Saynète n° 27

 

 

« Ah, parlez-moi de maître Haldor, parlez-moi de lui, il sait causer au moins. Même s’il est noir comme l’encre de poulpe et que sa tête est toute pointue, c’est un nègre noir à tête pointue qui sait causer. Le français chante dans sa bouche comme l’eau qui coule d’une rivière, et ça te berce l’oreille et ça t’emplit le cœur. En vérité, je vous le dis, cet homme-là, c’est un vrai morceau de Monde. Ah, parlez-moi aussi d’un homme comme le vieux Bernus, oui, le vieux Bernus, avec sa jambe boiteuse et sa cahute cassée. Là-dedans, il a une bible qu’il ouvre page après page, et vous en lit tout un grand morceau. Et il continuerait bien à les tourner, ces pages, si on était capable d’en entendre davantage, si on ne lui demandait pas de s’arrêter, si on ne le suppliait pas. Il sait lire, lire, lire, le vieux Bernus, et selon moi nul éloge ne peut davantage parfumer un cœur humain. Méssiés-et-dames, j’ai dit, honneur et respect pour lui. »

Simone et André Schwarz-Bart, L’ancêtre en solitude, p. 180, éd. Seuil

 
 


Gilbert Cabasso

14/11/2015

Se trame, ici, un jeu de perspectives fort complexe tressé pour donner à entendre l’éloge de la littérature. Oui, à entendre : Simone et André Schwarz-Bart feignent l’oralité. Ils inventent – ou restituent – ce que pourrait être le point de vue de qui resterait en deçà de l’écriture, son émerveillement. Fiction ouvrant à l’intelligibilité des formes secrètes d’une domination suscitant désir d’appropriation, joie d’admirer la parole et la maîtrise d’une langue écrite et partagée. Maîtriser la langue des maîtres, entrer dans les mystères de l’écriture, c’est surmonter son propre esclavage. C’est se hisser à la langue-monde. Feindre la parole exaltée de celui qui vante l’écriture du dehors, vouer l’écriture à cette feinte, voilà, ici, le véritable travail du roman.

Et qu’importe qu’il y aille de tel ou tel texte, le Livre grandit jusqu’au Monde. Haldor, Bernus, ces nègres défaits, grandissent jusqu’à la beauté du monde, jusqu’au chant, jusqu’à « parfumer un cœur humain ». « Lire, lire, lire », trinité de l’éloge, non pas l’acte de lire, mais la synthèse, l’accomplissement suprême de ce qui fonde, pour tout homme, « honneur et respect ». On peut bien n’en plus pouvoir, en avoir assez, quand la lecture n’en finit pas, c’est bien la soumission à la capacité de lire, cette ouverture à l’infini des possibles, qui force « honneur et respect ».

Par-delà les jeux attendus et convenus des dominations symboliques et des rapports de force qu’on sait inscrits entre oralité et écriture, il s’esquisse ici, discrètement, joyeusement, les conditions d’une réconciliation dont on pourrait peut-être attendre l’émergence d’une authentique civilité.

Powered by : www.eponim.com - Graphisme : Thierry Mouraux   - Mentions légales                                                                                         Administration