Inédit

Anne E. Berger, Topolitique du « safe space »

 

 

 

Préambule

Nota Bene : Ce texte a été prononcé en octobre 2018 à l’université de Pécs et à l’université catholique de Budapest en Hongrie, lors d’un colloque international consacré à l’œuvre de Derrida (https://fr-ca.facebook.com/events/539598599795984/). Cet événement à double séance (l’une à Pecs, l’autre à Budapest) se répète annuellement dans ces deux universités depuis la disparition de Derrida en 2004, grâce à l’initiative et l’endurance de Jolanda Orban (Université de Pecs) et d’Anikó Radvánsky (Université Catholique de Budapest), toutes deux traductrices de Derrida en hongrois. La coïncidence du patronyme de la première organisatrice avec celui du premier ministre hongrois actuel est purement fortuite. Une section de cet essai a ensuite été reprise dans le cadre du colloque international « Littérature et trauma » organisé par Hélène Merlin-Kajman avec Tiphaine Pocquet, et qui s’est tenu en décembre 2018.

A. E. B.

Depuis l'automne 2017, et un séjour d'Hélène Merlin-Kajman à Rutgers university, Transitions s'interroge sur la diffusion du trigger warning à l'université, non seulement aux États-Unis mais aussi en Angleterre – bientôt, en France ? En effet, Anne Emmanuelle Berger avait elle-même incité l'auteure de Lire dans la gueule du loup et de L'Animal ensorcelé à distinguer ses positions des arguments défendus par les promoteurs du trigger warning, car elle reconnaissait dans leur apparente proximité une source possible de malentendu. Dans un texte paru dans la rubrique "Littérarités", « Enseigner avec civilité ? Trigger warning et problèmes de partage de la littérature », Hélène Merlin-Kajman est donc déjà revenue sur la distance séparant ces pratiques d'avertissement, pourtant pensées comme civiles par leurs défenseurs, du style de partage littéraire qu'elle définit et promeut dans ses ouvrages – et que nous contribuons, collectivement, à forger et expérimenter sous le nom de "transitionnalité". Trigger warning, safe space : ces catégories ont un exotisme tout anglo-saxon qui pourrait nous inciter à les abandonner à leurs contextes d'apparition, à les laisser à distance, outre-Atlantique et outre-Manche, sans guère nous inquiéter (ou nous réjouir, c'est selon) de leur hypothétique expansion. Les institutions universitaires, françaises et américaines – Anne E. Berger le rappelle d'ailleurs très précisément –, ont été conçues selon des modèles différents, et les lignes de partage politiques qui s'y dessinent sont difficilement transposables. Pourtant, c'est bien à un exercice de traduction que nous invite le texte de cette riche conférence, afin de mieux comprendre les raisons de ces catégories, et surtout de mieux appréhender leurs effets quand on les transpose d'un espace à un autre, d'internet à l'université, des lieux et discours militants aux lieux et discours de savoir.

Anne E. Berger choisit pour sa part de faire transiter l'expression safe space par une autre voie encore, par tout un cheminement théorique et philosophique, et de les confronter ainsi à une voix un peu différente de l'air du temps : celle de Jacques Derrida, voix si française et américaine à la fois – c'est tout le paradoxe de la French theory ! Suivant le fil de plusieurs livres et entretiens donnés par le penseur, partageant son goût raisonné pour l'étymologie, s'attardant elle-même sur le nom "safe", sa difficile traduction et ses différentes déclinaisons en langue française, Anne E. Berger soulève au passage une série de questions essentielles pour nous, concernant le rôle de la littérature dans les espaces démocratiques, et la manière dont des préoccupations proprement civiles peuvent se faire aporétiques, voire contre-productives, dans leur visée de soin, dans leur souci même de protection. « Ne pas se protéger du danger, c’est certes prendre le risque de la mort, et, dans ce cas, c’est de la “mort” de la communauté, d’un certain “commun”, qu’il s’agit ; mais tenter de se préserver, de préserver la possibilité du commun en l’indemnisant ou l’immunisant, donc en prévenant l’exposition à ce qui peut advenir, à l’arrivance d’autre chose ou d’autrui, donc à tout événement au sens que Derrida donne à ce terme, c’est également, selon le philosophe, compromettre les chances de la vie, et, partant, de la survie même de la communauté [dans son ipséité]. [...] Le commun s’attaque à sa propre possibilité en tentant de s’immuniser. » C'est par là que safe space et trigger warning ont à voir, nous explique Anne E. Berger ; et c'est pour cela, entre autres raisons que certains jugeraient peut-être plus cruciales, que Transitions accueille, en toute « hospitalité » derridienne, ce texte ami sur la « Topolitique du safe space ».

L.F.

 

Anne Emmanuelle Berger est professeure de littérature française et d’études de genre à l’université Paris 8 Vincennes – Saint-Denis. Elle dirige également l'UMR LEGS (Laboratoire d'études de genre et de sexualité) CNRS/ Paris 8/ Paris Ouest, depuis 2015. Initialement spécialiste de poésie du XIXe siècle, elle consacre depuis une dizaine d'années la majeure partie de ses travaux au champ des études de genre et de sexualité (théories, histoire intellectuelle, épistémologie du champ). Son dernier livre, Le Grand Théâtre du Genre. Identités, sexualités et féminisme en « Amérique », (Belin, 2013) a été traduit en anglais (Fordham University Press, USA, 2014) et en espagnol (Mardulce, Argentine, 2016). 

 

 

 

 

 Topolitique du « safe space »

 

 

Anne E. Berger

12/01/2019

 

 

Pour Lysie, co-fondatrice de Queer Paris

Safe le nom

« Ne jamais traiter comme un accident la force du nom dans ce qui arrive, se fait, ou se dit », écrit Jacques Derrida au début de Foi et Savoir à propos du nom de « religion », ce « nom » qu’il dit lui être venu à l’esprit quasi spontanément, lorsqu’il s’est agi de trouver un thème pour une rencontre de philosophes européens devant se tenir sur l’Ile de Capri, tel jour de l’hiver 1994[1]. Ce « nom » de religion, qui s’impose alors avec une force irrésistible à Derrida selon le récit qu’en fait celui-ci, et qu’il transmet aussitôt à ses compagnons d’aventure intellectuelle, deviendra bel et bien le thème commun de la rencontre de Capri, leur mot de passe-s philosophique-s[2]. Il importe à mon propos que « la religion » ne soit pas présentée par Derrida et ne se soit pas d’abord présentée à lui comme un thème ou un problème, fût-il d’actualité, mais bien comme un « nom », invitant dès lors à penser « toutes les questions du nom[3] », c’est-à-dire toutes les questions que pose un « nom » qui s’impose à un moment donné, toutes les questions qu’on peut lui poser, par exemple, bien sûr, celle de la langue à laquelle il appartient ou des langues qui l’accueillent, celle de ses significations et de ses usages, anciens ou actuels, celle de son actualisation syntaxique et de sa mise en réseau  discursive, celle, enfin, de ses modes et de ses lieux de circulation, mais aussi, bien au-delà de ce qui pourrait apparaître comme relevant d’une compétence strictement philologique ou au mieux de l’enquête sociolinguistique, la question de « ce qui se fait “au nom de” [la religion][4] », autrement dit, celle de ce qui arrive par ce nom dans le monde en arrivant à ce nom dans une époque donnée. Cette dernière question, « soucieuse », pour paraphraser encore Derrida, « des effets pragmatiques et fonctionnels » des usages du langage, attentive aux « régularités nouvelles », aux « récurrences inédites », aux « contextes sans précédent » de l’emploi de tel ou tel nom ou mot, engage alors sur la voie d’une analyse de la performance linguistique que Derrida n’hésite pas ici à qualifier de politique[5].

À mon tour, c’est d’un nom, ou plutôt d’un mot, que je veux vous entretenir aujourd’hui, un mot qui m’est venu quasi spontanément en réponse à votre invitation de venir parler de Derrida ou compte tenu de Derrida, en 2018, en Hongrie aujourd’hui. Ce mot, c’est le mot « safe », qui certes n’est pas reconnu, ou pas encore reconnu, par les dictionnaires de langue française comme l’un des siens, mais qui circule aujourd’hui dans cette langue depuis son anglais natal, témoignant de ce qu’on pourrait encore appeler, en suivant la trace de Derrida, la mondialanglicisation des échanges symboliques et de la sphère culturelle. Cette mondialanglicisation est en voie d’accélération depuis une quinzaine d’années en raison, d’une part, du triomphe mondial du modèle de l’économie néo-libérale, qu’accompagne un cortège de discours et de représentations forgés dans le creuset états-unien, de l’autre, et ces phénomènes sont liés, de la suprématie états-unienne dans le domaine de la modélisation cybernétique des discours et de leur circulation, avec la création de ces « géants » de l’information et de la communication que sont, parmi d’autres, Google et Facebook. Concernant la diffusion, sinon mondiale, en tout cas européenne, des usages du mot « safe », elle a suivi une certaine route, dont je vais parler dans un instant, mais je voudrais auparavant rappeler la multiplicité [richesse] idiomatique de ses usages dans l’anglo-américain contemporain. « Safe » s’emploie dans une myriade d’expressions courantes dont la banalité contribue à la fois à en atténuer la charge sémantique et à en inscrire fortement le motif dans l’esprit (Geist) des locuteurs anglo-américains : on croit toujours ou en tout cas on espère être « in safe hands » ; on s’entend dire, dès qu’on s’apprête à voyager, « have a safe trip ! » ; « safe » devient un outil rhétorique de persuasion sous couvert d’une déclaration d’innocuité élocutoire, dans des formules comme « it’s safe to say », ou bien, « just to err on the safe side » ; un « safe bet », enfin, est tout le contraire du pari pascalien, puisqu’il cherche à neutraliser le risque que comporte en principe tout pari. Mais « safe » n’est pas seulement un adjectif ; substantivé, il retrouve un certain poids et renoue pleinement avec sa valeur de protection : « A safe », c’est aussi, dans sa forme raccourcie, un coffre-fort. Du mot « safe » en anglo-américain, on pourrait ainsi presque dire ce que Derrida dit du mot « sauf », son semblable et son frère français, dans Parages : « Que veut dire sauf ? » se demande-t-il ici en soulignant ce mot qui fait si souvent retour dans ses écrits et qui donne son nom au titre d’un de ses ouvrages, Sauf le nom. Et de répondre, en déplaçant l’attention du (ou des) sens du mot vers sa façon de fonctionner mais aussi sa capacité de jouer dans la langue : « C’est un mot puissant et dérobé, plus ou moins qu’un mot, ni adjectif, ni préposition, l’un et l’autre, presque un nom parfois, l’exception faite du langage aussi qui se sert beaucoup de lui et fascine à partir de lui[6]. » Comme « sauf », « safe » excède la catégorie et l’ordre du nom ; comme lui, il dérange la distinction syntaxique mais aussi l’opposition philosophique entre nom et adjectif, comme entre substance et accident. Comme lui encore, il est monosyllabique. Quasi imperceptible au regard et à l’oreille inattentifs, on pourrait ne pas le remarquer : sa puissance, s’il en a une, tient justement à une certaine faculté de se dérober au premier abord. Il est donc et demeure ce que Derrida appelle aussi un « mot », soit n’importe quelle unité lexicale qui concourt à la formation d’une phrase, mais qui peut ne pas prendre de place,  qui ne tient pas en place ni à uneplace dans la phrase[7], et qui, pour cette raison, est source de tant de bons mots dans les écrits de Derrida, à l’instar du monosyllabe « pas », dont le philosophe fait résonner subtilement la polyvalence dans Parages.Et si « safe » ne peut fonctionner en anglais, au contraire de « sauf », comme une préposition indiquant « l’exception faite du langage », un ou une parente très proche de « safe » en anglais, le mot « save », peut néanmoins contribuer à performer ce geste d’exception et de réserve protectrice dans le syntagme prépositionnel « save for ».

