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Saynète n° 62

 

 

 

Il ne se rendait peut-être même pas compte lui-même à quel point il avait changé : il avait peur de rentrer tard chez lui parce que Tereza l’attendait. Une fois, Sabina s’aperçut qu’il regardait sa montre pendant l’acte d’amour et qu’il s’efforçait d’en précipiter la conclusion. Ensuite, d’un pas nonchalant, elle se mit à se promener nue à travers l’atelier puis, campée devant une toile inachevé posée sur le chevalet, elle loucha dans la direction de Tomas qui enfilait ses vêtements à la hâte.

Il fut bientôt rhabillé, mais il avait un pied nu. Il regarda autour de lui, puis il se mit à quatre pattes et chercha quelque chose sous la table.

Elle dit : « Quand je te regarde, j’ai l’impression que tu es en train de te confondre avec le thème éternel de mes toiles. La rencontre de deux mondes. Une double exposition. Derrière la silhouette de Tomas le libertin transparait l’incroyable visage de l’amoureux romantique. Ou bien, c’est le contraire : à travers la silhouette du Tristan qui ne pense qu’à Tereza, on aperçoit le bel univers trahi du libertin. »

Tomas s’était redressé et écoutait d’une oreille distraite les paroles de Sabina.

« Qu’est-ce que tu cherches ? demanda-t-elle.

– Une chaussette. »

Elle inspecta la pièce avec lui, puis il se remit à quatre pattes et recommença à chercher sous la table.

« Il n’y a pas de chaussette ici, dit Sabina. Tu ne l’avais certainement pas en arrivant.

– Comment, je ne l’avais pas ! s’écria Tomas en regardant sa montre. Je ne suis certainement pas venu avec une seule chaussette !

– Ce n’est pas exclu. Tu es follement distrait depuis quelque temps. Tu es toujours pressé, tu regardes ta montre, alors ça n’a rien d’étonnant que tu oublies de mettre une chaussette. »

Il était déjà résolu à enfiler sa chaussure à même son pied nu.

« Il fait froid dehors, dit Sabina. Je vais te prêter un bas ! »

Elle lui tendit un long bas blanc résille à la dernière mode.

Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être, trad. F. Kérel, Paris, Gallimard, Folio, 1987, p. 40-41

 
 

 

Mathilde Faugère

15/04/2017

 

 

 

La scène, au milieu des « Es muss Ein » et des débats entre Nietzsche et Parménide ressort – on n’ose dire « légère » dans ce contexte… Il y a certes les paroles mises dans la bouche de Sabina – la première des maîtresses, l’amie érotique – sur romantisme et univers libertin, sur la transformation de Tomas au toucher de Tereza. Mais si je l’aime, c'est de son grotesque : la recherche de la chaussette, l’amante louchante, ou comment représenter le moment un peu pitoyable du rhabillage.

La scène aujourd’hui me fait donc rire. Pourtant mon souvenir, vieille lecture, en était un peu effrayé et un peu décalé – on n’ose dire « lourd » dans ce contexte… Je reconstitue : Qu’est-ce que c’est que cette histoire de froid ?! Qu’est-ce que c’est que c’est histoire de montre ? et de bas ?! Donc, elle lui donne un bas, elle le marque, elle refuse de disparaître et il accepte ? (Il y a Tereza à ce moment-là dans ma tête, et pas mal d’incompréhension.)

Ma question aujourd’hui concerne davantage Sabina, Tomas étant éclipsé à chacune de mes lectures par son aimée ou sa maîtresse. Car, soyons sérieux (et lourd) un moment, cette scène est une scène de correction. Il a regardé sa montre pendant l’amour, il a voulu en accélérer le dénouement, l’effet d’évidence de la réaction de Sabina est bien là. Mais pourquoi cette évidence ? Et pourquoi une punition telle : tu porteras mon bas jusque chez Tereza ?

On aurait tendance à dire que ce qu’il paye c’est son incapacité à faire semblant. Faire semblant de ne pas « s’efforcer » (lourdeur/légèreté, légèreté/lourdeur, jeu du narrateur) de hâter la fin de l’acte sexuel. Faire semblant, également, de ne pas être que dans une pulsion sexuelle. Le texte, le traducteur disent « pendant l’acte d’amour ». Pendant l’acte d’amour… Ils tranchent : la fiction avec laquelle rompt Tomas c’est la fiction de l’amour au moment du sexe. Il rompt un pacte qui n’est pas seulement celui de la légèreté mais peut-être aussi un autre qui consisterait à mettre dans le sexe de façon fictive mais efficace, quelque chose d’autre qu’ils appellent amour. La chose à faire alors dans ce contexte libertin d’« amitié érotique » est vraiment de faire semblant, dans l’acte sexuel, d’aimer. En rompant la fiction Tomas prend au piège Sabina. Elle risque de devenir jalouse, femme trahie : l’absence de maintien de la fiction du sentiment la contraint à quelque chose du premier degré. Comme si Sabina n’était plus une amie libertine faisant l’amour, mais une femme amoureuse faisant semblant d’être libertine. C’est le paragraphe sur la transformation de Tomas. Mais, elle fait autre chose, également : elle donne le bas blanc résille, elle joue du froid extérieur. Et lui répond ainsi à sa manière, et lui apprend les bonnes manières : elle le fait payer, elle lui donne de quoi se réchauffer. Il ne s’agit plus vraiment de faire semblant d’aimer, elle lui dit de faire attention, ou peut-être est-ce la même chose.

Un long bas blanc résille. Cela existe-t-il ?

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