Sablier n° 5.2.

 

Gestes n°2
 


Guido Furci

20/04/2020

 

J’écris sur son ventre avec mon doigt : elle joue à deviner les lettres. C’est une façon de retarder le moment de se coucher et, pour moi, d’éviter de raconter une fois de plus la même histoire – je sais qu’elle en aurait envie, mais aujourd’hui je pense avoir mérité une trêve. Ça la chatouille. Elle rit, se déconcentre. Comme d’habitude, on risque de réveiller sa petite sœur. J’essaie de me focaliser sur le jeu, mais j’ai en tête le dernier paragraphe d’un article que je viens de relire et le communiqué de presse qu’une collègue vient de me transmettre par texto.

Dans Epidemics and Sickness in French Literature and Culture – un ouvrage collectif publié sous la direction de Christopher Lloyd pour les Presses de l’Université de Durham en 1995 –, Anthony Cheal Pugh nous rappelle que, il n’y a pas si longtemps, « la matière inerte des étoiles a appris, grâce à l’information contenue dans la double hélice des acides désoxyribonucléiques, à se reproduire » (p. 198). Ce à quoi il ajoute : « en tant qu’êtres sensés, nous sommes les résultats directs de la complexité des informations que le hasard et la nécessité ont introduites dans le cosmos. Il serait bête de livrer la planète et notre avenir aux professionnels de l’informatique lorsque l’existence de cette science n’est qu’une preuve de plus de nos capacités créatives » (ibid.). Le registre de cette contribution me paraît daté ; ses conclusions formulées de manière rapide et, pour beaucoup de raisons, maladroite. Et pourtant, d’instinct, c’est ce texte que j’ai eu envie d’aller récupérer il y a deux ou trois heures, après avoir noté quelques considérations sur les modalités dont on calcule (ou dont on semble calculer) le nombre de victimes du Covid-19 dans différents pays européens. C’est ce texte, dont je me souvenais très bien de l’épigraphe – « Le Progrès, quelle blague ! », Flaubert – que j’ai eu envie de reparcourir après avoir consulté plusieurs graphiques, cherché à déchiffrer plusieurs courbes qui se ressemblent et suivi en temps réel les données communiquées aujourd’hui par le Coronavirus Resource Center de l’Université Johns Hopkins de Baltimore. De ces quelques lignes, j’avais retenu les étoiles, les acides que je n’arrive pas à prononcer et la musicalité plus que la naïveté de la toute dernière phrase. Je continue de penser qu’elles cachent la réponse à une question importante. Je ne sais toujours pas si l’allusion à Flaubert m’amuse ou me gêne. J’ai tendance à trouver Flaubert toujours pertinent. J’ai tendance à aimer, malgré tout, les gens qui le citent et qui donnent (ou s’efforcent de donner) l’impression de le connaître.

« La pandémie […] a tué plus de 75’000 personnes en Europe, dont 80% en Italie, en Espagne, en France et au Royaume-Uni, selon un bilan établi par l’AFP à partir de sources officielles dimanche matin. » C’est l’essentiel des infos qui m’ont été signalées par un sms qui date de lundi 13 avril et dont je prends connaissance mardi 14. Suivent un nombre significatif de variations sur le thème : selon le pays qui diffuse ces renseignements – malgré tout assez vagues, compte tenu du fait qu’il est impossible de savoir en fonction de quels critères les décès sont associés au Coronavirus –, l’accent est mis sur la gravité de la situation des pays voisins. Comme pour Flaubert chez Anthony Cheal Pugh, je ne sais pas trop quoi en penser. Je sais que ça me gêne ; je suis obligé d’admettre, et ça me gêne tout autant, que ça m’amuse aussi.

J’écris sur son petit ventre avec mon doigt. Elle m’arrête. Elle fait semblant de boucher son nombril avec son doudou. « Là tu fais quoi exactement ? » « Un geste barrière. » Elle me regarde comme quand elle sait que je sais qu’elle est en train de faire une blague – blague à laquelle elle finit souvent par croire. Les yeux qui brillent, elle m’explique en chuchotant : « Je veux juste pas que le virus pense que c’est un tunnel et entre. »

Paris, 17 avril 2020

 

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