Adage n°11.4 : Il est doux... / M. Rosellini



Adage n°11.4.

 

 
Il est doux d’assister de la terre aux rudes épreuves d’autrui
 


Michèle Rosellini

20/04/2020

 

Cet adage me met mal à l’aise. Peut-être parce que je n’ai pas vécu de situation dans laquelle j’aurais pu entrevoir ne serait-ce que la possibilité d’éprouver ce sentiment, cette « douceur » à me sentir en sécurité quand d’autres, sous mes yeux, même au loin, se débattraient avec de terribles difficultés, voire une menace de mort. L’impulsion d’aller au secours me viendrait d’abord, comme à beaucoup de mes semblables, je crois. Même l’indication « de la terre » qui signale qu’« autrui » est inaccessible, au milieu d’une mer soulevée par la tempête ne me rend pas l’adage plus habitable. Il faut transposer. La guerre est le seul contexte qui le rende plausible. Je pense aux récits des bombardements de Marseille entendus chez mes grands-parents. Quand, réfugiés avec leurs voisins dans la cave de leur immeuble, ils percevaient par le fracas et l’ébranlement que la bombe était tombée plus loin, peut-être sur l’immeuble voisin, ils étaient soulagés, traversés par la pensée que cette fois encore la mort avait été pour les autres. Oui, le « il est doux » peut s’admettre, en situation extrême, comme soulagement. Mais certainement pas comme sérénité et encore moins comme joie. En ressentons-nous d’avoir été épargnés par cette épidémie qui en tue d’autres ? Même le soulagement des civils bombardés n’est pas de mise, car si un avion a un nombre précis de bombes à larguer sur une ville, le virus n’a pas de limite dans ses impacts : nul ne peut être soulagé qu’il soit tombé « à côté ». La compassion seule nous étreint quand nous assistons, de loin, et souvent à travers de froides statistiques, « aux rudes épreuves d’autrui ».

La compassion est-elle si étrangère à Lucrèce qui nous a légué cette scène du naufrage contemplée de loin comme métaphore de la tranquillité d’âme du sage épicurien ? À l’extrême fin de son poème, il prend pour exemple des épidémies (phénomènes naturels parmi d’autres qui ne doivent pas effrayer le sage…) celle qui a ravagé Athènes au milieu du Ve siècle. Sa description se déploie sur près de 150 vers, en scènes pathétiques. Il détaille les symptômes morbides et l’inévitable agonie : « […] par la gorge, la maladie emplissait leur poitrine, / affluait en masse vers le cœur douloureux / et toutes les barrières de la vie s’effondraient ». Il note l’abandon sacrilège, dans la panique collective, des rites funéraires, de l’accompagnement familial des mourants et des morts. Ce récit d’une expérience qu’il n’a pas vécue est intensément émotif et nous émeut encore. La douleur semble impossible à ignorer, elle affecte l’humanité du narrateur, qui en livre au lecteur, par la force des mots, toute l’horreur. Où est, dans cette tourmente partagée, le promontoire stable d’où le sage pouvait contempler sereinement les souffrances d’autrui ? Ce constat ne me réconcilie pas avec l’adage, mais avec celui qui l’a le premier proféré : la poésie, dont il a prétendu faire le véhicule docile d’une philosophie de l’existence, l’a comme pris au piège pour le rendre, par sa puissance pathique, rebelle aux injonctions doctrinales.

 

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