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Saynète n° 64

 

 

 

Outre que l’on prend régulièrement le Café deux fois par jour, l’on en prend encore presque à toute heure, l’usage étant d’en présenter à tous ceux qui viennent dans les maisons, amis et autres. Ainsi, l’on n’en prend pas seulement chez soi mais encore dans tous les endroits où l’on se rencontre ; car comme on le présente par civilité, ce serait une incivilité de le refuser, et c’en serait aussi une autre de n’en pas présenter. Cela fait qu’il y a une infinité de gens qui prennent plus de vingt tasses de café par jour. Ce qu’il y a d’admirable dans la quantité que l’on en prend, c’est qu’il arrive très rarement que l’on s’en trouve incommodé, privilège que le Café a par-dessus toutes les autres boissons, même les plus exquises. Je le trouve encore plus admirable en ce qu’il lie d’un lien plus étroit les hommes nés pour la société, que tout autre chose que l’on puisse imaginer ; qu’il donne lieu à des protestations d’amitié, d’autant plus sincères qu’elles sont faites avec un esprit qui n’est pas obscurci de fumées, mais clair et net, et qu’on ne les oublie pas aisément, ce qui n’arrive que trop souvent lors qu’on les fait dans le vin.

 

Antoine Galland, De l’origine et du progrès du café. Sur un manuscrit arabe de la bibliothèque du roi, Paris, Florentin et Pierre Delaulne, 1699, p. 63-64.

 
 

 

 

Tiphaine Pocquet

13/05/2017

 

 

 

En lisant ce texte, j’éprouve d’abord le plaisir de l’écho avec nos pratiques contemporaines : le café du matin, la pause-café, le café-cigarette, le ptit déca, ptit Caoua tout droit venu d’Arabie, café-chocolat après le repas… On s’invite toujours à « prendre » un café (et non à le « boire » comme chez les Turcs précise Galland) et avec le liquide, on « prend » aussi des nouvelles, imitant ainsi ceux qui se réunissaient à Constantinople au XVIIe siècle dans les « maisons de café », établissements de culture et d’échanges. Mais ma propre pratique comprend par ailleurs un usage personnel voire solitaire du café dont Antoine Galland ne parle pas ici car ce sont indubitablement « les hommes nés pour la société » qui l’intéressent. Il m’arrive au contraire de boire la liqueur noire sans autre vis-à-vis que la fenêtre éclairée de soleil, de la laper à lentes goulées ou bien de l’avaler d’un trait avant d’aller faire cours. Il m’arrive aussi de me trouver incommodée par la boisson : trop d’excitation, de fébrilité dans une journée, qu’on a vite fait d'associer à la tasse, elle aussi de trop.

Alors quelle est cette boisson privilégiée que l’on boit vingt fois par jour sans inconfort ? Serait-ce l’équivalent d’un breuvage magique pour ce traducteur des Mille et une Nuits qu’était Antoine Galland ? Sa préparation était-elle différente de la nôtre ? Très certainement, mais sans doute ne faut-il pas prendre ici le café dans sa dimension concrète mais bien comme objet circulant : présenté, refusé, ou pris. Objet de don au sens maussien, il permet d’échanger de l’être autant que de l’avoir. Comme le raconte ailleurs A. Galland, il s’inscrit parfois dans un rituel ternaire comprenant parfum, sorbet et café et permet d’accueillir dignement tout visiteur. Le confort magique de cette boisson à multiples prises viendrait alors de sa dimension fondamentalement liante, quand notre usage solitaire et parfois incommodé dirait peut-être notre difficulté à faire société aujourd’hui.

À Constantinople, certains derviches le prenaient pour ne pas dormir et pour décupler leur capacité de prière ; des prédicateurs cherchaient à le faire interdire car il détournait les fidèles de la mosquée ; des muphtis le rétablissaient en vertu de son utilité et du plaisir qu’il donnait à tous. À la dimension sociale s’ajoute ainsi une dimension politique. À l’échelle d’une relation particulière comme l’amitié, il est, pour Galland, gage de sincérité, de fidélité et de mémoire. « Admirable » boisson donc, dont on se demande si elle a finalement un équivalent aujourd’hui.

 

 

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