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Saynète n° 66

 

 

 

Olivier remplit son verre et le vida d’un trait. A ce moment, il entendit Jarry, qui circulait de groupe en groupe, dire à mi-voix, en passant derrière Bercail :

« Et maintenant nous allons tuder le petit Bercail. »

Celui-ci se retourna brusquement :

« Répétez donc ça à voix haute. »

Jarry s’était éloigné déjà. Il attendit d’avoir tourné la table et répéta d’une voix de fausset :

« Et maintenant nous allons tuder le petit Bercail » ; puis il sortit de sa poche un gros pistolet avec lequel les Argonautes l’avaient vu jouer souvent ; et mit en joue.

Jarry s’était fait une réputation de tireur. Des protestations s’élevèrent. On ne savait trop si, dans l’état d’ivresse où il était, il saurait s’en tenir au simulacre. Mais le petit Bercail voulut montrer qu’il n’avait pas peur et, montant sur une chaise, les bras croisés derrière le dos, prit une pose napoléonienne. Il était un peu ridicule et quelques rires s’élevèrent, couverts aussitôt par des applaudissements.

Passavant dit à Sarah, très vite :

« Ça pourrait mal finir. Il est complètement soûl. Cachez-vous sous la table. »

Des Brousses essaya de retenir Jarry, mais celui-ci se dégageant, monta sur une chaise à son tour (et Bernard remarqua qu’il était chaussé de petits escarpins de bal). Bien en face de Bercail, il étendit le bras pour viser.

« Eteignez donc ! Eteignez ! » cria des Brousses.

Edouard, resté près de la porte, tourna le commutateur.

Sarah s’était levée, suivant l’injonction de Passavant ; et sitôt que l’on fut dans l’obscurité, elle se pressa contre Bernard pour l’entrainer sous la table avec elle.

Le coup partit. Le pistolet n’était chargé qu’à blanc. Pourtant on entendit un cri de douleur : c’était Julien qui s’était pris la bourre dans l’œil.

Et, quand on redonna de la lumière, on admira Bercail, toujours debout sur sa chaise, qui gardait la pose, immobile, à peine un peu plus pâle.

 André Gide, Les Faux-monnayeurs, 1925, troisième partie « Paris, VIII »

 
 

 

 

Boris Verberk

10/06/2017

 

Le lieu de cette scène est aussi fermement établi que le petit milieu de lettrés parisiens qui s’y retrouve. Il s’agit de la Taverne du Panthéon où l’on fête le lancement de la revue littéraire L’Argonaute. Mais dans cette pièce étouffée par la fumée de tabac et les vapeurs d’alcool, je ne me sens nulle part ; à tout le moins dans le flou. Et cette habitude de nommer des revues littéraires d’après des bateaux ne m’aide pas. On m’a parlé du Bucentaure aussi. Entre terre et mer, entre ici et ailleurs, mais toujours vers un destin. Pour ma part, je n’ai certainement pas une âme de marin. Je ne crois pas lire pour voyager, je préfère les déplacements plus légers, introspectifs. Mais vers où sommes-nous conduits ici ?

Dans le lieu de l’ivresse, peut-être ? Ou de la mise en scène ? Celui du coup d’éclat qui fait œuvre – c’est dire comme on est désœuvré. On joue sur la langue, on déforme les mots. On se joue de la mort. Et quand bien même finit-on dans une raideur toute cadavérique, on a été sur notre piédestal – encore un faux lieu.

On est si peu qu’on ne se touche plus ; Passavant qui n’ose pas, Olivier qui se tait, Jarry qui tire à blanc. On peut aussi bien ne pas se voir. D’ailleurs l’extinction des feux ne tarde pas.

C’est une scène de taverne au sortir du théâtre où on parle littérature. Et on boit, beaucoup, pour avoir le courage de dire, de faire, ou tout simplement d’être.

On est venu ici par des portes dérobées, en faisant le mur. On est adolescent. Et déterminé à prendre le large. Bernard a levé l’ancre avant le bac – bien plus téméraire que moi. Sarah est indépendante, politique, sensuelle, fière. Olivier est dans des transports d’admiration. Passavant ne fait, au fond, que passer, comme son nom d’arriviste le signale.

D’autres ne décolleront pas, par évidence : Bercail, des Brousses,…

Et moi aussi, en lisant ces lignes pour la première fois au lycée, je n’attendais que de ne plus attendre.

L’ivresse littéraire. Les grands excès. Faire de sa vie un roman. Partir – l’Afrique, la gloire, la montagne, la mer. On est encore romantique.

Pourtant, j’aime ces personnages qui surjouent leur rôle avec une folle volupté – celle de l’honneur ?

Je les aime surtout pour cette fuite sous la table. C’est un écart merveilleux à la folie ambiante. Il faut attendre le tumulte, que l’œil du cyclone soit dans le noir, et faire preuve d’audace. Sous cette table, on s’apprête à échanger un premier baiser. Enfant, j’adorais me cacher sous les tables (j’aime encore ça à dire vrai). On construit une cabane, on y fait l’amour le temps d’un baiser. Et puis tout doit reprendre, mais qu’importe ? Pendant un instant, un dessous de table n’a été qu’à nous.

Parfois je ne me sens nulle part dans les foules. Leur opacité, leur tumulte, leur violence me captivent et m’empêchent de m’installer. Mais j’aime ces moments aussi pour l’art avec lequel Bernard et Sarah ont su les habiter le temps d’un clignement de paupière. Si je ne suis peut-être pas un grand voyageur, j’aime ce nomadisme de dessous de table.

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