Saynète n° 106.2

 

 

[ Dans la scène précédente, la Petite fille a obtenu de sa Maman – qui n’a jamais de temps pour elle hormis les moments où elle joue « la bête monstrueuse » prête à la dévorer – la permission d’aller seule chez sa Grand-mère malade, car elle a réussi l’épreuve imposée : la préparation d’un gâteau. En chemin, elle rencontre Le Loup. ]

LE LOUP. Tu penses beaucoup à ta grand-mère ?

LA PETITE FILLE. Oui beaucoup, beaucoup trop même je crois, ça me rend triste de savoir qu’elle est beaucoup trop toute seule, c’est triste d’être trop tout seul dans la vie.

LE LOUP. Est-ce que tu serais contente si je venais aussi la voir avec toi ?

LA PETITE FILLE. Oh oui je crois, elle n’attend personne d’autre que moi aujourd’hui mais cela lui ferait aussi plaisir je crois que tu m’accompagnes. Est-ce que tu es trop tout seul toi aussi des fois ?

LE LOUP. Oui des fois.

LA PETITE FILLE. On pourra tous manger finalement un peu de mon flan si tu viens. Est-ce que tu as un peu faim ?

LE LOUP. Oui un peu c’est vrai, ce n’est pas facile de manger tous les jours quelque chose qui fasse vraiment plaisir à l’intérieur.

LA PETITE FILLE. Moi je mange tous les jours des choses qui me font un peu plaisir à l’intérieur.

LE LOUP. Tu as de la chance.

LA PETITE FILLE. Oui car ma maman me donne à manger tous les jours.

LE LOUP. C’est bien je t’envie de manger tous les jours quelque chose que tu aimes toi.

LA PETITE FILLE. Viens avec moi alors, tu n’as qu’à me suivre et je vais t’amener directement dans la maison de ma grand-mère où tu pourras manger un peu quelque chose avec moi et ma grand-mère si tu veux, quelque chose je l’espère que tu aimeras bien.

LE LOUP. Oui je veux, je veux bien alors.

LA PETITE FILLE. Ce sera bien.

LE LOUP. Est-ce que tu sais qu’il y a deux chemins pour te rendre à la maison de ta grand-mère ?

LA PETITE FILLE. Ah bon ?!!!

LE LOUP. Oui.

LA PETITE FILLE. Tu sais toi aussi où elle habite ma grand-mère ?

LE LOUP. Oui, bien sûr, on peut y aller soit par le petit chemin qui continue sous les grands arbres ou bien y aller par le grand chemin qui passe par la route où il y a plein de petites fleurs qui poussent en ce moment sur le bord.

LA PETITE FILLE. Moi je connais mieux le grand chemin qui passe par la route où il y a plein de petites fleurs qui poussent sur le bord.

LE LOUP. On pourrait s’amuser à faire un petit jeu alors, toi tu irais chez ta grand-mère par l’un des deux chemins et moi par l’autre, et à la fin on verrait bien quel est le premier de nous deux qui arrive avant l’autre, est-ce que tu es d’accord ?

LA PETITE FILLE. Oui, je veux bien si tu veux.

[ Le Loup, arrivé le premier chez la Grand-mère, la dévore et se cache dans son lit. La Petite fille refuse d’abord d’y entrer, puis y consent, mais n’accepte pas de se taire : « non jamais, dit-elle, car sinon je crois que j’aurais vraiment peur ». Le noir se fait. L’Homme-qui-raconte résume alors le dénouement : dévorée, puis tirée du ventre du Loup par un chasseur, et enfin « devenue une grande femme comme sa maman », la Petite fille « se souvient très bien de toute cette histoire » .]

Joël Pommerat, Le Petit Chaperon rouge, Arles, Actes Sud, 2014, p. 23-25

 

Michèle Rosellini

07/03/2020

 

Le loup de Perrault est un être abstrait. Sa gloutonnerie même est métaphorique. Elle sert à formuler une moralité : « [filles] belles, bien faites et gentilles, / Font très mal d’écouter toute sorte de gens, / Et […] ce n’est pas chose étrange / S’il en est tant que le loup mange. » Aucun mystère dans les intentions de l’animal : il veut manger le petit Chaperon rouge, et s’il est dissuadé par la présence des bûcherons de faire usage de sa force, il recourt à la ruse. Aussi sa conversation avec la fillette est-elle aussi sommaire qu’utilitaire : il s’agit de savoir où elle va pour l’y devancer.

