_

Saynète n° 70

 

 

 

Un jour qu’une belle fille de ses cousines la vint visiter en la compagnie de sa mère, elle voulut la régaler, et tandis que leurs mères s’entretenaient sur des affaires fort sérieuses, mon écolière fit faire la collation à sa parente, et l’ayant conduite dans son cabinet, me commanda de leur venir conter quelque belle histoire. Pour obéir à ce commandement, et ne m’engager pas en une matière qui leur pût être ennuyeuse, j’entrepris de leur raconter les aventures de Psyché, et je ne me trouvai pas alors en mauvaise humeur de débiter ces bagatelles. Entre autres choses je leur fis une description des beautés d’Amour, qu’elles trouvèrent merveilleuse, pour ce que je pris un style poétique. […]

Mais comme je fis les plaintes de cette amante infortunée, qui n’avait désobéi à ce petit dieu que par surprise, et par de noires suggestions, et qui ne l’avait brulé que par une ardeur innocente, les filles qui m’écoutaient en vinrent aux larmes. Ma maîtresse se mit un éventail de plumes devant les yeux, afin qu’on ne s’aperçût pas qu’ils étaient humides ; mais sa cousine moins scrupuleuse ne feignit point de porter son mouchoir sur les siens, et de confesser ingénument qu’elle était émue de douleur par des expressions si tendres. Incontinent après cet effet de ma jeune et folle éloquence, et lorsque ces belles filles revenues de leur émotion se préparaient pour ouïr le reste de mon histoire, la vieille parente de la maison vint à faire ses compliments pour s’en aller, et l’on en vint avertir sa fille. Si bien que je n’achevai point lors ma fable, mais ce fut une partie qui fut remise au premier jour que les deux cousines seraient ensemble.

La parente de ma maîtresse me fit à ce départ des compliments fort particuliers, et je pus lire dans ses yeux que si je n’eusse pas été engagé ailleurs, je n’eusse pas manqué de maîtresse. Je répondis à toutes choses avec autant de modestie que de témoignage de ressentiment. Cependant mon écolière qui fut présente à ce mystère, interpréta malicieusement une civilité fort innocente. Après que sa cousine fut partie elle retourna dans son cabinet, et me commanda de l’y suivre, feignant qu’elle voulait savoir le reste des aventures de Psyché ; mais comme je fus auprès d’elle, elle ne me parla point sur cette matière, ou si elle m’en dit quelque chose ce fut comme un simple accessoire, et non pas comme le principal de son discours. Elle fut un quart d’heure en silence, me regardant de fois à autre, avec des yeux qui faisaient les cruels et les furieux, et lorsqu’ elle ouvrit la bouche ce fut pour me faire un superbe reproche des louanges que j’avais reçues d’une autre bouche : comme si je les avais mendiées avec empressement, moi qui ne les avais point attendues.

[…] Notre conférence dura deux heures, et me fut tellement agréable qu’elle me passa pour un moment ; je trouvai qu’elle était de la forme de ces pièces de théâtre, où la sérénité suit l’orage, et dont le commencement est mêlé de matières de troubles et d’inquiétudes, la plupart du reste plein de péril et de douleur, mais qui finissent toujours en joie. J’avais joué le personnage d’innocent accusé, elle celui de juge prévenu, et de partie vindicative : mais après un long plaidoyer, nous nous retirâmes en bon accord.

Tristan L’Hermite, Le Page disgracié (1643), « Folio classique », Gallimard, 1994, p. 106-109.

 
 

 

 

 Lise Forment

11/11/2017

 

 

 

Deux saynètes en une, parfaitement réversibles, dont l’axe de symétrie semble bien se trouver dans l’un de nos mots-clés : la civilité. Ravie, je m’en saisis immédiatement : quelle aubaine, alors que je fais lire la Psyché de La Fontaine à mes étudiants, alors qu’à Transitions nous réfléchissons ensemble à nos manières de lire et de partager nos lectures ! Ravie, je souris de ces lignes, je m’en amuse et m’y « régale » autant que le narrateur-conteur et ses admiratrices. Une scène de « jeune et folle éloquence », la lecture d’un conte amoureux, se mue, délicatement mais passionnément, en scène érotique ; une scène de dispute et de réconciliation prend des airs de théâtre où chacun tient son rôle, dramatiquement mais joyeusement. La vie dans la littérature, la littérature dans la vie, et en leur centre : l’interprétation malicieuse d’une civilité fort innocente, ou plutôt l’interprétation innocente d’une civilité fort malicieuse.

Je joue et peux faire jouer les étudiants avec moi. À l’instar du narrateur, je passe un moment fort agréable. Mais j’aimerais bien, comme les auditrices et amantes, en venir aussi aux larmes, être plutôt émue de douleur, me laisser séduire, entrer en fureur… et revenir à moi, à nous, civilement.

 

 

Powered by : www.eponim.com - Graphisme : Thierry Mouraux   - Mentions légales                                                                                         Administration