Saynète n° 54

 

 

« Alors : je vous sers un vin blanc ? demanda le veilleur de nuit.

— Oui, je veux bien, dit Pierrot en regardant distraitement un objet minuscule quelque part dans le tableau.

— Monsieur a l’air rêveur, dit le veilleur de nuit.

— C’est pas mon genre, dit Pierrot. Mais ça m’arrive souvent de ne penser à rien.

— C’est déjà mieux que de ne pas penser du tout, dit le veilleur de nuit. Il est bon, mon vin blanc ?

— Pas plus mauvais qu’un autre.

— Quand on voit des gens de votre âge avec la gueule que vous faites, on dit en général qu’ils ont des peines de cœur.

— Vous croyez ? C’est vrai pour moi : dans le cas présent. C’est ça qu’est le plus fort.

— Vous avez beaucoup de peine ?

— Oh ! oui. Beaucoup. Naturellement je peux pas vous mesurer ça.

— Non bien sûr. Moi aussi j’en ai eu dans le temps jadis. Ça fait mal hein ?

Le téléphone sonna. »

Raymond Queneau, Pierrot mon ami, collection Folio, Éditions Gallimard, 1942, p. 213.

 

 


Eva Avian

10/12/2016

 

 

Dans cet extrait, le lecteur n’en apprendra pas davantage.

À l’image de Pierrot, le dialogue est distrait, lunaire, ne fait rien progresser ou si peu, par touches infimes : du regard de biais au téléphone importun, du vin au rien (déjà mieux que de ne pas penser du tout).

Il ne s’agit que d’une scène de comptoir, le veilleur de nuit n’a pas de nom, la singularité du chagrin de Pierrot est évacuée. S’il « fait la gueule », à son âge, c’est qu’il y a peine de cœur (le plus fort, c’est que c’est vrai). Les répliques rivalisent d’imprécision : « ça », « en », « tout », « on », rien ne pèse. J’ai parfois eu le sentiment qu’à chaque phrase aurait pu venir s’ajouter un « bien sûr », « évidemment », « comme par hasard » qui aurait tout réduit au « jeu avec les codes » ou au lieu commun.

C’est bien cela : un lieu public, le bar, une peine commune. Un veilleur de nuit fait parler un client, un homme de « jadis » s’adresse à un jeune homme, deux chagrins s’accordent pour ne rien dire (ils peuvent pas nous mesurer ça). Trompant notre attente, Mentor ne raconte rien, n’a pas plus d’expérience à partager que Pierrot – et puis, le téléphone sonne.

Pourtant, cet échange elliptique me touche. J’y reconnais ces élans inattendus où l’on se confie, de façon inappropriée, un peu crue, trop schématique, à celui qui nous connaît le moins, à la grand-mère d’un autre, à l’ami d’ami ivre qu’on n’avait pas invité. Là où l’être le plus proche, pour être trop au fait de la situation, n’est pas apte à consoler, le veilleur de nuit et le magazine acheté à la gare viennent m’affirmer que ça n’est pas si grave et que j’en suis : cliente du bar, gueule de cœur brisé, membre d’une génération sans engagement, sans désœuvrement, sans conviction que c’était mieux avant ; je rencontre les déboires de tous.

Accoudée au comptoir avec Pierrot, plutôt que de donner rendez-vous à l’ami intime, au psychologue, à l’amant ou à la sœur, je peux faire le choix de la consolation précaire d’un « pas regarder en arrière », « toute la vie devant » ou d’un « ça fait mal, hein ? ». Celui d’un dialogue de taiseux, qui n’a rien d’un silence indifférent. Tout est bancal, tout manque sa cible et rien n’est faux.

Faire ce choix parce qu’on a « beaucoup de peine », mais surtout, précisément, parce que la situation ne sera pas évaluée dans sa complexité mais comme une expérience commune, connue et partageable, délestée des méandres que l’on prenait tant de plaisir à asséner comme preuve de son irréductible originalité (ce qui m’est arrivé, vous ne pouvez pas comprendre, plus compliqué, unique, c’est beau). Cette scène à la civilité bourrue me soulage des circonstances particulières de mon amertume.

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