Aujourd’hui, cependant, c’est surtout d’une « récurrence inédite » et d’une régularité assez nouvelle de l’occurrence du mot « safe » en « globlish » et en franglais que je souhaite parler, en l’occurrence, de son emploi dans la notion de « safe space » et de la diffusion de cette notion, qui a pris une extension particulière ces dix dernières années dans le monde occidental. La notion de « safe space », très certainement inspirée de la formule lexicalisée « safe haven », – laquelle désigne l’asile dans lequel peuvent trouver refuge sans crainte de poursuites ou d’atteintes à leur personne clandestins, étrangers indésirables ou parias de toute espèce –, a une histoire, que je vais brièvement évoquer. Mais la force de cette formule idiomatique et son efficace en tant que telle tiennent peut-être aussi à sa mobilisation discrète de la fonction poétique du langage : les graphèmes et phonèmes « safe » et « space » se renforcent en se redoublant, se mirant l’un dans l’autre à la faveur du jeu d’allitérations et d’assonances qui soude ensemble les deux monosyllabes.

L’article Wikipédia en langue anglaise consacré à la notion de safe space, visiblement composé très récemment (toutes les sources mentionnées en note renvoient à des textes – articles, déclarations ou autres – rédigés entre 2012 et 2017), et apparemment peu enclin à la sympathie vis-à-vis du phénomène décrit, croit pouvoir faire remonter l’origine du « concept » de « safe space » aux pratiques des mouvements de femmes des années soixante-dix[8]. L’article Wikipédia consacré au même sujet en langue française, tout aussi récent mais pour une fois plus fourni et scrupuleux que son double anglais, reprend la même hypothèse. À ma connaissance (et je parle ici à la fois en tant que « spécialiste » en études de genre et en tant que jeune témoin de cette époque, plus ou moins active au sein du mouvement de libération des femmes en France), la formule « safe space » n’avait pourtant pas cours comme telle, ni même dans une version française de type « espace sûr », au sein du mouvement des femmes en France. Je ne crois pas non plus qu’elle ait eu cours à l’époque du Women’s Lib aux États-Unis. Sans doute cette hypothèse renvoie-t-elle donc moins à la formule elle-même qu’à un ensemble de pratiques inaugurées par les mouvements de femmes occidentaux, qui entrent en résonnance avec ce qu’on cherche ou tend à désigner sous le nom de « safe spaces » aujourd’hui : non pas seulement, ou peut-être non pas d’abord, des lieux spécifiques, des « havens », par exemple les églises, réputées asiles inviolables, et repérables sur les cartes de la géographie sociale et culturelle de tel espace politiquement constitué (un empire, une nation et leurs divisions territoriales), mais plutôt des lieux divers et mouvants d’échange de paroles, dégagés des solidarités obligées telles que les liens familiaux, et libres des oppressions systémiques comme des pressions circonstancielles. Il est vrai que les mouvements de femmes en Occident se sont déployés sur une double scène, la sphère dite publique, traditionnellement identifiée comme le champ d’exercice propre du politique, et une scène qui ne relevait ni de la sphère publique ni de la sphère privée ou domestique, mais qui ouvrait un tiers-espace échappant à ces dernières et déstabilisant leur opposition : l’espace micropolitique, à la fois collectif et séparé (non mixte), d’un « entre femmes », appelé alors simplement « groupe(s) de femmes » en français et « consciousness raising groups » en anglais, espace qui se définissait avant tout comme un lieu de paroles.

Une autre hypothèse, également mentionnée par les deux articles Wikipédia, et selon laquelle la formule serait apparue dans le contexte des formes de vie et de l’activisme culturel gay et lesbien aux États-Unis, paraît cependant plus fondée, et rend mieux compte du fait qu’aujourd’hui, la notion de « safe space », employée sans autre qualification, évoque en effet surtout des modes d’organisation et un type de pratiques, mais aussi des choix de langage, répandus dans les milieux militants queer (LGBTQ+), même s’ils se sont généralisés et sont désormais susceptibles de concerner aussi les minorités dites raciales, voire tous les groupes de personnes victimes de discrimination ou potentiellement en danger. L’article de Wikipédia en anglais rappelle ainsi qu’en 1989, une association d’activistes gays et lesbien(ne)s intitulée « Gay and Lesbian Urban Explorers » (GLUE) avait commencé à développer des programmes de sensibilisation à l’homophobie qui visaient déjà à la création d’un « safe environment » pour les homosexuel.le.s vivant et travaillant en milieu urbain. Si la désignation des « bars » gays des grandes métropoles (mais aussi des petites villes[9]) comme ancêtres et prototypes de la constitution de « safe spaces » relève de la mythologie des luttes des minorités sexuelles dans la seconde moitié du XXe siècle, les mouvements de défense des droits des minorités sexuelles ont bel et bien accordé très tôt une importance capitale aux modalités d’occupation du territoire urbain et à la création d’espaces « safe » au sein de ce dernier. Parmi les innombrables travaux consacrés à la formation de communautés gay dans les grandes métropoles occidentales et à la politique de leur inscription dans le tissu urbain, le livre de Christina Hanhardt, Safe Space. Neigborhood History and the Politics of Violence (2013) décrit ainsi la façon dont l’accent progressivement mis sur la lutte contre les violences homophobes dans la conception et la constitution de quartiers gayou gay-friendlymajoritairement blancs et composés d’individus appartenant aux classes moyennes, a contribué à promouvoir une politique de la « safety » spatiale ou territoriale, qui, selon elle, renforce en dernière instance les stratifications de classe et de race que la majorité des mouvements en faveur des droits des minorités sexuelles prétendent pourtant contester[10]. Professeure d’études américaines et d’études queer à l’université du Maryland, Hanhardt se revendique elle-même, je tiens à le préciser, de la communauté LGBTQ+. Le développement d’un discours et d’une politique du « safe space » en milieu gay, lesbien et/ou queer, n’est par ailleurs pas séparable d’une autre séquence impliquant le mot « safe » et le motif de la « safety » dans une certaine histoire politique et culturelle des gays aux États-Unis, en l’occurrence celle de ladite « crise du Sida », épisode déterminant qui a provoqué dans son sillage l’émergence d’une injonction compliquée au « safe sex », et dont les conséquences politiques ont largement dépassé le cercle des minorités sexuelles. J’y reviendrai ultérieurement.

L’adoption par les activistes queer en France de l’adjectif « safe » pour désigner tantôt des pratiques, tantôt des réseaux, voire des individus (par exemple des médecins du corps ou de l’âme identifiés comme queer-friendly et présentés comme « safe »), ainsi que de la formule « safe space » pour décrire leurs propres lieux de sociabilité, témoigne une fois encore du rôle moteur des États-Unis dans la conception et le développement des luttes des minorités sexuelles partout en Occident et en France en particulier. La remarque vaut aussi, bien sûr, pour le champ du ou des féminismes, ainsi que pour les champs de recherche universitaires en études de genre, encore souvent désignés par leur appellation anglo-américaine, « gender studies ». Ainsi, la jeune association culturelle Queer Paris avait-elle produit il y a trois ou quatre ans un texte-manifeste pour rendre publique son existence et expliquer sa raison d’être, dans la première version duquel le mot « safe » et le motif de la « safety » occupaient une place de choix. Dans la version finale de cette présentation, la formule anglo-américaine a été remplacée par divers équivalents de langue française, qui permettent de déployer le large spectre sémantique indexé par la notion de « safe space » aujourd’hui : il est ainsi question d’« espace sûr » (dont un lexique queer élaboré par les membres de l’association donne la définition suivante : « espace où toutes les personnes LGBTQ+ainsi que toutes celles ayant d’autres formes de différences susceptibles de discriminationse sentent et sont en sécurité »), mais aussi d’« espace bienveillant », d’« espace inclusif », ou encore d’« espace préservé » de toutes formes de haine (racisme, sexisme, homophobie, etc.[11]). L’association décerne un label queer-friendly aux organismes et lieux culturels en région parisienne qui signent sa charte et respectent sa triple stipulation de sécurité, de bienveillance et d’inclusion. Elle pratique elle-même ce qu’elle préconise en enveloppant dans sa bienveillance inclusive une liste très large et non close des « formes de diversité » pour lesquelles elle demande bienveillance et sécurité : « l’âge, l’apparence physique, l’appartenance ou non à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, l’état de santé, l’identité sexuelle ou de genre, l’orientation et les pratiques sexuelles, l’origine, la situation de famille, le handicap, le lieu de résidence, le patronyme, le sexe, les activités syndicales, etc.[12] » J’aurais pu donner d’autres exemples de cet usage de la notion de « safe space » en milieu queer français ou francophone[13], mais j’ai choisi celui-ci en raison même des liens de solidarité et d’accueil réciproque qui unissent l’unité de recherche que je dirige en ce moment et cette association.

Aux États-Unis aujourd’hui, c’est pourtant moins dans les quartiers gays, constitués pour certains de longue date, que sur le terrain de l’université, que s’élabore une certaine politique du « safe space » et s’y déploie sa rhétorique. Les universités nord-américaines sont, comme leurs parentes européennes, les héritières d’une longue histoire qui les a vues s’établir comme des zones franches, bénéficiaires d’un statut d’exception et d’une certaine autonomie vis-à-vis des pouvoirs régissant les territoires sur lesquels elles se trouvaient [s’implantaient]. Si la transformation progressive en Europe des universités en organismes d’état a largement érodé la tradition de franchise protégée et protectrice dont elles se prévalaient, la plus grande autonomie des universités états-uniennes, particulièrement celles, très nombreuses, qui sont des entités privées, a permis de maintenir vivace l’idée que les universités sont des espaces partiellement affranchis, sinon de la loi du pays du moins de ses gouvernements contingents, exemption qui est la condition d’exercice de l’« academic freedom » et, partant, de la réflexion critique[14]. Rien d’étonnant alors à ce que des groupes ou segments marginalisés trouvent ou espèrent pouvoir trouver dans l’université un terrain favorable à leur expression et leur développement. J’ai déjà dit que la notion de « safe space » dérivait de la notion plus traditionnelle de « safe haven ». Dans le contexte politique actuel, un certain nombre de grandes universités états-uniennes se réclament de leur traditionnelle autonomie pour se constituer en lieux d’asile ou « sanctuaries », décidés à accueillir et protéger les étudiant.e.s dont l’appartenance à tel groupe déclaré indésirable par l’administration Trump (enfants d’immigrés illégaux ou personnes originaires de pays musulmans) compromet leur présence sur le territoire du pays et menace leur liberté de circuler et d’étudier. Dans ce contexte, la notion de « safe space » et la tentative par les groupes LGBTQ+ de créer des « safe spaces » à circonférence plus au moins large au sein des universités prennent une résonnance accrue et sont susceptibles de recevoir un accueil favorable. De fait, un mouvement initié par les étudiant.e.s, et qui dépasse désormais largement le cadre de l’activisme LGBTQ+, vise à faire de l’université dans son entier un « safe space », selon des modalités sur lesquelles je reviendrai ultérieurement. Les universités états-uniennes, qui sont elles-mêmes de plus en plus explicitement des sortes d’enclaves « globales » ou « globalisées » dans les territoires nationaux sur lesquels elles s’élèvent[15], sont de formidables machines de diffusion mondiale des langages et des discours qui s’élaborent en leur sein. Elles jouent donc un rôle non négligeable dans le succès de la formule qui m’occupe aujourd’hui. Celui-ci témoigne enfin de la puissance d’interpellation de l’activisme queer, devenu à la fois le fer de lance et le paradigme intellectuel de la défense des minorités en tous genres (de sexe, de race, de religion) dans les sociétés capitalistes dites avancées.

