Saynète n° 50

 

 

 

 

« Je dis “mes amis” : mais à la vérité, lorsque je fais le bilan, combien ils sont rares au bout d’une vie consacrée au théâtre. Combien ce monde peut paraître sympathique, chaleureux, et quel désert ce peut être en fait. Les “grands” m’ont quitté : Clement Mankin est morte, mort aussi Wilfred Dunning, Sidnay Ashe parti à Statford, dans l’Ontario, Fritzie Eitel a connu en Californie une réussite fatale. Les rescapés sont une poignée : Perry, Al, Marcus, Gilbert, ce qui reste des filles… Mais je commence à gâtifier. C’est la fin du jour. La mer est dorée, parsemée d’éclats blancs de lumière, les vagues claquent avec une sorte d’autosatisfaction mécanique, sous un ciel vert pâle. Comme c’est vaste, comme c’est vide, cet espace formidable que j’ai désiré toute ma vie. Toujours pas de courrier. »

Iris Murdoch, La mer, la mer, 1978
 
 


Eva Avian

15/10/2016

 

Les mémoires de Charles Arrowby s’ouvrent sur la mer. Metteur en scène et acteur célèbre, il s’est retiré loin de Londres et de son théâtre, loin du monde dont il peut à présent critiquer la vanité à son aise depuis sa caverne. Misanthrope, moraliste intransigeant, le personnage n’est pas très aimable. Le pastiche amusé, le « faux » écrit intime que constitue ce roman achève d’établir la distance entre nous.

Toutefois, Charles n’a pas choisi de s’exiler sur les falaises de n’importe quelle mer, et certainement pas sur celles de « cette soupe puante » qu’est la Méditerranée, mais sur les rives de la mer nordique, aux franches marées et d’où l’on peut voir, nous dit-il, des phoques. Après ça, je suis prête à le lire.

 

J’ai parcouru le début de ce passage distraitement, distraction aggravée par l’égrènement de noms propres qui ne me sont déjà plus familiers et par le constat désabusé un peu topique de Charles, derrière lequel je distingue le sourire de l’auteure. Jusqu’à ce qu’à la litanie des morts et des absents succède le crépuscule : « c’est la fin du jour ». C’est toujours lorsque Charles se tourne vers la mer qu’il m’entraîne avec lui. Lorsqu’il la contemple, l’écrit, s’inquiète du monstre marin qu’il a vu remuer dans ses profondeurs, il cesse de grincer. Je partage son émerveillement.

« Comme c’est vaste, comme c’est vide, cet espace formidable que j’ai désiré toute ma vie » : nous chantons maintenant à l’unisson. La mer devient solitude désirée, retraite productive (Charles écrit enfin), ascèse hédoniste (il décrit souvent les plats simples et délectables qu’il savoure seul) loin des excès stériles auxquels nous portent les autres. Un « espace formidable » pour faire ce à quoi ils faisaient obstacle (les autres). Au son de « la mer, la mer », j’entends « l’azur, l’azur », anaphore du désir et de l’idéal.

Ce texte ranime en moi un fantasme ancien : mer, désert et mansarde de l’artiste, c’est tout un. Je soupire après la tour d’argent sous les toits, la claustration volontaire et le climat hostile des landes anglaises. Au lendemain d’une visite, je m’en souviens, le Narrateur de la Recherche ne « travaille pas davantage », l’absence d’Albertine ne résout rien, Venise même déçoit. Pourtant, je n’en démords pas : l’autre m’entrave, je le quitte au matin pour ne rien faire ailleurs, aiguillonnée par mon désir de Venise (parfois, je rebrousse chemin, au bord des larmes, émue de mon propre retour). Résolument, Charles et moi nous barricadons au sommet d’une falaise.

 

« Comme c’est vaste, comme c’est vide, cet espace formidable que j’ai désiré toute ma vie. » : en s’achevant par un point, l’exclamation vibrante devient simple constat. J’ai dû manquer quelque chose. Charles ajoute, sans lien logique apparent avec ce qui précède : « Toujours pas de courrier. »

Cette douce ironie de montage révèle notre erreur à tous deux. Je reprends les mots un à un, ceux qui m’ont gonflé le cœur. « Comme c’est vaste » : toujours pas de courrier, « comme c’est vide » : toujours pas de courrier. La mer, la mer ! Toujours pas de courrier. Bientôt, en effet, de façon plus ou moins invraisemblable, tout ce petit monde déserté viendra reprendre ses droits dans l’ermitage de Charles, un à un et jusqu’aux morts. En attendant, Charles guette le courrier, des nouvelles de ces autres qu’il a fuis, constat légèrement dépité qui me réjouit.

En figurant le retrait loin du monde et la difficulté à partager la scène, ce texte tempère mon désir de désert, de mer et de mansarde. Un matin, je m’émerveille avec tous les personnages de l’arrivée des phoques, narrée comme un miracle, dans un monde repeuplé à l’horizon duquel la mer se dérobe. L’attente du courrier me lie à ce personnage dupe de lui-même, comme à un qui aurait cru, lui aussi, pouvoir être une île.

 

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