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Exergue n° 139

 

 

 

« Interrogeons-nous sur le soin tendre que nous prenons du Père Noël ; sur les précautions et les sacrifices que nous consentons pour maintenir son prestige intact auprès des enfants. N’est-ce pas qu’au fond de nous veille toujours le désir de croire, aussi peu que ce soit, en une générosité sans contrôle, une gentillesse sans arrière-pensée ; en un bref intervalle durant lequel sont suspendues toute crainte, toute envie et toute amertume ? Sans doute ne pouvons-nous partager pleinement l’illusion, mais ce qui justifie nos efforts, c’est qu’entretenue chez d’autres, elle nous procure au moins l’occasion de nous réchauffer à la flamme allumée dans ces jeunes âmes. La croyance où nous gardons nos enfants que leurs jouets viennent de l’au-delà apporte un alibi au secret mouvement qui nous incite, en fait, à les offrir à l’au-delà sous prétexte de les donner aux enfants. Par ce moyen, les cadeaux de Noël restent un sacrifice véritable à la douceur de vivre, laquelle consiste d’abord à ne pas mourir. »

Claude Lévi-Strauss, « Le Père Noël supplicié », Les Temps modernes, n° 77, 1952.

 
 

Michèle Rosellini

14/01/2017



Le 24 décembre 1951, une effigie du Père Noël a été brûlée sur le parvis de la cathédrale de Dijon devant 250 enfants des patronages avec l’accord du clergé local alarmé par la paganisation de la fête de la Nativité que favorisait à ses yeux le culte du bonhomme : on lui a donc infligé le supplice destiné jadis aux hérétiques. En mars de l’année suivante, Claude Lévi-Strauss fait paraître dans les Temps modernes, sous le titre « Le Père Noël supplicié », un article où il s’empare de l’événement pour analyser en ethnologue les fondements de l’adoption massive et rapide par la société française d’usages et de pratiques rituels liés à la célébration de Noël dans le monde anglo-saxon. Sous le phénomène d’imitation, soutenu par d’évidents intérêts économiques, il décèle la reviviscence du substrat archaïque de la fête des morts liée au déclin et au renouveau de la lumière au solstice d’hiver. Dans cette logique, les enfants représentent l’altérité irréductible qui est celle des morts et qu’il revient aux vivants de se concilier par des offrandes. Ainsi l’ethnologue donne – non sans humour – raison à l’Église quand elle s’inquiète de la paganisation de la fête de la nativité, puisque ces rituels profanes sont une prière aux morts, inscrite en effet dans la tradition païenne et tout à fait contraire à la pratique chrétienne de la prière pour les morts. Le passage cité ci-dessus prolonge la conclusion de l’enquête historique par un retour sur nos sentiments d’adultes à l’égard de la croyance au Père Noël. Mais, isolé de son contexte, il nous parle directement en décrivant cette croyance comme un espace transitionnel.

Il nous fait entendre, en effet, que quand nous feignons de croire au Père Noël avec les enfants, nous revenons (à notre insu) habiter la zone archaïque à l’origine de notre vie psychique, où se mêlaient indistinctement nos productions subjectives et les signaux du monde extérieur transmis par la médiation maternelle, cette zone que, précisément, Winnicott a nommée « espace transitionnel ». Tout en sachant que cette croyance est fausse, nous choisissons de faire comme si elle était vraie, c’est-à-dire d’en dérouler toutes les conséquences dans la réalité. Ainsi, nous dénions le processus économique réel de l’achat des cadeaux afin de donner consistance au phénomène surnaturel de leur distribution. Le coût symbolique de cette opération est considérable, puisqu’il revient à accorder aux enfants un droit aux cadeaux indépendant de notre volonté et de notre accord. Ils sont en outre dispensés de remercier leurs donateurs réels, et nous nous trouvons par conséquent nous-mêmes privés du lien de gratitude que nous aspirons ordinairement à tisser par nos dons. Quelle contrepartie pouvons-nous attendre d’un tel sacrifice, sinon le spectacle de leur joie sans mélange au pied du sapin, si souvent alléguée pour justifier les dépenses excessives de Noël ? De fait – et c’est ce point obscur qu’éclaire le texte de Lévi-Strauss –, nous tirons de notre effacement derrière la divinité « Père Noël » un bénéfice inestimable.

En offrant libéralement, sans la contrepartie de la reconnaissance, en dilapidant en quelque sorte notre libéralité, nous donnons corps à l’hypothèse d’une générosité sans limites, d’une générosité inconditionnelle : un idéal de générosité qu’implique la définition même du terme mais que les conditions réelles de son exercice empêchent généralement d’atteindre. Les enfants sont les médiateurs du processus : loin d’attendre d’eux des remerciements, nous leur en devons, pour nous permettre d’accéder à cette part profuse et radieuse de nous-mêmes. Mieux encore : ce n’est qu’en apparence que nous faisons d’eux les destinataires de nos dons, car ceux-ci s’adressent ailleurs. À qui ? Lévi-Strauss répond : à l’au-delà, et cette réponse peut s’entendre de deux manières. Du côté du calcul superstitieux, l’offrande à l’au-delà pourrait être une négociation menée à l’aveuglette avec l’obscure puissance gouvernant nos vies dans l’espérance qu’elle suspende un temps en notre faveur son implacable rigueur. Mais d’un point de vue immédiatement sensible ce don gratuit ne nous aide-t-il pas à saisir la plénitude d’une existence soumise à la précarité de l’instant ? Le cadeau offert sans exigence de retour nous installe dans un présent d’une qualité particulière, où la présence à soi coïncide transitivement avec la présence aux autres dans le partage d’une joie dont nous sommes les auteurs invisibles.