Exergue n° 30

 

« […] C’est en général cette forme macabre de sentimentalisme qui l’amène à poser sa fourchette pour prendre son stylo. Et écrire. Il ne fait rien d’autre, ces temps-ci. Surtout le soir, comme les poètes d’autrefois. Ecrire quand les choses vont de travers est une caractéristique de sa classe sociale. Jamais un homme au sommet de la réussite n’écrit pour célébrer les satisfactions de sa vie. Imaginez une semaine à Bora Bora, imaginez la pêche au gros ! Ecrire ? Allons donc, on n’y pense que lorsque les choses tournent mal. Ecrire, c’est pour les perdants. Ecrire pour remettre les choses à leur place. Ecrire pour laisser une trace. »

Alessandro Piperno, Persécution, Editions Liana Levi, 2011, p. 309 

 
 


  Gilbert Cabasso

07/04/2012

 

« Poser sa fourchette », « prendre son stylo » : l’écriture prend le relai des fonctions vitales. Le Professeur Pontecorvo, l’éminent cancérologue dont Piperno raconte la chute, est voué au silence, condamné à la réclusion dans le sous-sol de sa villa romaine, accusé de crimes qu’il n’a pas commis, cancrelat moderne, Gregor Samsa dont la gloire déchue tourne au cauchemar. Mais le cancrelat de Kafka n’écrit pas. Voici le romancier livrant au lecteur une genèse possible du geste d’écrire : dans l’horreur de la déchéance, quand tout est perdu, l’écriture est la voie, non seulement de l’expression du désastre, mais de sa réparation possible. Geste crépusculaire, en tous sens.

Tout se passe ici, curieusement, comme si Piperno, nous livrant la clé du symptôme, nous la dérobait : ce serait la fiction des nantis destitués que de vouloir écrire ainsi. Les hommes accomplis, ceux à qui tout sourit, ne s’y aventureraient pas. La célébration du monde ne les retient guère ! Question de « classe » ? Si le récit des échecs grandit parfois celui qui le prononce, Piperno ne saurait se confondre avec son personnage, sentimental « comme les poètes d’autrefois ». Le style indirect libre, traçant discrètement entre eux une distance, dérobe au lecteur le sens intime de l’écriture romanesque. De quoi pourrait-elle donc être le relai ?