Sur la scène de Joël Pommerat, le loup s’humanise. Grâce sans doute aux improvisations des comédiens, qui, jouant la situation, la déploient dans sa durée concrète et l’incarnent par leurs mots propres. Subtilement, par des questions et des propositions désintéressées – c’est-à-dire dictées par le seul intérêt de l’autre – il entre subtilement dans l’univers affectif et mental de l’enfant. Celle-ci lui en sait gré et saisit l’occasion de confier ses pensées inquiètes. Ouverture salutaire : le spectateur du début de l’histoire a pu constater que sa mère ne lui a jamais offert une telle occasion. Ainsi s’engage un échange à égalité, entre sujets d’expériences similaires, les plus archaïques de toutes (donc au plus près de l’animalité), mais aussi les plus précocement structurantes pour le petit humain qui éprouve le plaisir que fait « à l’intérieur » la nourriture apaisante. Le flan est un aliment régressif, mou et lacté. Mais il représente aussi l’exploit de la petite fille, qui a gagné en réussissant à le préparer elle-même la liberté d’aller seule chez sa grand-mère.

La réécriture théâtrale du conte construit ce processus d’émancipation subjective de l’héroïne. Elle n’est plus « le petit Chaperon rouge » – dénomination imposée par le groupe social – mais « la petite fille », une désignation anonyme mais au plus près de la conscience qu’elle exprime elle-même d’un âge ouvert aux possibles. Le premier d’entre eux s’accomplit sur scène, dans l’interaction avec un autre perçu sans effroi comme « une très belle chose » même si elle le reconnaît comme loup. Elle apprivoise sa peur par l’élaboration de son langage propre : une phrase encore balbutiante et fortement empreinte d’affectivité, avec ses répétitions servant de relance (un peu, quelque chose) et son soulignement récurrent du lien à l’autre (si tu veux, je l’espère…). À la différence du petit Chaperon rouge qui répétait les formules de sa mère, et connaissait par cœur sa mission (sans avoir été avertie de ses dangers), elle est capable d’étonnement, curieuse du monde qui l’entoure : « le petit chemin qui continue sous les grands arbres » est nouveau pour elle, et l’évocation par le loup de la route qu’elle connaît résonne immédiatement avec sa propre expérience, d’où son plaisir à la répéter mot à mot.

La formulation enjouée que donne le loup au défi du « premier arrivé » apparaîtra rétrospectivement comme un surcroît de ruse. Ce loup-ci n’aggrave-t-il pas sa cruauté animale par la jouissance (toute humaine) du pervers ? D’autant que sa proposition (« s’amuser à faire un petit jeu ») emporte l’assentiment enthousiaste de la petite fille. Néanmoins, dans le temps de l’échange, le spectateur est gagné par l’euphorie qui en émane. Il se prend à espérer que le dénouement de la fable sera lui aussi transformé, à l’image de sa protagoniste, et s’émancipera de son atroce brutalité par une ouverture optimiste sur la réconciliation de l’humain et de l’animal, l’évacuation de la prédation au profit du partage.

Illusion ! La fable ne se laisse pas modifier, sa structure rigide fait loi même aux improvisateurs inspirés. À quoi bon alors cette métamorphose théâtrale de la petite fille du conte ? Piège retors tendu aux spectateurs ? Ou occasion d’expérience ? Vue du côté d’une victime qui n’est ni passive ni mutique, la prédation n’est plus représentée comme mécanique fatale de l’instinct, elle apparaît comme un agencement pervers de brutalité et de séduction, à quoi l'on pourrait échapper si l’on n’était sous le coup de la sidération.

Comme chez Grimm, le dénouement est à rebondissement : dévoration de la grand-mère et de la petite fille par le loup, puis restitution de leurs corps vivants. L’irréalisme de la fin heureuse est patent, et laisse entrevoir l’intention du conteur d’adoucir à l’intention des enfants la cruauté logique de l’histoire. Pommerat néanmoins la dote d’une force symbolique qui en soutient la vraisemblance sur un autre plan, celui de la vérité psychique. Si la petite fille reste en vie, c’est pour avoir refusé de céder à la peur en continuant à parler au loup reconnu comme loup – jusque sous la couverture de la grand-mère. Perçu par des enfants, le conte ainsi mis en scène conserve une portée pédagogique, mais d’un autre ordre : il ne les enjoint plus à la défiance à l’égard du monde et de ses éventuels prédateurs, mais suggère une voie de construction de leur propre confiance intérieure et de leurs capacités de résistance.

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