La notion de « safe space » recouvre, on vient de le voir, un ensemble de pratiques issues de groupes marginalisés et potentiellement (ou réellement) stigmatisés, marqués jusque dans leur corps par la violence sociale, qu’elle soit verbale ou physique. Ces pratiques s’inscrivent dans des lieux qu’elles contribuent à définir et qui fonctionnent selon la double valence du mot « safe » : à l’instar du mot « sauf » en français, son jumeau de même famille latine, le mot « safe » invite à penser la question de la sécurité ou de la sûreté, et plus précisément, dès lors qu’il s’agit de « safe space », celle du refuge, dans l’horizon d’une double problématique, celle du salut et celle de la santé. Non pas que l’étymologie du mot qui lie explicitement, en latin, la question du salut à celle de la sauvegarde de l’intégrité physique, garantisse le bien-fondé et l’actualité de cette articulation[16]. « L’étymologie ne fait jamais la loi et ne donne à penser qu’à la condition de se laisser penser elle-même », rappelle Derrida à propos de l’étymologie contestée du mot « religion » dans Foi et Savoir[17]. Mais il se trouve, nous le verrons, que tous ces sèmes sont bel et bien activés ou réactivés aujourd’hui dans la pratique et la problématique du « safe space ». À la différence du français « sauf », toutefois, « safe » signifie à la fois « sauvé » et salvateur, protégé et protecteur, obligeant quiconque s’aventure à traduire la formule « safe space » à en multiplier les « équivalents ». Protecteur, le « safe space » préserve du mal les personnes que la discrimination subie rend vulnérables ; puisqu’il a vocation à accueillir les exclus du territoire géopolitique dans lequel il tente de s’inscrire, le « safe space » est bel et bien en ce sens un « espace inclusif », selon une glose répandue de l’expression. Protégé, il sepréserve des atteintes du monde extérieur en s’en séparant, ce qui fait de lui, selon deux expressions également utilisées par l’association Queer Paris et qui font consensus dans l’espace de pensée et d’activisme queer, un « espace sûr » parce que « préservé ». « Espace sûr », je l’ai déjà dit, est l’une des entrées choisies par l’association Queer Paris pour figurer dans son lexique queer. Mus par une volonté de rendre compte avec exactitude des emplois de la notion, ses auteurs n’hésitent pas à pointer au passage une difficulté, à savoir que « l’espace sûr » peut être, en tant que tel, et contradictoirement, inclusif et exclusif. Àla suite de la définition déjà citée, on lit ainsi : « Cet espace peut être inclusif ou exclusif (c’est le cas des espaces non-mixtes à l’instar de lieux réservés uniquement aux femmes ou aux trans, etc.[18]). »

La double valence du mot « safe » affecte ainsi les contours et le fonctionnement de l’espace qu’il détermine selon une topo-logique que Derrida n’a eu de cesse de formaliser, depuis ses premiers écrits jusqu’à Voyous, sous différents « noms » qui font partie de sa signature philosophique, et que j’énumère par leur ordre chronologique, sinon d’apparition, du moins d’insistance thématique, dans l’œuvre du philosophe : crypte, aporie, auto-immunité.

 

Le safe space : un dispositif topolitique « auto-immunitaire »

Avant, et afin, de réfléchir à la to[po]politique du « safe space » et à son déploiement empirique dans différentes formes de « safe spaces » à la lumière de la pensée derridienne, un rappel : Derrida est un formidable penseur du lieu et des lieux, l’un des plus acharnés avec Heidegger et peut-être le plus exhaustif arpenteur philosophique dans l’aire occidentale – depuis Platon, son jardin académique, ses cavernes, sa khôraet sa géométrie –, du topos même du lieu, de l’espace, de la place et de la position. Mais si la topologie derridienne – qui relève moins d’une tentative d’enrichir la pensée du lieu comme tel que de « déformer » l’espace même dans lequel se déploie un tel questionnement – a sans doute plus d’un trait commun avec la topologie mathématique qui a révolutionné la conception de l’espace et sa formalisation géométrique au XXe siècle, elle n’est pas qu’une topologie formelle [abstraite]. Une « pensée du Topos » – dont Derrida déclare en 1976, dans Fors, qu’elle seule peut donner accès à une « pensée de la Chose[19] » (dans et de la psychanalyse) ou, en 1992, dans « Chorégraphies », qu’elle est « indéracinablement philosophique[20] » – n’est pas séparable pour lui d’une pensée de la langue ou plutôt des langues, dans tous leurs aspects, structuraux ou formels, mais aussi pragmatiques, et, partant, socio-politiques. Heidegger aussi fut un penseur de la langue, comme élément même de la pensée[21]. Mais là où ce dernier tend à faire de la langue allemande un nouveau grec, soit la demeure propre de l’Être, Derrida insiste sur l’irréductible multiplicité des langues et des idiomes intra-linguistiques (ou idiolectes), et, par conséquent, des noms sous lesquels le « lieu » peut et doit être pensé, donc aussi, à chaque fois, re-pensé parce que dé-paysé, dé- et re-contextualisé : topos, choros, khora, spatium, Ort, pour m’en tenir aux grandes langues de la métaphysique occidentale, invitent à des arpentages sinon hétérogènes, du moins différenciés ; il en va de même pour les mots de la langue française « espace, lieu, place » et leurs dérivés. Surtout, Derrida ne s’en tient pas au langage ni au lexique ordinaire de la métaphysique, introduisant dans l’espace de sa réflexion des « topics » et des figures spatiales concrètes, empruntées pour partie à la littérature et aux arts plastiques, ainsi qu’à des aires linguistiques différentes. Sans prétendre à l’exhaustivité, j’en énumèrerai quelques un.e.s, disposées selon un système de rangement provisoire (non clos, donc non « safe ») qu’il me faudra ensuite, en bonne dérangeuse derridienne, remettre en question : dans une boîte, je mets donc  pour le moment le for, la crypte, le coffret, ainsi que les nombreuses variantes de ce dernier : le coffin, le cercueil, la boîte (boîte d’allumettes, boîte à chaussures transformée en berceau pour vers à soi [sic]), etc. Dans une autre boîte située à proximité, je range tout le lexique de la maison : oikos, chez soi, résidence, demeure, home, heimat, heimlich, etc. À l’opposé, je situe le forum, la ruche et son double anglais, le beehive, ainsi que la fourmilière. Quant à l’île, la tour, le désert et bien sûr la khôra, mettons-lesailleurs, faute de place consacrée. « Une pensée du Topos », enfin, débouche nécessairement pour Derrida, selon une nécessité à la fois logique et éthique, sur ce que lui-même appelle une « topolitique » dans Du droit à la philosophieet Échographies.

La topologie derridienne implique en effet une interrogation des limites (ou du tracé), invisibles de l’intérieur de la « clôture » métaphysique parce qu’occultées par cette dernière, qui permettent de – voire obligent ou prétendent obliger à – définir le ou un lieu comme tel, c’est-à-dire selon son espace propre. Pas de propriété, pas d’aménagement d’un ou du lieu sans geste de clôture qui en définisse les bornes, nous alertait déjà Rousseau dans le Discours sur l’origine de l’inégalité[22]. Qu’elle signifie l’appartenance à soi ou à autrui, la propriété d’un lieu, garante de la définition et de l’identité à lui-même de ce dernier, repose ainsi sur le tracé net d’un contour ou d’une frontière, lui-même effet d’un coup de force théorique ou pratique, ou les deux à la fois, qui détermine l’opposition entre propre et non propre, intérieur et extérieur, dedans et dehors. Derrida a mis à mal cette opposition en démontrant le comportement paradoxal et l’instabilité conceptuelle de ce qu’il nomme, dans ses premiers écrits, l’« hymen », les « bords », les marges, ou les parerga, qui composent ensemble, et chacun différemment, la riche limitrophie déconstructrice de son corpus. À partir des années quatre-vingt-dix, c’est bien à une topologie des frontières comme telles que s’attèle Derrida. Les frontières sont des objets de pensée (topics) plus immédiatement reconnaissables comme relevant d’une réflexion politique ou sur le politique. C’est aussi à cette époque que Derrida se met à développer plus explicitement une pensée de l’aporie – l’essai intitulé Aporiesparait en 1996 – et de l’auto-immunité comme paradigme de l’aporie topolitique.

Quel(s) rapport(s) entre aporie et auto-immunité ? Comment et pourquoi l’auto-immunité devient-elle, sous la plume de Derrida, une manière privilégiée de penser le politique et de le poser comme un problème de conduite [stratégie] immunitaire ? Quel rapport, enfin, entre la logique et le comportement auto-immunitaire d’un côté, et la constitution de « safe spaces » de l’autre ?

« La catégorie de l’auto-immunitaire, je pourrais l’inscrire sans difficulté […] dans la série de discours plus anciens ou contemporains sur le double bind, et l’aporie. […] Ils ont en commun, et en charge, plus qu’une contradiction interne, une indécidabilité, c’est-à-dire une antinomie interne-externe non dialectisable qui risque de paralyser et appelle donc l’événement de la décision interruptrice », écrit Derrida dans Voyous[23]Conférence-fleuve prononcée en 2002 dans le cadre d’une décade « Derrida » à Cerisy consacrée à « La Démocratie à Venir » et augmentée pour sa publication en livre, Voyousse donne pour tâche de penser les apories de la réponse de telle démocratie, voire du régime démocratique en général, à ce qui les menace ou peut les menacer, dans le sillage de l’événement du « 11 Septembre » 2001[24]. Dans ce passage, Derrida inscrit explicitement « la catégorie de l’auto-immunitaire » dans une chaîne logique qui la lie étroitement à l’aporie. Littéralement, une aporie est une impasse. « Poros » en grec signifie l’ouverture, le passage, le conduit, le chemin. Le suffixe privatif « a » dans « a-poros » sert donc à signifier l’absence d’issue ou de chemin. Mais dès son usage en grec, chez Platon en particulier, le mot « aporie » est utilisé de manière figurale pour désigner, non pas proprement une voie sans issue, mais un embarras logique insurmontable, que Derrida caractérise ici comme une « antinomie interne-externe non dialectisée ». La formule (ou glose explicative) proposée par Derrida est elle-même aporétique puisqu’elle qualifie doublement contradictoirement l’antinomie non dialectisée ou dialectisable, sans relève ni solution possible, d’interne et d’externe, ou plus exactement d’« interne-externe », liant celle-ci sur le mode du double-bindà une autre figuration spatiale  (de l’)impossible, celle d’un dedans-dehors. L’aporie ne définit pas à proprement ni figurativement parler un lieu déterminé ; elle rend plutôt toute position intenable en son « for ». On ne peut pas sortir de l’aporie, mais on ne peut y rester non plus. Déjà, dans « Fors », longue préface à l’analyse « posthume » tentée par Nicolas Abraham et Maria Torok du patient de Freud connu sous le nom de « L’homme aux loups », Derrida avait fait d’une certaine « crypte », en l’occurrence du fonctionnement cryptonymique du discours de l’Homme aux loups tel que prétendent le déchiffrer Abraham et Torok , la (première) figure d’une « antinomie interne-externe non dialectisable ». La crypte psychique dans laquelle l’Homme aux loups garde, et se garde de, son secret, est décrite par Derrida comme une enclave externe ménagée dans le for le plus intérieur, un dehors dedans qui permet de garder vivant, donc mort – car dès qu’il est gardé enfoui, il ne peut l’être que comme mort –, le secret d’une certaine blessure, d’un certain traumatisme, lié à telles figures de la vie intime et familiale de l’Homme aux Loups.

Mais en quoi l’auto-immunité relève-t-elle de la structure paradoxale, et à certains égards terrifiante – comme une crypte dont on ne peut pas sortir parce qu’elle inscrit déjà le dehors dedans et la mort dans la vie –, de l’aporie ?

La notion même de « système immunitaire » telle qu’on l’emploie pour décrire un certain nombre de mécanismes et d’agents physiologiques dans le domaine de la biologie médicale est une invention du XXe siècle, comme le rappelle Donna Haraway dans « Biopolitique des corps postmodernes. Les constitutions du soi dans les discours sur le système immunitaire[25] ». Dans cet essai paru en anglais pour la première fois en 1989, Haraway s’intéresse à la portée politique de la modélisation du corps dans le discours immunologique. L’essai est dédié à un ami mort du sida et deux des exergues choisis ont à voir avec cette maladie auto-immune dévastatrice « découverte » au début de la décennie qui voit la publication de ce texte. Le paratexte permet ainsi de situer l’essai de Haraway dans l’ensemble foisonnant des réactions littéraires, philosophiques, théoriques et épistémologiques auxquelles l’émergence du sida et son traitement biopolitique ont donné lieu. Haraway voit dans l’invention du « système immunitaire », ce « redoutable et polymorphe objet de croyance, de savoir, et de pratique » techno-scientifiques, une « carte tracée pour guider la reconnaissance et la fausse reconnaissance du soi et de l’autre dans la biopolitique occidentale[26] ». Il s’agit, ajoute-t-elle, « d’un plan destiné à rendre signifiante l’action de construction et de maintien des frontières de ce qui doit être pris en compte au titre du soi et de l’autre dans les deux sphères du normal et du pathologique[27] ». Le système immunitaire est le plus souvent décrit comme un système de défense du soi biologique contre son invasionpar des corps étrangers. Contre cette grille de lecture du système immunitaire qui « militarise le terrain du corps[28] », transforme ce dernier en place forte assiégée, valorise l’antagonisme du corps propre et du corps étranger, préconise l’érection de frontières efficaces, apparente enfin la « guerre » immunitaire à la « guerre des étoiles » popularisée par la télévision et le cinéma hollywoodien, et qu’on pourrait qualifier de Schmittienne en référence au théoricien du politique Carl Schmitt, Haraway cherche à faire valoir un autre modèle de compréhension des phénomènes dont prétend rendre compte le discours immunologique, modèle qu’elle qualifie de postmoderne. Elle suggère par exemple, au rebours de la vision courante du système immunitaire, de ne pas considérer « la structure antigénique » comme extérieureau corps « attaqué » mais comme toujours déjà interne à celui-ci, mettant à mal l’opposition de l’intérieur et de l’extérieur, du soi et de l’autre[29]. Derrida n’a vraisemblablement pas lu cet essai de Haraway mais Haraway avait commencé alors à lire Derrida. Comme elle, quoiqu’en d’autres termes, Derrida rappelle dans une note de Foi et Savoirqu’avant de décrire un fonctionnement physiologique, l’immunité est à la fois un dispositif et une catégorie juridico-politique, qui désigne une certaine forme d’exemption de la charge commune (munusen latin[30]). L’immunité doit donc toujours être pensée dans un rapport à la communauté dont elle exempte ou s’exempte.

