Saynète n° 93

 

 

 

Au sortir de l'obscurité totale de l'alcôve, il put y voir assez distinctement dans la chambre éclairée par les lanternes vertes.

Le bohémien l'avait « garnie ». Des manteaux étaient accrochés aux patères. Sur une lourde table à toilette, au marbre brisé, on avait disposé de quoi transformer en muscadin tel garçon qui eût passé la nuit précédente dans une bergerie abandonnée. Il y avait, sur la cheminée, des allumettes auprès d'un grand flambeau. Mais on avait omis de cirer le parquet ; et Meaulnes sentit rouler sous ses souliers du sable et des gravats. De nouveau il eut l'impression d'être dans une maison depuis longtemps abandonnée... En allant vers la cheminée, il faillit buter contre une pile de grands cartons et de petites boîtes : il étendit le bras, alluma la bougie, puis souleva les couvercles et se pencha pour regarder.

C'étaient des costumes de jeunes gens d'il y a longtemps, des redingotes à hauts cols de velours, de fins gilets très ouverts, d'interminables cravates blanches et des souliers vernis du début de ce siècle. Il n'osait rien toucher du bout du doigt, mais après s'être nettoyé en frissonnant, il endossa sur sa blouse d'écolier un des grands manteaux dont il releva le collet plissé, remplaça ses souliers ferrés par de fins escarpins vernis et se prépara à descendre nu-tête.

Alain Founier, Le Grand Meaulnes, 1913, première partie, « La fête étrange ».

 
 

 

 

 Boris Verberk

2/02/2019

 

 

On n'entre pas n'importe comment dans un récit. Celui-ci, il a fallu le demander, l'attendre, et là encore il s'est fait désirer. Quand Augustin Meaulnes l'offre à François Seurel, sa narration ne ménage pas son impatience. La frustration de l'attente augmente à chaque fois que l'histoire est transmise : la lassitude de l'errance devient l'impatience de comprendre d'où vient le gilet de soie que porte Augustin, la preuve de l'aventure. Quant à nous, lecteurs, nous savons que ce qui nous est délivré a eu une importance capitale et de nombreuses conséquences.

Nous restons longtemps sur le seuil du récit. Il est enchâssé étrangement, nous donnant un retour rétrospectif sur un événement que le narrateur n'a pas vécu. Pourtant, pas de doute possible, c'est la voix ensorcelante de Meaulnes qui le porte. La mise en abyme de la frustration et l'enchâssement du récit nous donne un indice pour comprendre le pouvoir de la « fête étrange ». Ce qu'elle imprime en nous, c'est la puissance d'un récit. Une force qui ne s'efface pas à mesure qu'elle se passe.

Ne nous leurrons pas, Seurel ici vaut bien Meaulnes. Il ne disparaît pas derrière le récit qu'il transmet. Il ne cherche pas à rendre la voix de son ami dans tout ce qu'elle a pu avoir d'impressionnante, au moins ne cherche-t-il pas que cela. Il ne s'agit pas d'effacer l'écriture pour rendre la puissance impérieuse du récit raconté tout comme autour du feu mythique. Seurel nous ménage quelques instants de répit dans l'aventure haletante, et cette scène en fait partie.

On y glisse comme dans un récit, en émergeant de discours et discours et de pièces en pièces. On coule vers la lumière depuis loin dans la lande, depuis la salle de classe, depuis le fond de son lit. On coule, et tout se mêle, on approche des rapides. Mais pour le moment, on peut encore s'arrêter aux détails. « Les bohémiens l'avaient "garnie". » Seurel souligne l'idiotisme provincial qui semble venir de ces bohémiens dont il a rapporté les paroles au chapitre précédent. Les guillemets de bon élève marquent une légère distance face à un usage impropre mais poétique, attendrissant. Néanmoins, dans le contexte d'une fête de fiançailles dans un château de campagne qui appartient à l'aristocratie locale, où tout le monde se déguise, dîne, festoie, danse, rit, où les enfants font la loi, la garniture est une métaphore plus qu'appropriée.

Le langage s'anime de la polyphonie d'une fête réussie. L'écriture est policée, mais elle fraye avec les gitans sans condescendance. Seurel porte leur mot, certes entre guillemets, mais avec le même respect que Meaulnes qui se nettoie avant d'enfiler des vêtements antiques. Quelque chose se joue ici avec le fait d'emprunter l'apparence d'un autre.

Les escarpins vernis du grand Meaulnes lui vont comme les souliers de verre de Cendrillon, ou bien des chaussures de daim bleu, quand elles ne sont pas rouges pour le blues. J'aime la manière avec laquelle il se glisse audacieusement dans la fête, le souvenir incroyable qu'il en laisse. Mais surtout, j'aime la douceur compréhensive de Seurel qui, comme par magie, préserve ce joyeux souvenir, mais efface toujours de ma mémoire toutes les plumes que lui et son ami perdent ensuite.

 

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