Saynète n° 57

 

 

Le poing qui s’abat sur la table fait sursauter Crispina qui ne sait si elle doit rire ou pleurer. Ses yeux écarquillés passent du visage de Prando à celui de Jacopo.

Jacopo : Ne t’effraie pas, Crispina, ils discutent, c’est tout, viens dans les bras de ton oncle et voyons comment finit cette discussion.

Bambù : Mais Prando, à taper sur la table avec les poings comme ça, tu l’as terrorisée.

Mela : Elle ne me semble absolument pas terrorisée. J’étais plus effrayée, moi, ici, les premiers temps.

Bambù : Mais tu étais grande, Crispina est petite, il ne faut pas !

Jacopo : Mais si, il faut, pas vrai, Crispina ? Il faut c’est l’oncle Jacopo qui te le dit. C’est bien comme ça. Et même, plus tôt tu les entends discuter et meilleure tu seras plus tard pour discuter toi aussi et répondre.

Mela : Tu as bien raison, Jacopo ! Moi, depuis que je suis sortie de l’orphelinat, j’ai fait beaucoup de progrès, mais maintenant encore, maintenant je sais ce que je voudrais dire mais ça ne sort pas… Je n’arrive pas à dire tout de suite ce que je pense. Plus tard, au lit, aussi bien, la réponse me vient, mais c’est trop tard.

Jacopo : Eh, musicienne de mon cœur ! Cela dépend, je le crains, en plus du fait de t’être insuffisamment exercée dans le passé, aussi – et beaucoup, je dirais – de la vocation peu accentuée qui est la tienne pour la science du langage.

Mela : Voilà, tu vois, Bambù ? Là encore tu saurais répondre sur le même ton à Jacopo, mais moi je me trouble, je me vexe et… et je ne trouve pas les mots pour lui rabattre le caquet, comme il dit.

Jacopo : Mais vous avez la musique, Mademoiselle, la musique ! L’art sublime des sons, un langage universel. Vous serez comprise par tout le monde.

Mela : Oui, et en attendant tu te moques de moi et je reste comme une idiote.

Jacopo : On ne peut pas tout avoir, chère enfant ! Viens, Crispina, il commence à faire noir et ton papa doit déjà être dehors, tout inquiet pour toi. Oh, maman, c’est incroyable comme Pietro tremble pour sa fille. Pouvoir de la paternité ! Petite Crispina, je t’aime beaucoup, mais ton oncle ne tombera jamais dans le piège de ces angoisses paternelles qui ont le pouvoir de saisir même un géant à toute épreuve comme ton père. J’allume la lumière, les enfants ? »

Goliarda Sapienza, L’Art de la joie, trad. N. Castagné, Le Tripode, p. 574-576

 

 

 

Mathilde Faugère

04/02/2017







La scène s’ouvre, ou plutôt elle continue pour eux, mais pour nous, pour vous, elle commence sur un poing qui s’abat, sur un sursaut de fillette, sur des reproches, des rires, et des exclamations. C’est Prando qui, entre chien et loup, a frappé – a rompu ? – le cercle de la villa de Suravita.

Au début, il y avait Modesta, observatrice silencieuse ici, mais présente, elle est « maman », puis il y a eu son fils, Eriprando, Prando, celui du poing, puis Jacopo, demi-frère de Prando, apaisant et railleur à la fois, et Bambù, mademoiselle reine, cousine des deux premiers, et Mela, la musicienne, sans famille, enfin Crispina, la petite, celle qui a peur. Ou plutôt, ici, elle ne sait pas, elle regarde, elle attend qu’on lui apprenne s’il faut avoir peur ou non, si elle a le droit d’avoir peur ou non, aussi. Jacopo ou Bambù. L’un propose le conflit heureux de la discussion, l’autre la prise en compte de ce qu’il a de violent. A-t-on le droit de crier ? Le droit de marquer de la violence et de la continuer ainsi dans l’espace familier ? Il y a des choses, après tout, qui valent la peine du conflit, cela Prando le signifie. Prando tape du poing sur la table pour lutter : il y a accord évident pour lutter contre le fascisme, mais reste le « comment ? ». Disputes des amis. Disputes des familles où les plus jeunes s’accordent en s’opposant aux anciens. Elles adviennent se mêlant à l’amour, en deviennent d’autant plus violentes – on est très poli quand il ne sert à rien de discuter –, d’autant plus déchirantes. Contre qui s’abat alors le poing de Prando ? Entre la superposition des enjeux – se faire une place d’adulte, combattre politiquement – et les ricochets déformés du geste dans la perception de chacun, je ne sais plus. Avec Crispina, apprendre s’il faut rire ou pleurer.

Et se tourner alors vers Mela, Mela et Jacopo, Mela qui nous dit que discuter, se disputer, exploser, cela s’apprend, et qui répond, plus ancienne Crispina, à l’interrogation de Jacopo. Elle est la joie de ceux qui découvrent le conflit heureux – ce n’est qu’une table, un effet sonore de théâtre – ; l’impuissance aussi – ça ne sera jamais que de l’acquis, il y aura toujours le sursaut premier, le regard de l’enfant qui a appris trop tard, et encore après, la durée plus ou moins longue pour s’ajuster, pour pouvoir rentrer à son tour dans la danse. La solution de Jacopo, l’éloge de l’art par le discours semble un peu facile ici. Concession d’un piédestal par celui qui vole dans les airs au-dessus de la statue. Si sûr, ce Jacopo, d’échapper à l’angoisse de la violence, à l’angoisse de l’attente paternelle, enfantins ceux qui pensent que tout est pour de faux.

Il rassure donc Crispina, mais en se moquant de Mela. Parallèlement Bambù protège mais ce faisant place sous son aile potentiellement étouffante Crispina ou Mela. On peut aussi l’accuser de détourner les yeux, solution confortable. A-t-on même le droit d’être calme ? Et si l’on choisit plutôt de rire avec Jacopo, et de désamorcer ainsi la violence, ne nie-t-on pas justement tout ce que ce coup de poing essaye de dire ? Retour à Prando, et au coup de poing. Sans pouvoir y rester. Ça tournoie, manège de leurs noms, de leurs situations, de leurs nœuds de paroles et de positions dans ma tête, à peine apaisée par la douceur de leur réunion, par le confort de la fiction.

Et comment accepter, ailleurs, pour de vrai, quand c’est si important, quand c’est maintenant quand on n’est pas musicien, quand il n’y a pas de villa, pas de crépuscule, que le manège intérieur doit continuer à tourner ? Prando, Crispina, Mela, Jacopo, Bambù, Prando, Modesta, Crispina, Mela, Jacopo, et encore, et encore, et encore…

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