Mais la notion d’auto-immunité a bien été forgée, quant à elle, dans le contexte de la recherche en biologie médicale. Et c’est donc à cette dernière que Derrida en emprunte la formule. Sans doute le trope de « l’auto-immunité » s’est-il imposé à Derrida pour les mêmes raisons que celles qui ont poussé Haraway à consacrer un long essai à la sémiotique du système immunitaire à la fin des années quatre-vingts. Si Derrida, contrairement à Haraway, ne fait pas explicitement référence au sida, on pourrait montrer, même si je n’ai pas le temps de le faire, qu’il y pense et que l’apparition du sida lui a donné à penser. Non seulement le sida s’est imposé dans les années quatre-vingts et quatre-vingt-dix comme la pathologie auto-immune par excellence, puisque le syndrome de déficience immunitaire acquise consiste en ce que l’organisme attaque son propre système de défense en s’en prenant aux lymphocytes T, mais aussi comme la plus mortelle, le plus grand danger se situant de surcroît au lieu même de l’exposition à l’autre et à la vie : dans la relation sexuelle. C’est donc en prenant le risque de la vie qu’on court le risque de la mort, et inversement. En ce sens, le sida n’est pas seulement une figure ou une manifestation d’un principe auto-immunitaire. Avec lui, la maladie auto-immune se lie à une aporie aussi irréductible que fondamentale, qui fait se toucher la vie et la mort « dans une antinomie interne-externe non dialectisable ».

Certains lecteurs parmi les plus assidus et les plus informés de l’œuvre derridienne ont exprimé des réserves à l’égard de l’usage par Derrida du trope de l’auto-immunité. Ainsi Geoffrey Bennington considère-t-il, dans un entretien récent publié dans la revue états-unienne Diacritics, que Derrida se fonde sur une conception « un peu simpliste » du mécanisme biologique de l’auto-immunité, lequel ne consiste pas seulement, et pas toujours, rappelle-t-il, à retourner le système de défense de l’organisme contre lui-même. La version derridienne de l’auto-immunité, ajoute Bennington, peut être décrite comme une version « exacerbée ou hyperbolique » du phénomène[31]. De même Frédéric Neyrat note-t-il « au passage », à l’occasion d’un commentaire des deux volumes de Robert Esposito intitulés respectivement Immunitas et Communitas, que « la philosophie politique [n’a pas] bien pris acte de toutes les avancées scientifiques en matière d’immuno-biologie ». Et de mentionner Derrida comme un exemple « très clair » de « ce retard sur l’état actuel de la science[32] ». Peut-être la « figure » du sida et son irruption traumatique dans le corps social occidental, contribuent-elles à éclairer, comme je l’ai suggéré, l’hyperbolisation du trope de l’auto-immunité et la définition apparemment restreinte de cette dernière qu’en donne Derrida dans Foi et Savoir. Le « processus » auto-immunitaire, « consiste pour un organisme vivant, on le sait, à se protéger en somme contre son auto-protection en détruisant ses propres défenses immunitaires », écrit le philosophe dans la note consacrée au mot « immunité[33] ». Quoi qu’il en soit des imprécisions ou des erreurs de Derrida en la matière, elles invitent à ne pas tenter de poursuivre l’analogie entre l’auto-immunité derridienne et le processus biologique ainsi désigné dans l’espoir de l’établir sur des bases plus solides, et à considérer plutôt l’auto-immunité à la fois comme un « nom » qui, entrant en résonnance avec un phénomène inouï affectant le corps social, ouvre soudainement un chemin de pensée, fût-il sans issue discernable, etcomme un mécanisme « interne » à l’organon philosophique derridien. De fait, pour Derrida, la réponse immunitaire est toujours déjà auto-immunitaire : « L’auto-immunité hante la communauté et son système de survie immunitaire comme l’hyperbole de sa propre possibilité », affirme-t-il dans Foi et Savoir[34]Et d’ajouter, en joignant le geste hyperbolique à l’énoncé, à grand renfort d’anaphore et de superlatifs : « Rien de commun, rien d’immun, de sain et sauf […], rien d’indemne dans le présent vivant le plus autonome sans un risque d’auto-immunité[35]. » (C’est moi qui souligne.) Ne pas se protéger du danger, c’est certes prendre le risque de la mort, et, dans ce cas, c’est de la « mort » de la communauté, d’un certain « commun », qu’il s’agit ; mais tenter de se préserver, de préserver la possibilité du commun en l’indemnisant ou l’immunisant, donc en prévenant l’exposition à ce qui peut advenir, à l’arrivance d’autre chose ou d’autrui, donc à tout événement au sens que Derrida donne à ce terme, c’est également, selon le philosophe, compromettre les chances de la vie, et, partant, de la survie même de la communauté [dans son ipséité]. Le mécanisme de sauvegarde s’entame lui-même, comme c’était déjà le cas avec la crypte. Le commun s’attaque à sa propre possibilité en tentant de s’immuniser. Ce que l’auto-immunité hyperbolise ainsi en le rendant patent, c’est le caractère aporétique de l’immunité elle-même.

Reprenons alors le fil de notre questionnement. Quel rapport, demandai-je en dernière instance, entre la logique aporétique de l’auto-immunité et la topolitique du safe space ?

Dans Foi et Savoir, le mot « sauf », que les traductions en anglais de Derrida rendent à raison par le mot « safe », figure presque systématiquement dans une liste énumérative qui en fait un quasi-synonyme d’« immun ». J’ai déjà cité ce passage dans lequel Derrida déclare : « Rien de communrien d’immun, de sain et sauf […], rien d’indemne dans le présent vivant le plus autonome sans un risque d’auto-immunité » (c’est moi qui souligne). Quelques pages plus haut, on lisait déjà :

Ce même mouvement qui rend indissociables la religion et la raison télé-technoscientifique […] sécrète son propre antidote mais aussi son propre pouvoir d’auto-immunité. Nous sommes là dans un espace où toute auto-protection de l’indemne, du sain(t) et sauf, du sacré (heilig, holy) doit se protéger contre sa propre protection,sa propre police, son propre pouvoir de rejet, son propre tout court, c’est-à-dire sa propre immunité[36].

« Sauf » en français, « safe » en anglais conjuguent en effet, je l’ai déjà dit, les sèmes de salut, de protection, de santé et d’exemption qui sont à l’œuvre dans la notion d’immunité selon sa double valence politico-juridique et bio-médicale. Dans Voyous qui, après Foi et Savoir, est le texte le plus prolixe sur la question de l’auto-immunité dans l’œuvre de Derrida, un passage de l’essai de Heidegger « Pourquoi des Poètes ? » convoqué par le philosophe donne lieu à la glose suivante, mi-traduction, mi-commentaire :

« Unheil als Unheil spurt uns das Heile. Heiles erwinkt rufend das Heilige. Heiliges bindet das Göttliche. Göttliches nähert den Gott. » Le non-sauf, l’absence de salut, le désastre incurable en tant que tel nous met sur la trace, nous trace le salut, le sain, le sauf, l’indemne, l’immun. L’immun fait signe, en l’évoquant, vers le sauf, le sain, le sacré ou le saint. Celui-ci engage ou lie le divin. Le divin approche le Dieu[37].

Suivant la trace de Heidegger mais pensant sans doute aussi à Levinas, Derrida articule ici la problématique du salut, du sain et du sauf à celle du sacré et du saint. Ce faisant, il nous ramène une fois encore dans les parages d’une expérience du religieux ou de la religion, comme c’était déjà le cas dans Sauf le Nom et bien sûr dans Foi et Savoir. Pourtant, on s’en rappelle, Voyous est avant tout une méditation sur un espace politique a prioriséculier, celui de la démocratie. Si la démocratie s’est historiquement et diversement incarnée jusqu’à présent dans le territoire restreint et auto-protecteur, voire auto-immunitaire, de la cité ou de l’état-nation, pour Derrida, elle est avant tout un régime de discours, « le seul système », écrit-il, « le seul paradigme constitutionnel dans lequel, en principe, on a ou prend le droit de critiquer tout publiquement, y compris l’idée de la démocratie, son concept, son histoire et son nom[38] ». « Le droit de tout critiquer publiquement, y compris l’idée de démocratie » est à la fois la manifestation et la condition de la « perfectibilité » démocratique, de la démocratie comme régime infiniment et indéfiniment perfectible. C’est en quoi, selon Derrida, la démocratie n’est pas conformité à un modèle ou un concept prédéfini : elle est toujours à venir. Ce « droit de tout critiquer publiquement, y compris l’idée de démocratie » est aussi ce qui sauve la démocratie comme telle dans le geste et le moment même de sa mise en question, ou en danger. J’y reviendrai.

« Ce droit de tout critiquer, y compris la démocratie » fait évidemment penser au « droit de tout dire » qui définit selon Derrida la littérature, non pas dans l’absolu et de toute éternité, mais dans sa configuration moderne, en rupture avec la conception belle-lettriste qui prévalait sous ce qu’on a coutume d’appeler « l’ancien régime » en France[39]. « La littérature », affirme [ainsi] Derrida dans Passions,

est une invention moderne, elle s’inscrit dans des conventions et des institutions qui, pour n’en retenir que ce trait, lui assurent en principe le droit de tout dire. La littérature lie ainsi son destin à une certaine non-censure, à l’espace de la liberté démocratique (liberté de la presse, liberté d’opinion, etc.). Pas de démocratie sans littérature, pas de littérature sans démocratie. On peut toujours ne vouloir ni de celle-ci ni de celle-là […]. Mais on ne peut en aucun cas les dissocier l’une de l’autre[40].

Si démocratie et littérature sont indissociables selon Derrida, cela ne veut pas dire que, hors régime démocratique (ou se définissant comme tel), aucune littérature n’est possible. Car comment rendre compte alors de l’extraordinaire floraison d’écrits littéraires sous le régime totalitaire soviétique, pour ne m’en tenir qu’à un seul exemple concernant le XXe siècle ? Cela veut dire plutôt qu’à travers la littérature ainsi conçue, c’est la démocratie qui résiste encore. Certes, la littérature devient alors une pratique menacée, voire clandestine. Ni publique, dans la mesure où elle est privée de ses canaux habituels de diffusion, ni privée, puisqu’elle a vocation à circuler (et à se faire publier), elle œuvre en secret, au secret, à préserver sans le dire (et parfois sans se le dire) le droit démocratique de tout dire, devenant en quelque sorte la crypte de la démocratie, son « safe space ».

