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Saynète n° 84

 

 

 

— C’est M. Legrandin, dit à mi-voix Mme de Villeparisis ; il a une sœur qui s’appelle Mme de Cambremer, ce qui ne doit pas, du reste, te dire plus qu’à moi.

— Comment, mais je la connais parfaitement, s’écria en mettant sa main devant sa bouche Mme de Guermantes. Ou plutôt je ne la connais pas, mais je ne sais pas ce qui a pris à Basin, qui rencontre Dieu sait où le mari, de dire à cette grosse femme de venir me voir. Je ne peux pas vous dire ce que ç’a été que sa visite. Elle m’a raconté qu’elle était allée à Londres, elle m’a énuméré tous les tableaux du British. Telle que vous me voyez, en sortant de chez vous je vais fourrer un carton chez ce monstre. Et ne croyez pas que ce soit des plus faciles, car sous prétexte qu’elle est mourante elle est toujours chez elle et, qu’on y aille à sept heures du soir ou à neuf heures du matin, elle est prête à vous offrir des tartes aux fraises.

— Mais bien entendu, voyons, c’est un monstre, dit Mme de Guermantes à un regard interrogatif de sa tante. C’est une personne impossible : elle dit « plumitif », enfin des choses comme ça. — Qu’est-ce que ça veut dire « plumitif » ? demanda Mme de Villeparisis à sa nièce ? — Mais je n’en sais rien ! s’écria la duchesse avec une indignation feinte. Je ne veux pas le savoir. Je ne parle pas ce français-là.

Marcel Proust, Du côté de Guermantes

 
 

 

 

 Mathilde Faugère

09/06/2018

 

 

 

Le narrateur se rend pour la première fois chez Mme de Villeparisis, et dans son salon, qu’il découvrira fort peu prisé. Il y entre dans le monde et y rencontre pour la première fois, officiellement, Madame de Guermantes...

Quelques lignes plus loin, la rêverie de Guermantes, du nom, du vitrail se lie aux connaissances accumulées sur la duchesse et sur son identité. Mais pour le moment, point de rêverie, d’abord la réaction de Mme de Guermantes : le salon de sa tante était déjà rasoir, mais voilà qu’y entre, presque de force, Legrandin, qui fait fort peu impression... Lorsqu’il s’éloigne, et la tante et la nièce parlent. De Legrandin, l’on saute aisément à Mme de Cambremer, laquelle – forcément – en prend pour son grade.

Je me rappelle avoir été fascinée dans Proust par ce côté mondain, par cette société dans laquelle il nous faisait entrer, par la finesse des relations décrites, par – bien sûr – l’incroyable Oriane de Guermantes. Avant de comprendre – un peu – ce que faisait Proust à l’écriture, au temps, au style, avant d’être infiniment émue et triste de le quitter au Temps retrouvé, je l’ai lu, soyons honnête, par le petit côté de la lorgnette. Et maintenant, quelques années plus tard, en cherchant un texte qui parle de snobisme, de cercles sociaux, le volume de Proust me semble évident, le nom d’Oriane de Guermantes est le premier qui me vient en tête. Je m’en étais gargarisée : la rapidité avec laquelle Mme de Cambremer est exécutée par le personnage comme une bachoteuse de l’art, une mondaine incapable, une idiote qui ne sait utiliser la langue...comment y résister ? Nous sommes avec Oriane, à la fois spectateur et complice de son esprit acerbe. Mais quoi ! C’est si brillant... Et Oriane est juste, elle sait ce qui est bien, elle est l’arbitre, le pôle, elle règne. Je suis de son côté, ouf !

On peut aussi commenter sérieusement ce passage, le relier à d’autres passages, penser à Françoise, à la langue Guermantes, à Swann et à l’amateur d’art. Mais en choisissant cette page, une autre envie me pousse, faite à la fois de tristesse et d’envie mais toujours – décidément – aussi prosaïquement premier degré. Quelle dureté que les arbitres d’élégance ! Quelle violence dans le jugement émis ! Et quelle inanité aussi ! Mme de Guermantes recherchera Mme de Cambremer, Legrandin deviendra, jusqu’à un certain point, recherché en société. N’aurais-je pas pu un peu plus vite me débarrasser de mes côtés Oriane ? Ne pourrais-je pas savoir que tout changera, découvrir un peu plus vite les Madames de Cambremer ? Ne pas du moins les vouer aux gémonies en deux phrases ? Ne pourrait-on pas, car je ne suis pas la seule certes, essayer de comprendre et de parler à ceux qui nous paraissent des Legrandin ? Trouver ce qui nous rend tendres en eux, ce qui les amène à nos côtés.

Plus simplement, les Madames de Guermantes, masculins et féminins, intérieurs et extérieurs m’agacent ces temps-ci. Ils me semblent un peu petits, même si, oui oui, Oriane est une merveille, même si oui je l’aime (mais comme personnage de papier cette fois-ci)... Anne Sylvestre, elle, chantait « J’aime les gens qui doutent. »

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