Saynète n° 22

 

 
« Sachez-donc, dit [Amilcar], que de ma vie je ne me suis tant ennuyé que j’ai fait aujourd’hui durant trois heures que j’ai été avec un homme que j’ai entretenu de cent choses différentes. C’est donc quelque homme de peu d’esprit, reprit le Prince de Numidie, nullement Seigneur, répliqua Amilcar, et ce n’est point de sa stupidité dont je me plains. C’est quelqu’un de ces hommes qui disputent sur toutes choses, dit Herminius, et avec qui il faut contester opiniâtrement, parce qu’ils contredisent toujours ceux avec qui ils sont. Au contraire, répondit Amilcar, c’est un homme qui ne dispute jamais, qui veut tout ce que l’on veut, qui dit tout ce que l’on dit, qui n’a point d’opinion que celle qu’on lui donne, qui ne dit jamais non de rien, qui dit oui de tout, qui se dédit tant qu’il vous plait, et qui par une complaisance lâche, tiède, ennuyeuse, et insupportable, fait que la conversation meurt à tous les moments, qu’on ne peut plus que lui dire, et qu’on ne peut se divertir avec lui, si on ne prend le parti de s’en moquer. Vous exagérez cela si plaisamment, dit Clélie, que j’aurais assez de curiosité de savoir qui est cet homme si excessivement complaisant qu’il ait fait un défaut d’une bonne qualité. C’est un homme, reprit-il, qui a la mine face, l’esprit doux, l’action négligée, qui marche lentement, et qui est toujours prêt à dire oui. En effet, m’étant malheureusement trouvé engagé avec lui, nous avons d’abord commencé de parler de guerre : mais comme j’ai bientôt remarqué que c’était un homme qui disait tout ce qu’on voulait, je l’ai fait changer cent fois de sentiments. Je lui ai fait louer Brutus, et Tarquin ; je lui ai fait dire que Rome vaincrait, que Rome serait vaincue ; que Sextus était fou, que Sextus était sage ; que sans la vertu un homme ne pouvait être heureux, qu’avec la vertu on était toujours misérable ; et je l’ai enfin fait contredire tant qu’il m’a plu. Ensuite je lui ai proposé d’aller en vingt lieux différents, où je suis assuré qu’il n’avait que faire ; mais il m’a pourtant toujours dit qu’il avait affaire partout où je lui proposais d’aller, et il m’a enfin réduit à lui dire que je n’avais que faire de lui, et à le laisser là, pour venir ici, où l’on me fera le plus grand plaisir du monde de me contredire ; car je suis si las de complaisance, que je regarde présentement le plaisir de disputer, comme le plus grand plaisir du monde. Il est si aisé de vous donner ce plaisir-là, reprit Plotine en riant, que je m’offre à l’heure même à soutenir que la complaisance est la meilleure, la plus agréable, la plus commode, et la plus nécessaire qualité qu’on puisse avoir. »

Mlle de Scudéry, Clélie, histoire romaine, Troisième partie, Livre II, Paris, Augustin Courbé, 1657, p. 724-727.

 
 


Mathilde Faugère

05/09/2015

Clélie, en plus d’être le livre des batailles héroïques et des naufrages en mer, est aussi celui des conversations galantes, des débats sur l’amitié, l’amour, le devoir. Entre un moment d’aventure et une histoire rapportée par les membres du groupe, on y discute des points sensibles. Ici le groupe est déjà constitué ; on y retrouve des personnages connus, Clélie, Herminius, Plotine, Amilcar, auxquels on fait confiance, qui, au-delà du point de départ de la civilité, dû à ceux que l’on connaît mal, sont liés par un passé  et un présent d’amours, d’amitiés et d’intérêts communs. Amilcar y trouve donc refuge – on reconnaît là un idéal d’amitié – refuge contre la complaisance qu’on pourrait identifier ici à une civilité mal comprise mais aussi à une absence radicale d’opinion, voire d’éthique. L’enjeu de départ est bien l’ennui, l’impossibilité d’une conversation agréable. Ce n’est pas à prendre à la légère, ce n’est pas la simple critique d’un individu ou d’un type de conversation, c’est l’impossibilité d’une communication réelle et satisfaisante, et cela dans un groupe, dans une société en pleine guerre civile. Aux raisons connues et pointées par le prince de Numidie et Herminius - absence d’esprit et contradiction permanente, sorte de non-communication et de dialogue de sourd -, ici, Amilcar ajoute une non-communication fondée sur le trop de communication, et l’absence d’un interlocuteur véritable qui devient trop vite un miroir mou et mouvant. Il surprend ainsi, la complaisance étant souvent considérée comme une suite logique de la civilité, ce que soulignent les réactions de Clélie et de Plotine – des femmes, notons-le. Il surprend et se trouve réduit, si l’on en croit son récit, à l’incivilité la plus patente : dire à son interlocuteur qu’il ne veut pas de lui, le disqualifier comme interlocuteur. Et qui ne le ferait pas ?

Mais brouillons les cartes, passons au présent, passons au je, internalisons un peu ce débat qui occupe les différents personnages de Clélie. Chez nous, la complaisance est bien peu défendue, il y a peu de Plotine, peu de Clélie pour parler en sa faveur. Du sens premier nous sautons vite au sens second, moderne, péjoratif et plein d’hypocrisie. Pourtant la complaisance est là, dans nos conversations courantes. Elle emplit nos paroles, nos acquiescements bredouillés, nos silences, aussi, en zone trouble – pourquoi insulter un inconnu en lui disant qu’on est persuadé qu’il a tort, on ne le convaincra pas en cinq minutes – avec nos amis même, nos compagnons – pourquoi se brouiller maintenant alors qu’on a déjà eu cette conversation dix fois ? On laisse couler, parfois, on laisse passer des mots qui nous hérissent. Est-on lâche, complaisant, complice ? Où s’arrêter ? Où commencer ? Avec assez mais pas trop de complaisance, juste ce qu’il faut pour avoir une vraie conversation, pour être entendu, au bon moment, quand on a envie de se battre, quand c’est assez important pour se battre. Reconnaître sa complaisance, être capable de cesser aussi, pour ne pas accepter de se laisser mener ici ou là, pour se constituer en interlocuteur, pour ne pas s’entendre dire un jour que Tarquin le tyran et Brutus le libérateur valent la même chose.

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