Parmi les institutions qui assurent en principe « le droit de tout critiquer publiquement » en régime démocratique figure l’institution universitaire. L’université, qui a pris dans le monde anglo-saxon le nom grec d’« académie » en référence à l’Académie de Platon, consacre depuis longtemps un certain « droit à la philosophie », comme droit de (se) poser des questions. La pratique de la disputatioou du débat, consubstantielle, avec la « lectio », du régime de discours universitaire depuis la création des universités au Moyen Âge, en Occident, a ainsi contribué à faire de l’université un laboratoire de la démocratie moderne (au sens où l’entend Derrida) avant la lettre. Aux États-Unis, la généralisation des Liberal Arts Colleges au XIXe, qui se sont explicitement constitués, sur le modèle de l’Académie grecque, comme des institutions où la transmission du savoir est inséparable de l’exercice critique de la raison, et qui ont pour but, comme leur nom l’indique, de former des individus libreset des citoyens engagés en faisant droit et place aux évolutions sociales, a favorisé le développement de ce qu’on appelle les Humanités[41]. Depuis la dernière guerre mondiale et jusqu’à récemment, l’étude de la littérature, relevant le plus souvent d’une pédagogie de la discussion plutôt que du cours magistral, formait elle-même le cœur battant de ces dernières. À l’heure actuelle, j’y ai fait rapidement allusion, nombre d’universités états-uniennes, fidèles à l’idéal d’ouverture et de questionnement des « liberal arts colleges », tentent de se constituer en zones d’exception démocratique, si j’ose l’oxymore, en maintenant, contre les directives gouvernementales, des pratiques d’accueil non discriminatoires, fondées sur le mérite et non sur l’origine ou le statut des étudiant.e.s. Se constituant comme espace protecteur, l’université obéit ainsi à un impératif éthico-politique d’inclusivité. En même temps, et au nom du même principe de protection et d’inclusion de groupes et d’individus stigmatisés socialement ou déclarés indésirables par la loi, des activistes queeront réclamé et souvent obtenu la création de safe spacesdésignés et officialisés comme tels au sein de ces institutions. La charte et le mode de fonctionnement de ces safe spacessont semblables à ceux de l’association Queer Paris décrits plus haut. Ce sont essentiellement des lieux dédiés à la libre expression d’individus appartenant à des groupes vulnérables en raison de la discrimination dont ils font l’objet. La demande et l’offre de « safety » ont ainsi été formulées en réponse à un contexte socio-politique perçu à raison comme menaçant la sécurité, et partant la liberté, sinon la vie, d’un certain nombre de personnes. La protection assurée par le safe spaceest ici la garantie d’une liberté de parole des locuteurs ou locutrices, auxquel.le.s on reconnaît une égale dignité de l’expression.

Simultanément ont surgi des exigences de précautions nouvelles à l’égard de publics conçus comme essentiellement vulnérables. Celles-ci ont entrainé la recommandation et la mise en œuvre de pratiques pédagogiques telles que le trigger warning. Le « trigger warning », qu’il revient à l’enseignant.e de mettre en œuvre, consiste à prévenir d’avance l’ensemble des étudiant.e.s inscrit.e.s dans tel ou tel cours du caractère potentiellement offensant de telle question abordée, et surtout de telle ou telle œuvre ou extrait d’œuvre étudiés, qu’il s’agisse d’un livre, d’un film, d’un tableau, d’un article de journal, d’un artefact multimédia ou de toute autre production, numérique ou non. Dûment « avertis » (warned), les étudiant.e.s qui se sentent concerné.e.s par le sujet abordé d’une manière qu’elles ou ils estiment menaçante pour leur équilibre peuvent alors ignorer (en le sautant) le passage de l’œuvre en question et exercer un droit de retrait de la séance de cours concernée. Le « trigger warning » peut concerner la représentation dévalorisante d’une catégorie ou d’un.e représentant.e d’un groupe social, mais porte essentiellement, j’y reviendrai, sur le langage utilisé, qu’il s’agisse de l’emploi de termes considérés comme injurieux dans tel ou tel texte ou extrait de film , du recours à une rhétorique de la haine ou du mépris, ou de la description graphique de tel ou tel acte de violence, domestique ou sexuelle. Le « warning » s’exerce donc au premier chef dans les disciplines et champs universitaires qui ont pour objet l’étude des divers systèmes sémiotiques ou modes de représentation du « réel » ainsi que le maniement du langage, soit presque toutes les disciplines artistiques (à l’exception de la musique), la philosophie dans une certaine mesure – mais pas la philosophie analytique, qui travaille sur des propositions logiques ne convoquant ni affects ni fantasmes –, et surtout la littérature ainsi que les avatars actuels de cette dernière, les cultural studieset les media studiesqui partagent avec la discipline littéraire un certain nombre de « sources primaires ». La plupart des exemples de « trigger warning » évoqués dans la presse du monde universitaire et repris dans les médias généraux ont pour cible – désignée ou souhaitée – des textes littéraires. Un étudiant en littérature et politique de l’université de Rutgers, dont l’article, publié dans le quotidien étudiant The Daily Targum en 2014, a été relayé et commenté par de nombreux médias généraux, proposait ainsi de recourir au trigger warningface à des œuvres comme The Great Gatsby de Francis Scott Fitzgerald ou encore Mrs Dalloway de Virgina Woolf, en raison de la violence misogyne du premier et du message ambigu du second concernant les pulsions suicidaires[42].

Si la pratique du trigger warning n’est pas à ma connaissance devenue la règle ni même une règle à l’université – et ne peut sans doute le devenir, puisqu’une telle règle, comme le soulignent ses détracteurs, risquerait de rentrer en conflit avec le Premier amendement de la Constitution états-unienne –, elle a cependant tendance à se répandre[43]. Un certain nombre d’institutions l’ont adoptée comme une préconisation semi-formelle de bonne conduite. Cela suffit à créer une situation de double bindpour les intervenant.e.s en milieu universitaire. Ne pas « avertir » le public auquel on s’adresse du caractère potentiellement perturbant de tel matériau présenté et étudié, c’est désormais s’exposer à une plainte en prenant le risque d’offenser tel segment de l’auditoire. Avertir, c’est prendre le risque de réduire d’avance le texte ou le matériau faisant l’objet d’un « warning » à leur caractère présumé offensant, en compromettant dès lors l’exercice de la lecture et la pluralité de l’interprétation. C’est la possibilité même de tout lire, sinon de tout dire, inscrite en creux dans le projet des « liberal arts », qui se voit d’une certaine manière inquiétée. Une forme d’auto-limitation (auto)-immunitaire de la démocratie se produit ainsi au cœur même de la démocratie, dans son lieu le plus protecteur et le plus protégé, l’université.

 Mais si un tel dispositif « auto-immunitaire » se met en place, c’est aussi, comme l’indique le langage employé pour justifier la demande de « warning », parce que les textes, discours, ou représentations incriminés sont moins désignés comme moralement ou idéologiquement répréhensibles, que comme faisant d’abord courir un véritable danger, qui touche à la santé et la sécurité, donc à la « safety » des personnes désignées comme susceptibles d’être offensées. Le mot « warning » est communément employé en anglo-américain pour avertir d’un danger – qu’il s’agisse du danger d’ouvrir la porte d’un train en marche, de s’aventurer dans un espace interdit, ou de faire un mauvais usage de tel médicament. Quant au mot « trigger », qui signifie littéralement la gâchette d’un pistolet ou d’un fusil sur laquelle on appuie pour déclencher un coup de feu, il a pris le sens plus général de « déclencheur ». Aujourd’hui, lorsqu’il s’emploie dans un contexte autre que celui de l’usage des armes à feu, il désigne souvent la provocation d’un ensemble de réactions neuro-physiologiques chez un sujet donné, réactions qui sont considérées en neurologie ou neuropsychiatrie comme la manifestation (et la preuve empirique) d’un stress post-traumatique. C’est de la mobilisation de ce langage du trauma et de la réaction neurologique, et plus précisément de son sens, de sa portée et de ses effets, que je voudrais dire quelques mots pour finir.

 

Indemniser la blessure

« Indemnis, qui n’a pas subi de dommage ou de préjudice, damnum. L’indemnisation : nous nous servirons de ce mot […] pour désigner à la fois le processus de compensation et la restitution parfois sacrificielle, qui reconstitue la pureté intacte, l’intégrité saine et sauve, une propreté et une propriété non lésées » (Derrida, Foi et Savoir, 38).

La pratique du « trigger warning » n’est pas née dans l’université mais sur internet, semble-t-il, au tout début des années 2000. Elle aurait d’abord été utilisée par des blogueuses évoquant des sujets pouvant faire mal (harm)en ravivant des blessures à la fois psychiques et somatiques, tels que les conduites anorexiques et autodestructrices, les agressions sexuelles ou les violences domestiques. Soucieuses d’épargner à des lectrices potentiellement fragiles le déclenchement d’une réaction de type post-traumatique, les blogueuses se seraient mises à « poster » de façon préventive un « avertissement ». La pratique aurait ensuite été reprise et systématisée par des blogs et des sites féministes, qui auraient alors de ce fait conféré au « trigger warning » le sens proto-politique d’un geste de protection des victimes réelles ou potentielles de violences, fussent-elles auto-infligées. L’histoire de l’émergence du « trigger warning », pour autant qu’on puisse s’y fier, n’est pas anodine. Internet est devenu le lieu et le milieu d’acculturation principal des jeunes générations. C’est un espace de discours et de représentations infiniment ouvert, en principe sans restriction et sans que s’y exerce le contrôle d’une autorité identifiable, même s’il donne lieu pour ces raisons à diverses tentatives d’en limiter l’accès et l’usage de la part d’états non « démocratiques », de divers groupes de pression, ou encore de catégories sociologiques inquiètes des effets de leur usage, comme les parents de jeunes enfants. Sur internet, on peut, en théorie, tout dire et tout lire. Atopie trans-territoriale hyper-démocratique ? Oui, selon ses créateurs. Mais la virtualisation générale des échanges sur la toile, leur anonymisation ou plutôt leur pseudonymisation, entraînent une forme de déliaison sociale et, partant, à la fois une désocialisation et une déresponsabilisation de la parole[44], qui s’en trouve littéralement déchaînée. Est-ce parce que, dans l’univers internet, le visage de l’autre, pour parler comme Levinas, a disparu et ne fait plus autorité ni limite, que la parole cesse d’être « responsable », au sens où l’entend Levinas, ou qu’elle cesse, dirait peut-être Derrida dans le sillage de Paul Celan, de (me) venir de l’autre et de tendre vers elle ou lui ? Toujours est-il qu’internet et ses réseaux sociaux sont le lieu d’un déchaînement verbal sans précédent par son ampleur. Insultes, menaces, flots de haine y sont monnaie courante. On y a constamment le trigger (la gâchette) à la bouche et au bout des doigts qui tapent. La toile est de ce point de vue un « unsafe space » par excellence. On comprend pourquoi, dans ce contexte, certains, ou plutôt certaines ont eu l’idée de créer un « environnement » discursif moins agressif et plus attentif à de présumé.e.s destinataires. Et comme Internet, qui modèle la réalité bien plus qu’il ne la reflète, a une puissance de suggestion massive, il n’est pas étonnant que la demande de « trigger warning »en contexte virtuel se soit vite transformée en une exigence « réelle » de la part de ses jeunes usagers.

