Saynète n° 15

  

 

           

« Le crépuscule excite les fous. — Je me souviens que j’ai eu deux amis que le crépuscule rendait tout malades. L’un méconnaissait alors tous les rapports d’amitié et de politesse, et maltraitait, comme un sauvage, le premier venu. Je l’ai vu jeter à la tête d’un maître d’hôtel un excellent poulet, dans lequel il croyait voir je ne sais quel insultant hiéroglyphe. Le soir, précurseur des voluptés profondes, lui gâtait les choses les plus succulentes.

L’autre, un ambitieux blessé, devenait, à mesure que le jour baissait, plus aigre, plus sombre, plus taquin. Indulgent et sociable encore pendant la journée, il était impitoyable le soir ; et ce n’était pas seulement sur autrui, mais aussi sur lui-même, que s’exerçait rageusement sa manie crépusculeuse.

Le premier est mort fou, incapable de reconnaître sa femme et son enfant ; le second porte en lui l’inquiétude d’un malaise perpétuel, et fût-il gratifié de tous les honneurs que peuvent conférer les républiques et les princes, je crois que le crépuscule allumerait encore en lui la brûlante envie de distinctions imaginaires.

La nuit, qui mettait ses ténèbres dans leur esprit, fait la lumière dans le mien ; et, bien qu’il ne soit pas rare de voir la même cause engendrer deux effets contraires, j’en suis toujours comme intrigué et alarmé.  » 

Charles Baudelaire, « Le crépuscule du soir » (1855), Petits poèmes en proses.

 

 
 

Helio Milner

25/04/2015

            

Je ne sais ce qui me semble le plus étrange, à lire aujourd’hui cette réflexion de Baudelaire. L’intérêt porté aux incidences atmosphériques sur le psychisme humain ? L’élévation des signes de politesse au rang de symptômes capables de révéler la grave altération d’un cerveau perturbé ? Ou encore, le décalage entre ce que je ressens aujourd’hui et ce que je pouvais ressentir face à elle à l’époque où elle ne m’étonnait que par le plaisir esthétique qu’elle me causait ?

J’essaie d’y reporter mon esprit. Malgré l’Histoire et la lutte des classes, le temps ordinaire, même urbain, était rythmé par l’aurore et par le crépuscule. Certaines nuits d’été, et même certaines nuits d’hiver, la voie lactée scintillait extrêmement, me causant une sorte d’ivresse ; l’air matinal, souvent vif, semblait très pur ; et le charme du soir montant m’étreignait, oui, sans aller jusqu’à me rendre fou. La nature s’enveloppait encore de poésie puissante, venue de partout en plusieurs langues et plusieurs siècles ; et, avec un particulier pouvoir d’irradiation, le romantisme, bien sûr...

Outre cette couleur du temps, côté société, la politesse était sans question. Il fallait une certaine audace pour enfreindre ses règles : elles fonctionnaient comme des rouages bien huilés dont on ne percevait l’existence qu’au contact d’autres milieux sociaux, d’autres pays que les siens propres. Rares étaient les comportements franchement anomiques ou franchement incivils, sauf dans les réunions politiques peut-être. Quant aux « originaux », ils attiraient irrésistiblement. Bref, Baudelaire était mon contemporain.

Aujourd’hui, si je voulais, pour comprendre mon psychisme, le comparer à d’autres, quel comportement pourrais-je évoquer ? Les manies crépusculeuses ont sans doute disparu. Aucune brusque impolitesse ne pourrait me fournir un repère : d’un côté, parce qu’elles sont légion ; de l’autre, parce que les excès sont bien tamisés par les médicaments, la police, ou la justice. Quant aux ambitieux déçus, ils peuvent trouver toutes sortes de débouchés insensés à leurs brûlantes envies de distinctions.

Alors, quoi, ou qui ?

Bien des réponses faciles me viennent à l’esprit.

Mais pourrais-je en trouver une seule qui puisse aller jusqu’à m’inspirer un petit poème en prose ?

   

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