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Saynète n° 75

 

 

 

« La Femme : Mes enfants n’ont pas de toit, quoi de plus pressé que de leur en donner un ?

Nada : On ne te donnera pas un logement parce que tes enfants sont dans la rue. On te donnera un logement si tu fournis une attestation. Ce n’est pas la même chose.

La Femme : Je n’ai jamais rien entendu à ce langage. Le diable parle ainsi et personne ne le comprend !

Nada : Ce n’est pas un hasard, femme. Il s’agit ici de faire en sorte que personne ne se comprenne, tout en parlant la même langue. Et je puis bien te dire que nous approchons de l’instant parfait où tout le monde parlera sans jamais trouver d’écho, et où les deux langages qui s’affrontent dans cette ville se détruiront l’un l’autre avec une telle obstination qu’il faudra bien que tout s’achemine vers l’accomplissement dernier qui est le silence et la mort.

La Femme : La justice est que les enfants mangent à leur faim et n’aient pas froid. La justice est que mes petits vivent. Je les ai mis au monde sur une terre de joie. La mer a fourni l’eau de leur baptême. Ils n’ont pas besoin d’autres richesses. Je ne demande rien pour eux que le pain de tous les jours et le sommeil des pauvres. Ce n’est rien et pourtant c’est cela que vous refusez. Et si vous refusez aux malheureux leur pain, il n’est pas de luxe, ni de beau langage, ni de promesses mystérieuses qui vous le fassent jamais pardonner.

Ensemble

Nada : Choisissez de vivre à genoux plutôt que de mourir debout afin que l’univers trouve son ordre mesuré à l’équerre des potences, partagé entre les morts tranquilles et les fourmis désormais bien élevés, paradis puritain privé de prairies et de pain, où circulent des anges policiers aux ailes majuscules parmi des bienheureux rassasiés de papier et de nourrissantes formules, prosternés devant le Dieu décoré destructeur de toutes choses et décidément dévoué à dissiper les anciens délires d’un monde trop délicieux.

Nada : Vive rien ! Personne ne se comprend plus : nous sommes dans l’instant parfait ! »

Albert Camus, L’État de siège, 1948, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, p. 332-333.

 
 

 

 

 Natacha Israël

03/02/2018

 

 

Ce n’est pas que Nada ne croie en rien, mais qu’il croie au Rien. Il l’invoque, nanti du monopole de la violence légitime, encore que l’état de siège soit l’effet d’un « coup d’État » et que celui-ci affirme le néant de la légitimité sous le règne de la violence totale. Nada dit et représente Rien. J’entends son discours comme la négation majuscule, non seulement de l’ordre civil, mais encore de toute civilité et la possibilité même du discours qui ne reviendrait pas à affirmer Rien. Et j’entends chacune des œuvres de Camus déjà citées (Le Malentendu, La Mort heureuse, L’Étranger), non comme un dialogue avec Nada ni comme l’approbation de la négation, mais comme un espace qui ne lui fait pas seulement de la place mais semble s’ouvrir dans le but de se heurter violemment à elle, sans autre issue que la révolte, ou l’amour physique entre deux protagonistes du récit, ou le silence, ou la mort. Ainsi, au discours qui affirme ici la nécessité de la révolte et l’amour de la pauvreté assortie à l’amour des richesses que sont le pain, le sommeil et la mer allée avec le soleil, s’opposent d’emblée le refus de la révolte, le refus de l’amour et le refus de la menace de « l’impardonnable », du « vous ne l’emporterez pas au Paradis » ou de l’accomplissement d’une Justice supérieure à celle du « diable ». Si ce dernier parle toujours comme le procureur échappé d’un roman de Kafka, comme l’assassin indifférent à la souffrance de l’autre, comme celui qui fait imaginairement corps avec une idée ou comme l’individu indifférent à toute douleur autre que physique et se préoccupant seulement de son propre corps, le dernier mot lui revient toujours tandis que la morale est strictement concentrée dans l’action, – dans l’insoumission qui exprime le refus d’un certain refus –, jamais dans un discours ni dans la moindre loi écrite ou non écrite.

Camus m’apparaît alors comme celui qui, sans être indifférent à la douleur d’autrui, ne connaît que les corps physiques toujours en mouvement – dont le mouvement ne cesse que s’il rencontre une force physique supérieure, une vague plus haute, une tempête, un Léviathan, la maladie, un coup mortel. Tous les visages du diable sont puritains : l’affirmation radicale, jusqu’au-boutiste, de la puissance individuelle mène au libéralisme le plus sauvage, aux belles visions de westerns et de cavalcades au fond des canyons comme à la violence des révolutions industrielles, de la colonisation, des guerres impérialistes ; et le fait de s’identifier, corps et âme, à une Idée ou de faire absolument corps avec une communauté espérant la rédemption hors du temps terrestre ou dès ce monde-ci mène à ces formes de socialisme qui, selon Oscar Wilde, ne vous laissent plus une soirée de libre, et fait le lit du totalitarisme. Peu importe qu’il parle au nom de Dieu, de l’Idée, de l’Ordre ou bien du Désordre majuscule, et qu’il soit seul ou acoquiné à des milliers d’autres individus faisant corps avec la même conviction, communiant dans la même fièvre susceptible de faire contagion : sa syntaxe universaliste et rigoureuse désigne la « langue » de l’Homme seul ou de l’Homme seulement incorporé dans un discours diabolique ; sa « logique » fascinante donne le tournis et c’est par là qu’il peut nous attraper, nous rallier à un principe de division qui est principe de destruction.

Aussi, quand la peste en personne prend la parole, quand la Peste assiège la ville et prononce l’état d’urgence puis la Loi nouvelle (parodie de la Bonne nouvelle) semeuse de mort, elle dit dans le même temps l’ordre nouveau et l’incendie, la règle et la destruction de toute règle, les puissances du langage et leur abolition dans la destruction de l’Humanité, la passion bureaucratique – à la syntaxe méthodique et administrative – de l’anéantissement envisagé comme l’œuvre parfaite.

Tout est consumé, en premier lieu cette civilité qui, œuvrant discrètement à autre chose que les anges policiers aux ailes majuscules, se nourrit d’un peu de « pain de tous les jours ».

 

 

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