Mais les mutations culturelles provoquées par la virtualisation cybernétique de tous les échanges ne suffisent pas à expliquer la prégnance du langage de la blessure et de son traitement pour qualifier la forme et les enjeux de cette nouvelle scène politique. Mon hypothèse est que l’accent mis sur la vulnérabilité des sujets appartenant à certains groupes sociaux culturellement dégradés, et l’infléchissement d’une politique de la lutte contre la domination et l’exploitation – dont le paradigme demeure la lutte des classes – vers une politique du soin et de la réparation comme mode de résistance à la discrimination, a à voir, d’une part, avec la façon dont l’entreprise de destruction totale des corps des juifs désignés comme ennemis principaux par les nazis a transformé le paysage politique mondial au XXe siècle et contribué à renouveler les figures, les scènes et le sens même de ce qu’on peut entendre par « politique[45] », d’autre part, avec la politisation de la sexualité et la montée en puissance des revendications des « damnés » de la sexualité – femmes et surtout minorités sexuelles – dans le dernier quart du XXe siècle[46]. La théorie freudienne du trauma, que Freud n’a eu de cesse d’enrichir et de modifier tout au long de son œuvre, est certes antérieure au génocide des juifs, et plus encore à la lutte des minorités sexuelles contre leur « stigmatisation » – le mot « stigmate », qui signifie littéralement la piqûre ou le marquage violent du corps, appartenant lui aussi, rappelons-le, au champ sémantique de la blessure. Mais Freud, avec Ferenczi, a bien contribué à faire du « trauma » un quasi-concept et une clé de compréhension de la psyché humaine en théorisant l’homologie entre blessure psychique et blessure physique, et en suggérant de diverses manières l’étroit rapport entre trauma et ce qu’il appelle, en en renouvelant le concept, la « sexualité[47] ». Cependant, même si Freud, comme Walter Benjamin d’une autre manière, imputera bien au caractère massif, et pour une part nouveau, de la violence inextricablement physique et psychique subie par les protagonistes de la première guerre mondiale, une dimension et un effet profondément traumatiques, il faudra attendre le processus d’extermination des juifs et l’effet de sidération (post)-traumatique de l’Holocauste dans le corps social pour que la notion de « trauma », s’appliquant désormais de manière indissociable à l’expérience individuelle et à l’expérience collective, ouvre la voie à une politisation du « dommage » et du « stigmate ». Si Lévinas et, dans son sillage, Judith Butler, ont théorisé la vulnérabilité essentielle des sujets, et si Derrida est un penseur de la blessure, il y a sans doute à cela un écheveau de raisons complexes, mais qui s’inscrit dans le contexte de cette événementialité traumatique propre à l’Histoire du XXe siècle que j’ai sommairement évoquée[48]. De l’utilisation des juifs comme cobayes d’expériences médicales et de leur extermination à la soumission des homosexuels aux électrochocs, en passant par le lynchage des noirs états-uniens, l’utilisation du viol comme arme de guerre, et la mise en évidence des violences dites domestiques par les mouvements de femmes, la politique de la blessure extrême a pu contribuer à  engendrer, dans un après-coup caractéristique de la temporalité du trauma, une contre-politique de la « safety », dans tous les sens du terme déjà mentionnés.

Mais la notion de « trigger » renvoie moins à la conception freudienne du trauma psychique, voire du trauma comme constitutif de ce que la psychanalyse nomme le psychisme, qu’à un discours – je l’ai déjà noté – emprunté aux neurosciences et nourri par ces dernières. Légitimée par son usage en contexte universitaire, il témoigne, à l’instar du développement des « affect studies » et de l’étude des « émotions » au sein même des Humanités, de la puissance épistémologique et de l’emprise idéologique grandissante du modèle de « l’homme neuronal ». La neuro-patho-logisation de la réaction au stimulus négatif provoqué par tel énoncé injurieux, ou simplement évocateurde l’injure[49]– comme c’est le cas de certains passages de textes visés par le trigger warning – fait ainsi craindre à Jack Halberstam, important théoricien queerétats-unien, à la fois une neuro-biologisation dépolitisante du « stigmate », dont les activistes et théoriciens queer avaient œuvré à retourner ironiquement, parfois joyeusement et toujours rhétoriquement, la pointe acérée contre leurs offenseurs, etune individualisation également dépolitisante du discours victimaire[50].

Dans un long billet de son blog datant de 2014 et intitulé parodiquement « You’re triggering me ! », Halberstam exprime son inquiétude en ces termes :

Dans le passé, on se tournait vers les écrits mystiques de Freud pour penser la mémoire, celle-ci se présentant comme un palimpseste sur lequel des couches successives d’écriture ont recouvert l’original. Nous le voyons maintenant comme un fil électrique qui attend sagement dans la psyché qu’une étincelle le parcoure. Là où auparavant nous décrivions le rappel traumatique comme un ensemble de symptômes énigmatiques que manifestait le corps, on réduit désormais la résurgence d’un souvenir en employant le terme fourre-tout de « trigger », comme si la douleur émotionnelle était une sorte de muscle endolori : une chose qui fait mal dès qu’on la déploie, une blessure dont il faut prendre soin[51]

Le billet de Halberstam a pour sous-titre : « The Neo-Liberal Rhetoric of Harm, Danger and Trauma ». Dans l’extrait cité, le théoricien oppose deux paradigmes interprétatifs pour penser le trauma psychique. Le premier, présenté comme désormais révolu (ou plutôt répudié), prend appui sur Freud et semble faire également allusion à la lecture de ce dernier proposée par Derrida dans « Freud et la scène de l’écriture[52] ». Le second, en vigueur ou en vogue aujourd’hui, traiterait l’émotion, selon Halberstam, comme une réaction quasi physiologique, qui requiert à ce titre un traitement, si possible préventif, mais qui se passe de travail d’analyse. Certes, Halberstam force ici le trait, en raison de sa polémique à l’encontre de la « rhetoric of harm » (« harm » signifiant le mal infligé, comme on inflige une blessure ou un dommage). Mais c’est qu’il cherche en même temps à jauger les effets d’une certaine récusation du paradigme linguistique au sein même des Humanités. Dès lors que les symptômes physiques ne sont plus appréhendés comme des « énigmes », dès lors, au fond, que le corps cesse d’être considéré comme « parlant », l’effort de déchiffrement n’est plus de mise. Désymbolisée, la blessure infligée ou éprouvée devient à la fois évidente et littérale, et la lecture n’a plus lieu de s’exercer « hors texte », en dehors des bornes étroites de l’étude des ouvrages dit « littéraires ». Pire encore, ce processus de désymbolisation vise le langage lui-même, puisque ce sont surtout, on l’a vu, des œuvres de langage qui sont désignées comme « triggering » en contexte universitaire. Aussi Halberstam s’alarme-t-il dans le même billet du fait que « le discours politique récent sur les offenses et les blessures s’est concentré sur le langage, l’emploi de l’argot et les dénominations[53] ». Non pas, bien sûr, qu’une parole ou un discours ne puisse faire mal. Le langage, nous le savons, a une puissance performative sans égale. Je ne crois pas que Halberstam conteste la nécessité du travail d’une Judith Butler, par exemple, sur les formes et les effets proprement stigmatisants, sinon destructeurs, du « hate speech ». Celle-ci répond d’ailleurs au mal causé « in kind », par une explication patiente conduite dans le medium même qui a permis la formation de l’insulte : le langage. C’est bien aussi pourquoi Freud, pensant que seule la parole était en mesure de réparer le mal (de corps, de cœur ou d’esprit) causé par la parole, avait inventé la cure de parole.

Le billet de Halberstam s’adresse surtout à la communauté queer dont lui-même se réclame, comme en témoigne son usage tout au long de son texte du « nous » comme pronom de l’énonciation[54]. Dans le paragraphe cité, cependant, le « nous » se rapporte de manière indécidable aux queersetà celles et ceux qui pratiquaient encore naguère un certain type de lecture, les humanistes[55], comme si leurs destins historiques et politiques étaient liés, aux États-Unis du moins. Manière, peut-être, de suggérer qu’une politique d’indemnisation de la blessure trop naïve ou précipitée, de même qu’une préconisation de « safety » sans réserve pourraient bien faire courir aux premiers le danger que courent déjà les seconds : celui de leur réduction à l’insignifiance[56].

Pas sûr

Imaginons Derrida in America aujourd’hui, donc au lieu de la déconstruction – deconstruction is/in America, vous vous souvenez ? –, donc au lieu de l’aporie, à Irvine, Cornell, ou pourquoi pas à l’université de Chicago, dont le « dean of undergraduate students » (doyen chargé de la vie étudiante) a explicitement condamné la pratique du trigger warning dans une lettre ouverte de 2016[57]. Aurait-il, comme la droite américaine et maintenant britannique[58], et comme le doyen de Chicago, pris le parti de condamner les diverses tentatives de faire de l’université un safe spaceau nom de la liberté démocratique de « tout critiquer publiquement » dont il nous entretient dans Voyous, voire d’une certaine passion littéraire, elle-même vouée au rêve et à la tâche de tout dire ? Rien n’est moins sûr.

Certes, la mise en place d’un dispositif comme le « trigger warning », qui programme en quelque sorte la réaction qu’il prétend vouloir éviter en l’annonçant comme un coup presque sûr, et qui la légitime par le geste même qui l’anticipe, paraît en contradiction avec tout ce qu’a toujours écrit Derrida, qu’il mette en garde contre les effets retors de toute volonté ou tentative de programmerune conduite, une réponse ou un résultat, ou qu’il invite à sauvegarder la chance incalculable d’un avenir, quel qu’il soit. Cet avenir (ou plus exactement cet « à venir »), il s’efforce de manière répétée, presque incantatoire, de le penser sous la double catégorie de « l’événement » et de « l’autre », d’une certaine invention de l’autre. « La venue de l’autre ne peut surgir comme un événement singulier que là où aucune anticipation ne voit venir, là où l’autre et la mort – et le mal radical – peuvent surprendre à tout instant. Possibilités qui, à la fois ouvrent et peuvent toujours interrompre l’histoire, ou du moins le cours ordinairede l’histoire », écrit-il au début de Foi et Savoir[59]En « voyant venir », « le trigger warning » cherche certes à prémunir l’assistance contre un « mal », sinon radical, du moins identifié, mais ce faisant, il pourrait bien empêcher, si l’on suit Derrida, le surgissement d’un événement, par exemple la rencontre d’une œuvre selon un mode inédit, engendrant des effets d’autant plus imprévisibles qu’ils sont hétérogènes, ou encore le frayage d’un chemin encore inconnu, parce qu’inaperçu, de pensée et d’action. Dans Voyous, Derrida fait même de la « vulnérabilité exposée » la condition nécessaire, à la fois objective et subjective, à la survenue d’un événement :

Si un événement digne de ce nom doit arriver, il lui faut, au-delà de toute maîtrise, affecter une passivité. Il doit toucher une vulnérabilité exposée, sans immunité absolue, sans indemnité, dans sa finitude et de façon non horizontale, là où il n’est pas encore ou déjà plus possible de faire face, et de faire front, à l’imprévisibilité de l’autre. À cet égard, l’auto-immunité n’est pas un mal absolu. Elle permet l’exposition à l’autre, à ce qui vient et à qui vient – et doit donc rester incalculable. Sans auto-immunité, avec l’immunité absolue, plus rien n’arriverait. On n’attendrait plus, on ne s’attendrait plus, on ne s’attendrait plus l’un l’autre, ni à aucun événement[60]

De même, la topolitique du « safe space », qui vise, en « faisant front » et frontière, donc en fermant la porte à l’ennemi, à protéger les groupes et individus exposés à telle ou telle « politique de la blessure », risquerait-elle d’empêcher, selon cette même logique, l’arrivée intempestive d’hôtes – et peut-être d’ami.e.s – inconnu.e.s, compromettant alors le principe d’hospitalité inconditionnelle que cherche à penser et faire valoir diversement Derrida. Certes l’exposition, « sans immunité », ou plus précisément, j’y reviendrai, « sans immunité absolue », à la possibilité d’une « arrivance » fait dans tous les cas courir un risque qui pourrait s’avérer mortel, mais c’est bien là, on l’a déjà dit, que se situe l’aporie : si le risque couru n’était pas mortel, la nécessité de le courir ne serait pas vitale. Elle est vitale parce que mortelle, au lieu où elle s’avère mortelle.

Ajoutons à cela ce que Derrida dit de l’importance du « droit à l’ironie dans l’espace public », « droit » que la démocratie, du moins celle qui vient de l’à venir, permettrait de garantir, sinon en réalité, du moins en rêve, et le soupçon que Derrida se serait prononcé contre la pratique du « trigger warning » et l’instauration de safe spaces à l’université, voire contre la constitution de l’université même en « safe space », risque fort de se transformer en présomption. « La démocratie », écrit-il encore dans Voyous, « n’est-ce pas aussi ce qui donne le droit à l’ironie dans l’espace public ? Oui, elle ouvre l’espace public, la publicité de l’espace public, en donnant droit au changement de ton, à l’ironie comme à la fiction, au simulacre, au secret, à la littérature, etc.[61] ». Or qu’est-ce que l’ironie, qu’est-ce que le ton ironique, fréquemment employé dans la littérature moderne et contemporaine (celle qui, selon Derrida, a vocation sinon permission de tout dire) et beaucoup plus rare en philosophie (sauf chez Platon, où il est inséparable du procédé maïeutique, ou d’une autre manière chez Nietzsche) ? Littéralement, Hegel nous le rappelle dans la Phénoménologie de l’esprit, le mot « ironie » signifie le questionnement, la mise en question. Rhétoriquement, telle que la pratique par exemple Halberstam en jouant dans son billet de certaines de ses gammes énonciatives et tonales (parodie, humour, humeur), l’ironie introduit de l’instabilité et de la feinte dans l’énonciation (ce que Derrida nomme le « simulacre »), fait passer du sens clandestin en contrebande, brouille l’opposition entre diction et contradiction (comme dans l’antiphrase), bref, active la force déconstructrice du jeu dans l’énoncé. Ce faisant, elle empêche aussi l’identification et surtout la consolidation des affects. En tenant à une distance incertaine la haine comme l’amour et la douleur comme la joie, en feignant de prendre et en faisant prendre l’un pour l’autre (comme dans l’antiphrase), l’ironie fonctionne comme un dispositif langagier de type (auto)-immunitaire contreles dangers de l’auto-affection. Pour peu que l’ironie s’en mêle, on ne pourra plus mesurer l’impact de la blessure.

