Sablier n° 3. 1.

 

Etrangetés et solitudes n°1
 


Eva Avian

04/04/2020

Devant les grilles du parc, j’ai croisé trois fois le même homme une cage à la main contenant deux couples d’inséparables, des petits perroquets qui n’aiment pas vivre seuls. Ce devait être le même homme, ou bien c’est encore plus étrange. J’ignore s’il promenait déjà ses oiseaux avant le confinement et s’ils peuvent faire l’objet de la dérogation pour les animaux de compagnie (la question a été tranchée concernant les ovins[1]). Moi, je respire de moins en moins bien en présence des autres, à mesure que je supporte de plus en plus mal leur absence. Sans le décider, je me suis mise à retenir ma respiration par intermittence dans la rue, dans la file d’attente et dans mon hall d’immeuble même désert. Ça me suffoque un peu.

Non, celle que je rends heureuse par l’union de nos deux solitudes, c’est ma grand-mère, que j’appelle désormais tous les jours. Nous vivons maintenant à peu près la même vie, j’ai quatre-vingt-six ans ou elle en a trente-et-un, quoique je ne puisse pas recevoir son inquiétude infinie, son souci illimité des autres, ses recommandations chaque jour à être très prudente, à faire attention à moi, sans considérer le fait que cela fait longtemps, maintenant, que c’est à moi de m’inquiéter d’elle – mais ces choses-là ne s’inversent pas en une courbe logique. Aussi, nous parlons du temps qu’il fait, de ce que nous avons ou nous apprêtons à manger et des personnes dont nous avons eu des nouvelles. Ma grand-mère ne demande pas si j’ai eu « des nouvelles » de l’un ou de l’autre, mais si j’ai eu de « bonnes nouvelles ».

Étrange, comme ces pulls que je m’obstine à laver à la main les uns après les autres (avant de les faire sécher à plat sur une serviette, comme le préconise la dite grand-mère) depuis le début du confinement, et dont je ne verrai jamais le bout, car un nouveau roulement sera toujours nécessaire. Étrange, les quotidiens papier qui s’accumulent derrière la vitre de la bibliothèque fermée devant laquelle je fume, avec des « unes » de plus en plus apocalyptiques et que personne ne ramasse plus… Et l’annonce dans le hall de mon immeuble, ce jour, de la mort d’un voisin dont je n’avais jamais entendu le nom. Deux questions me viennent trop rapidement. Est-il mort du coronavirus ? Quel âge avait-il ? Peut-il être mort d’autre chose, annonce-t-on la mort des voisins dans le hall sans ça, est-ce que cela signifie qu’aucun voisin n’est mort depuis mon emménagement il y a quatre ans, depuis quand les voisins meurent-ils ?

Mais le plus étrange, c’est d’avoir remonté le temps dans un carnet que je tiens et d’avoir vu le coronavirus s’avancer petit à petit entre les phrases, mentionné ici et là, en traître, et cette phrase datée du 14 février 2020 sur laquelle je bute : « (+ coronavirus : battage médiatique consternant.) » J’en suis désolée. La personne qui a écrit ça a maintenant vraiment quelque chose d’une étrangère.

[1] https://www.ouest-france.fr/sante/virus/coronavirus/confinement/confinement-verbalise-pour-avoir-promene-ses-deux-moutons-dans-un-parc-ferme-de-la-loire-6791481

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