tradition et le scandale du monde présent ; elle est intervenante, déstabilisante, irrédentiste, singulière. C’est à ce titre qu’elle m’est nécessaire, et qu’elle est nécessaire sans doute aux sociétés où elle s’est déclarée. Je veux croire en effet que les sociétés ne se remettent jamais de la littérature, une fois qu’elle l’ont connue : on y verra toujours se réunir à son occasion des Amis du Texte.