Nous voilà donc prêt.e.s à parier que Derrida n’aurait pas penché, ou tranché, en faveur de la constitution de safe spaces, ou du dispositif pédagogique du « trigger warning ».

Et pourtant, là encore, ce n’est pas si sûr. La suite de l’extrait de Voyousconcernant le « droit à l’ironie dans l’espace public » que je viens de commenter nous oblige à compliquer l’analyse. Je reprends donc la citation dans son entier :

La démocratie, n’est-ce pas aussi ce qui donne le droit à l’ironie dans l’espace public ? Oui, elle ouvre l’espace public, la publicité de l’espace public, en donnant droit au changement de ton, à l’ironie comme à la fiction, au simulacre, au secret, à la littérature, etc. Donc à du non-public public dans le public, à une res publica, à une république où la différence entre le public et le non public reste une limite indécidable. Il y a de la république démocratique dès que ce droit s’exerce[62]

Si l’invocation performative d’un droit démocratique à l’ironie, au changement de ton et à la littérature – qui seule parle sur tous les tons –, souligne la capacité et le devoir de la démocratie, comme res publica, de tout accueillir, sans réticence et sans censure, « dans l’espace public », la suite de l’énoncé complique la topologie de cette « res publica ». Car il ne s’agit pas exactement pour Derrida de tout rendre uniment public dans l’espace inclusif de la démocratie, mais d’« [ouvrir] l’espace public, la publicité de l’espace public […] à du non-public public dans le public, à une république où la différence entre le public et le non public reste une limite indécidable ».

Comment « ouvrir du non-public public dans le public », et surtout pourquoi ? Que cherche à dire et à préserver Derrida, en faisant cette proposition paradoxale ? Ouvrir du non-public public dans le public, c’est creuser, dans l’espace même de la démocratie, dans son dedans (« dans le public »), un dehors qui demeure néanmoins dedans (« du non-public public »). C’est une manière, si l’on veut, de constituer une réserve (à l’égard) de la démocratie dans la démocratie. À cette espèce de crypte de et dans la démocratie, Derrida donne ici deux figures ou deux noms, le secret et la littérature, qui ont pour lui la même structure. Si le « secret » garde sa réserve en instaurant une séparation (secretum), c’est-à-dire aussi en marquant une limite à l’égard de la publicité de l’espace public, cette limite demeure ici interne à cet espace. Le secret, d’ailleurs, ne saurait être simplement qualifié de « privé », le mot renvoyant dans son sens historique et politique courant à la scène domestique. Or, rien n’est moins domestique et domesticable qu’un secret. Quant à la littérature, elle se situe pour Derrida, comme il l’écrit dans Passions, « au lieu du secret[63] » : « un texte n’est un texte », écrivait-il déjà dans « La Pharmacie de Platon », « que s’il cache au premier regard, au premier venu, la loi de sa composition et la règle de son jeu[64] ». La littérature, qui n’affiche pas la loi de sa composition tout en se destinant par définition à la publication, constitue en ce sens un « secret exemplaire, une chance de tout dire sans toucher au secret[65] ». Parce qu’elle expose son secret sans le livrer (du moins au premier regard ou à la première lecture), la littérature serait donc bien une manière « d’ouvrir du non-public public dans le public ». Un secret qui se partage sans se livrer bénéficie encore d’une certaine immunité, mais celle-ci n’est pas infinie ou n’est plus absolue, puisqu’elle n’exempte pas celui-ci de son inscription dans la communauté, dans la res publica,comme communauté des charges (cum-munus). Presque dix ans avant la rédaction de Voyous, à la fin de l’une des séances parmi une série d’entretiens réalisés avec Maurizio Ferraris entre 1993 et 1994, et qui portait elle aussi sur le mot et la figure du secret, Derrida confiait ou confessait déjà :

J’ai le goût du secret, cela tient évidemment à la non-appartenance. J’ai un mouvement de crainte ou de terreur devant un espace politique, par exemple, un espace public qui ne ferait plus de place au secret. Pour moi, c’est tout de suite le devenir-totalitaire de la démocratie que d’exiger de chacun qu’il mette tout sur la place publique et qu’il n’y ait pas de for intérieur ; je peux transformer cela en éthique politique ; si on ne maintient pas le droit au secret, on est dans un espace totalitaire[66].

Si Derrida invite à déconstruire les clôtures (de la métaphysique, de la et de toute « propriété »), s’il se méfie des frontières, des barrières, et du discours – donc du geste – de la défense immunitaire, il résiste également à la publicité sans réserve, donc sans secret, de l’espace public, qui menace la démocratie elle-même, s’inquiétait-il alors, d’un devenir-totalitaire. Si la démocratie se transformait entièrement en une espèce d’open space – sur le modèle de l’espace de travail des grandes entreprises, et maintenant aussi de la plupart des institutions publiques, en régime capitaliste néo-libéral[67] – sans cloisons séparatrices et protectrices, si elle englobait tout et tous.tes sans distinction, sans faire droit ni au chez soi, qui est aussi la condition, fût-elle aporétique, de l’hospitalité, ni à l’hétérogénéité, pourrait-elle encore prétendre à l’inclusivité, c’est-à-dire à l’accueil des différences et des différent.e.s comme tels ? Mais alors, la demande d’octroi ou le montage spontané de « safe spaces » capables d’accueillir sans les réduire ni les juger des individus ou des groupes hétérogènes, – et dont l’hétérogénéité, perçue comme radicale par la société dans laquelle elles et ils s’inscrivent, leur a justement valu exclusion ou stigmatisation –, ne répond-elle pas justement à l’exigence éthico-politique formulée par Derrida d’« ouvrir du non-public public dans le public » ? Le safe space,qui se constitue et se préserve tout en s’affichant comme tel sur la place publique, dans tel ou tel territoire reconnu de la res publica, qu’il s’agisse d’une cité ou d’une université, ne fonctionne-t-il pas comme un for(t) intérieur, dont la situation à l’intérieur, justement, de l’espace démocratique limiterait structurellement l’immunité ou la tentation immunitaire ?

Nous voici de nouveau ou encore en pleine aporie, au lieu où opère sans pouvoir s’y tenir la déconstruction[68]. Peut-être, alors, faudrait-il concevoir et construire le safe space, mais aussi l’espace démocratique et les institutions dans lesquels celui-ci se donne lieu en se « territorialisant », comme des espaces essentiellement précaires, démontables. Car, dès qu’un lieu se voit consacré à une fonction, dès qu’un lieu, par conséquent, est défini par la sacralisation de ses contours, le sacré ayant toujours à voir avec le tracé d’une limite supposée infranchissable entre l’espace profane et l’espace ainsi réservé au saint des saints, donc au sauf des sauf, la religion – ou plutôt quelque chose comme la religion, dirait sans doute Derrida – n’est jamais loin, et, avec elle, ses mécanismes de rejet immunitaire. 

 

[1] Voir Foi et Savoir, Paris, Éditions du Seuil, coll. Points, 2001, p. 14-15.

[2] Au pluriel, « passe(s) » peut signifier joute, échange de coups à fleurets mouchetés, comme dans un duel à l’épée.

[3] Foi et savoir,op. cit., p. 15.

[4] « Nous serons ici assiégés par toutes les questions du nom, et de ce qui “se fait au nom de” : questions du nom “religion”, des noms de Dieu […] », ibid., p. 15.

[5] Ibid., p. 54-55.

[6] Voir Parages, Paris, Éditions Galilée, 1986, p. 84-85.

[7] Un nom, un verbe, un adjectif, un adverbe, une préposition peuvent avoir certaines fonctions syntaxiques, certaines propriétés, mais pas d’autres. L’amplitude morpho-syntaxique du “mot” est indéfinie, donc illimitée.

[8] « In the United States the concept originated in the women’s movement, where it “implies a certain license to speak and act freely, form collective strength, and generate strategies for resistance [...] a means rather than an end and not only a physical space but also a space created by the coming together of women searching for community”, écrit Wikipédia en citant un livre deMoira Rachel Kenney, Mapping Gay L.A.: The Intersection of Place and Politics (Temple University Press, 2001). p. 24.Et de continuer : « The first safe spaces were gay barsand consciousness raisinggroups », article « Safe Space », Wikipédia.

[9] Voir « Safe Space », Wikipédia en langue anglaise, loc. cit. Dans les petites villes, les bars gays et/ou lesbiens, que les lesbiennes commencèrent à ouvrir et fréquenter en nombre à partir des années soixante-dix, se trouvaient souvent dans un lieu écarté de la ville. Ainsi du bien nommé « Common Ground », bar lesbien de la petite ville d’Ithaca, NY, que son nom désignait bien comme un lieu de socialité « inclusif », comme on dirait aujourd’hui. Aujourd’hui, ces lieux de socialité et de plaisir informels se sont installés dans les centres de ces villes petites et moyennes. Ce déplacement vers le centre témoigne de la conquête réussie de visibilité et d’acceptabilité par lesdites minorités sexuelles.

[10] Voir Safe Space, Neighborhood History, Durham, Duke University Press, 2013, Introduction, p. 9 et Chapter 4, p. 158.

[11] Voir https://www.queerparis.com/fr/espace-queer-friendly-charte/.

[12] Ibid.

[13] Un blog tenu par une personne queer, qui s’intitule « Choses aléatoires » et qui s’intéresse non pas à la « convergence des luttes » mais à leur divergence, consacre ainsi son billet du 27 avril 2015 à une réflexion sur les usages du mot « safe ». Voir https://chosesaleatoires.wordpress.com/.

[14] À ce sujet, voir aussi Anne E. Berger, « Traversées de frontières : postcolonialité et études de genre en Amérique », Revue Labyrinthe24, 2006, 2, p. 11-37.

[15] Aujourd’hui, un certain nombre d’entre elles ont des antennes extra-territoriales, et ces antennes sont souvent appelées des « global centers ». Sur le territoire états-unien proprement dit, elles constituent déjà des enclaves « globales » en raison de l’importante proportion d’enseignants et d’étudiants venus de l’étranger qui les composent.

[16] « Sauf » vient du latin salvus, qui signifie entier, intact, indemne, en bonne santé, donc sauvé du mal, au sens propre comme au sens figuré du terme.

[17] Foi et savoir, op. cit., p. 54.

[18] Voir https://www.queerparis.com/fr/lexique/espace-sur/.

[19] « On ne peut accéder à la pensée de la Chose sans une pensée du Topos, et, en lui, comme une possibilité essentielle, de la Crypte » (« Fors », in Cryptonymie. Le Verbier de l’homme aux loups, Paris, Aubier-Flammarion, 1976, p. 24).

[20] « Et pourquoi en effet se presserait-on de répondre à une question topologique(quelle est laplace de la femme ?) ou à une question économique (car tout revient à l’oikos, home, maison, chez soi, loi du lieu propre etc.) dans le souci d’une place de la femme ? Pourquoi faudrait-il soumettre à l’urgence de ce souci topo-économique (essentiel, il est vrai, et indéracinablement philosophique) une nouvelle “pensée” ou un nouveau pas de femme ? » (C’est Derrida qui souligne.) « Chorégraphies. Entretien avec Christie Mc Donald », in Point de suspension, éd. E. Weber, Paris, Galilée, 1992, p. 100.

[21] Voir « Pourquoi des Poètes ? » (1946) : « Parce que la langue est la demeure de l’Être, nous n’accédons à l’étant qu’en passant par cette demeure. Quand nous allons à la fontaine, quand nous traversons la forêt, nous traversons toujours déjà le mot “fontaine”, le mot “forêt”, même si nous n’énonçons pas ces mots et ne pensons pas à la langue. » (Chemins qui ne mènent nulle part, trad. W. Brokmeier, Paris, Gallimard, 1962, p. 373.)

