Exergue n° 73

 

 

« La fabrique sociale américaine doit beaucoup au formidable isolement spatio-temporel de la vie étudiante. […] Entre la dépense fantasque de l’enfance et l’éthique du travail qui suivra, les college years (les quatre premières années d’études supérieures) constituent une zone de répit, vouée à la fois au renforcement des normes et à la possibilité, dans des conditions nettement délimitées, de leur subversion. Tout concourt à faire de cet espace de transition, véritable moratoire entre l’insouciance du teenager (l’adolescent) et la lutte du grown-up (l’adulte) pour la survie, un univers plus nettement à l’écart qu’il ne l’est dans les sociétés européennes : l’éloignement géographique des campus et la rupture plus forte qu’il implique avec le cocon familial, l’établissement pour cet âge de la vie particulier (studentry) de règles communautaires et morales en partie dérogatoires, et la prégnance dans chaque université de rituels ancestraux. »   

François Cusset, French Theory. Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et les mutations
de la vie intellectuelle aux États-Unis, Paris, La Découverte, 2003, p. 43. 

 
 


Mathias Ecoeur

30/03/2013

 

Le campus américain tel que le décrit ici François Cusset constitue un entre-deux qui n’est pas sans rappeler D. W. Winnicott, moins par le rapprochement facile entre l’« espace de transition » et l’espace transitionnel que par le respect de « l’insouciance du teenager » : « Au moment de l’adolescence, l’immaturité est un élément essentiel de santé », écrit Winnicott. Ou encore : « […] l’essentiel, en ce qui concerne l’adolescence, c’est son immaturité, le fait de ne pas être responsable » [1].

C’est bien plus tôt dans nos parages que point l’ambition d’éveiller l’esprit critique des élèves et de leur dévoiler les dessous – évidemment indécents – de notre langage et de notre société : de Balzac au slogan publicitaire, il n’y a parfois qu’un saut de puce tôt franchi. Quant au texte littéraire lui-même, le maître mot est, sinon méfiance, du moins distance. Du reste, à l’enseignement lui-même s’ajoute le simulacre institutionnel de la responsabilité : la démocratie mimée. En France par exemple, dès le collège, des délégués (dont on promeut, en cas d’égalité lors de l’élection, le plus jeune [2]) participent aux conseils d’administration, aux conseils de classe et aux conseils de discipline [3], affrontent le passage en revue de leurs camarades, se confrontent dans le secret de l’institution à l’intimité de leurs égaux.

Alors que Winnicott va jusqu’à présenter l’immaturité comme un élément de santé de l’enfant, est-on certain aujourd’hui de ne pas opposer au spectre de l’adulescence une perte de l’enfance ? Il ne s’agit pas évidemment de promouvoir l’idéale équivalence d’un campus américain pour les collèges et lycées français. Mais, peut-être, d’associer la suspension – si temporaire déjà ! – de la responsabilité de ces fins d’enfance à un lieu, à un temps qui lui seraient propices. Tiens : un cours de littérature ?



[1] Donald Woods Winnicott, Jeu et réalité, Paris, Folio essais, 2002 (première éd. 1971 ; première traduction française 1975), p. 262. Nous mettons en italique.

[2] Article 30-2 du décret modifiant le décret N°85-924 du 30 août 1985.

[3] Voir not. la page internet de l’Education Nationale consacrée aux « représentants des élèves au collège et au lycée » (consulté en mars 2013).