[22] « Le premier qui ayant enclos un terrain, s’avisa de dire, ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. » (C’est Rousseau qui souligne.)Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1755, Seconde Partie.

[23] Voyous, Paris, Galilée, 2003, p. 59-60.

[24] « 9/11 », sous le chiffre duquel on désigne communément l’événement de la destruction des tours du World Trade Center à New York le 11 septembre 2001, renvoie au numéro téléphonique d’urgence que connaissent tous les américains : pour toute urgence, qu’il s’agisse d’un problème médical, d’un sinistre de type incendie, ou d’une atteinte à la sécurité personnelle (agression ou autre), il faut en effet composer le 911.

[25] Voir Des Singes, des cyborgs et des femmes. La réinvention de la nature, trad. O. Bonis, Paris, Éditions Jacqueline Chambon, 2009.

[26] Ibid., p. 357.

[27] Ibid.

[28] Ibid., p. 373.

[29] « Le système immunitaire serait toujours dans un état de dynamisme réactif interne. Il ne serait jamais passif, “au repos”, dans l’attente du stimulus activateur émis par un dehors hostile. En un sens, d’ailleurs, on pourrait aller jusqu’à affirmer qu’il n’existe pas de structure antigénique extérieure– pas d’“envahisseur” qui n’ait déjà été “repéré” et reflété à l’intérieur du système immunitaire. Le soi et l’autre perdent leur qualité oppositionnelle rationaliste pour devenir des jeux subtils de lectures et de réactions partiellement reflétées. » Ibid, p. 280 (c’est Haraway qui souligne).

[30] Voir Foi et savoir, op. cit., p. 67.

[31] « I think there are some problems with the way Derrida sometimes uses [the concept of autoimmunity], probably because his medical references are a little simplistic, let’s put it that way. Derrida, for example, tends to present autoimmunity as a situation where the body’s defenses turn on themselves, as though autoimmunity occurs when the immune system turns on the immune system, whereas an autoimmune disorder occurs whenever the body’s defenses turn on the body itself more generally; it is not just defenses turning on defenses, so Derrida’s might be described as an exacerbated or hyperbolic version of autoimmunity. » (« On Scatter, the Trace Structure, and the Opening of Politics: An interview with Geoffrey Bennington » conducted by Alfredo Moreiras in Diacritics, vol 45. 2, 2017, p. 39.

[32] Voir Autour de Communitas. Origine et destin de la communauté, Papiers, n° 59, Collège international de philosophie, 2008, p. 14-15.

[33] Foi et savoir, loc.cit., p. 67.

[34] Ibid., p. 71.

[35] Ibid.

[36] Ibid., p. 67. C’est moi qui souligne.

[37] Voyous,op. cit., p. 160. C’est moi qui souligne.

[38] Ibid., p. 126-127. C’est le sens dufirst amendmentde la constitution (The Bill of Rights) états-unienne.

[39] Derrida semble ici inscrire sa réflexion dans le sillage des travaux de Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy sur l’Absolu littéraire (voir L’Absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand, Paris, Éditions du Seuil, 1978).

[40] Passions,Paris, Galilée, 1993, p. 64-65.

[41] Au sujet de l’invention des « liberal arts colleges » aux États-Unis, voir par exemple l’article de Philip L. Harriman, « Antecedents of the Liberal-Arts College » publié en 1935 dans The Journal of Higher Education, vol. 6, No. 2 (Feb., 1935), pp. 63-71. Rappelant que les « liberal-arts colleges » avaient été pensés explicitement contre une conception « professionnalisante » de l’enseignement supérieur, Harriman y décrivait déjà l’enseignement dispensé comme tourné vers le développement de l’esprit critique plutôt que vers la transmission d’un héritage traditionnel. Dans ce court article, Harriman va même jusqu’à affirmer que le « liberal-arts college », réceptif aux transformations sociales comme aux évolutions intellectuelles, « cherche constamment à modifier son offre de formation afin de s’adapter aux demandes d’un ordre social changeant »(« seeks consciously to modify its program so as the better to meet the requirements of a changing social order », p. 64).

[42] Voir Philip Whythe, « Nothing, if not Critical », The Daily Targum, 18 février 2014. L’éditorial, qui argumente en faveur de la mise en place du trigger warningprésente celui-ci comme la meilleure façon d’empêcher que des formes de censure plus directes, plus institutionnelles et plus massives ne viennent menacer les libertés individuelles et la liberté de l’enseignement. Il a été commenté dans The Washington Post. À ce sujet, voir aussi l’article de Katherine Ho du 30 janvier 2017, « Tackling the Term: What is a Safe Space? » publié dans la Harvard Political Review, et qui lie ensemble les questions du trigger warninget du safe space (http://harvardpolitics.com/harvard/what-is-a-safe-space/). À ces articles publiés dans l’espace universitaire ont fait écho des articles du New York Times, de Slate, ou encore de The Atlantic. 

[43] Le phénomène demeure statistiquement minoritaire, mais son effet dans la sphère publique du discours est massif.

[44] À ce sujet, voir également mon article « Le Dire » in Tout dire ?Transparence ou secret, dir. René Frydman et Muriel Flis-Treves, Paris, PUF, 2011, p. 87-106.

[45] Je rejoins ici la problématique générale du colloque « Littérature et trauma », étayée sur de nombreux travaux parmi lesquels ceux de Cathy Caruth (Unclaimed Experience: Trauma, Narrative and History[Johns Hopkins UP, 1996], etListening to Trauma: Conversations with Leaders in the Theory and Treatment of Catastrophic Experience[Johns Hopkins UP, 2014]) ou encore ceux de Didier Fassin et Richard Rechtman (L’empire du traumatisme: enquête sur la condition de victime[Flammarion, 2011]), et  inspirée par les travaux d’Hélène Merlin-Kajman sur ce que celle-ci nomme la transmission traumatique de la littérature (voir en particulier Lire dans la gueule du loup[Gallimard, 2016] et L’Animal ensorcelé[Éditions Ithaque, 2016]).

[46] « Damnum », c’est le dommage ou le préjudice subi, à quoi s’opposent l’indemnisation ou le simple fait d’être indemne, indemnis.

[47] À ce sujet, voir en particulier la lecture de la conception freudienne de la sexualité proposée par Jean Laplanche dans Sexual. La sexualité élargie au sens freudien, Paris, PUF, 2014.

[48] Au sujet du motif et de la pensée de la blessure chez Derrida, dont relève à plusieurs égards la problématique de la coupure, de l’accident, de la chance et même de la décision « événementials », voir par exemple Sauf le nom : « Oui, la blessure est là, là-bas. Y a-t-il autre chose, jamais, qui soit lisible ? Autre chose que la trace d’une blessure ? Et autre chose qui jamais ait lieu ? Connaissez-vous une autre définition de l’événement ? » (Sauf le Nom, Paris, Galilée, 1993, p. 64).

[49] Le mot « injure », du latin injuriaqui signifie injustice, action ou propos contraire au droit, dommage infligé, a fini par désigner plus spécifiquement une parole outrageante ou blessante en français, donc une insulte. Mais en anglais, le mot « injury » a pris la valeur littérale de blessure physique, témoignant par cette mutation de la capacité d’une injustice symbolique à se transformer en un dommage réel.

[50] Ce sont les théoricien.ne.s queer qui ont développé une pensée du stigmate et une politique de la contre-stigmatisation. La notion même de « queer » procède, comme on sait, d’une appropriation ironique de ce que cette dénomination comporte d’injurieux, donc de proprement stigmatisant.

[51] Pour la traduction française de « You’re Triggering Me! », voir la revueVacarme2015/3 (n° 72), p. 28-41. La traductrice, Suzanne Bernard, a traduit ce titre-citation par « Tu me fais violence ! », traduction qui témoigne de la difficulté de rendre adéquatement la notion de « trigger » en français. Le passage cité se trouve à la p. 36. Notons au passage que la critique par Jack Halberstam de la neuro-biologisation dépolitisante du traumatisme prend en un sens le contrepied de la thèse développée par Fassin et Rechtman, qui cherchent à faire valoir au contraire la portée et les ressources politiques du nouveau discours victimaire.

[52] Voir « Freud et la scène de l’écriture » (1966), L’Écriture et la différence, Paris, Éditions du Seuil, 1967, p. 293-340.

[53] « Tu me fais violence ! » (version française de « You’re Triggering Me! »), in Vacarme72, art. cit, p. 33.

[54] Le billet se termine d’ailleurs par la phrase provocatrice suivante « Nous n’avons jamais été queer ».

[55] Cf. loc. cit. , p. 36: « Dans le passé, on se tournait vers les écrits mystiques de Freud pour penser la mémoire, celle-ci se présentant comme un palimpseste sur lequel des couches successives d’écriture ont recouvert l’original. Nous le voyons maintenant comme un fil électrique qui attend sagement dans la psyché qu’une étincelle le parcoure. Là où auparavant nous décrivions le rappel traumatique comme un ensemble de symptômes énigmatiques que manifestait le corps, on réduit désormais la résurgence d’un souvenir en employant le terme fourre-tout de « trigger » […]. » (C’est moi qui souligne).

[56] Au sujet des enjeux politiques, éthiques et épistémologiques, pour la discipline littéraire et l’enseignement de la littérature, du trigger warningen contexte français, voir la « saynète » rédigée par Hélène Merlin-Kajman et publiée sur le site du mouvement Transitions (http://www.mouvement-transitions.fr/index.php/exergues/saynetes/saynete-n-73-a-chenier-h-merlin-kajman) en réaction à une lettre ouverte des « Salopettes » (association féministe d’enseignant.e.s de la littérature) portant sur la lecture d’un texte d’André Chénier, et la réponse de celles-ci sur le blog « Malaises dans la lecture » : « Voir le viol. Retour sur un poème de Chénier » (https://malaises.hypotheses.org/242). Voir également H. Merlin-Kajman, « Enseigner avec civilité ? Trigger warning et problèmes de partage de la littérature », Transitions [En ligne], Littérarités n°4 (http://www.mouvement-transitions.fr/index.php/litterarite/articles/n-4-h-merlin-kajman-enseigner-avec-civilite-trigger-warning-et-problemes-de-partage-de-la-litterature).

[57] Voir The Chicago Maroon, 24 août 2016 (https://twitter.com/ChicagoMaroon/status/768561465183862785.)

[58] Voir à ce sujet la page « Opinion » datée du 31 octobre 2017 dans le quotidien The Guardian, rédigée par Ian Burrows : « Warning my students about a lecture on assault does not make them snowflakes. »

[59] Foi et savoir, op. cit., p. 30.

[60] Op. cit., p. 210.

[61] Ibid., p. 133.

[62] Loc. cit.

[63] Passions, op. cit., p. 64. C’est lui qui souligne.

[64] « La Pharmacie de Platon », La Dissémination, Paris, Éditions du Seuil, 1972, p. 79.

[65] Passions, op. cit., p. 67. C’est Derrida qui souligne.

[66] Voir Le goût du secret, Paris, Éditions Hermann, 2018, p. 72. Cette série d’entretiens a paru pour la première fois en français aux éditions Hermann en 2018. Elle n’a pas été relue par Derrida. À peine retouchée par Andrea Bellantone et Arthur Cohen, la transcription de ces entretiens comporte diverses scories. Le titre donné au recueil n’est pas non plus le fait de Derrida.

[67] À ce sujet, voir ce que disent Luc Boltanski et Eve Chiapello à propos du « nouvel esprit du capitalisme » qui prétend « substituer aux ontologies essentialistes des espaces ouverts, sans frontières, centres, ni point fixes, dans lesquels les êtres sont constitués par les relations dans lesquelles ils entrent et se modifient au gré des flux, transferts, échanges, permutations, déplacements, qui sont, dans cet espace, les événements pertinents » (Le Nouvel Esprit du Capitalisme, Paris, Gallimard, 2nde édition, coll. Tel, 2011, p. 219).

[68] Pierre Delain, précieux inventeur du Derridex, a raison de définir l’œuvre de Derrida comme une hyper-aporétique. Voir Le Concept d’œuvre de Jacques Derrida. Un vaccine contre la loi du pire, thèse soutenue à l’ENS Ulm (PSL) le 7 janvier 2017, p. 386.