Adage (citation) n°11.3 : Il est doux... / Montaigne



Adage n°11.3.

 

 
Il est doux d’assister de la terre aux rudes épreuves d’autrui
 
 


Michel de Montaigne

20/04/2020

 

Notre bâtiment, et public et privé, est plein d’imperfection. Mais il n’y a rien d’inutile en nature ; non pas l’inutilité même ; rien ne s’est ingéré en cet univers, qui n’y tienne place opportune. Notre être est cimenté de qualités maladives ; l’ambition, la jalousie, l’envie, la vengeance, la superstition, le désespoir, logent en nous d’une si naturelle possession que l’image s’en reconnaît aussi aux bêtes ; voire et la cruauté, vice si dénaturé : car, au milieu de la compassion, nous sentons au dedans je ne sais quelle aigre-douce pointe de volupté maligne à voir souffrir autrui ; et les enfants le sentent ;

Suave mari magno turbantibus aequora ventis,

E terra magnum alterius spectare laborem.

Desquelles qualités, qui ôterait les semences en l’homme détruirait les fondamentales conditions de notre vie. De même, en toute police, il y a des offices nécessaires, non seulement abjects, mais encore vicieux : les vices y trouvent leur rang et s’emploient à la couture de notre liaison, comme les venins à la conservation de notre santé. S’ils deviennent excusables, d’autant qu’ils nous font besoin et que la nécessité commune efface leur vraie qualité, il faut laisser jouer cette partie aux citoyens plus vigoureux et moins craintifs qui sacrifient leur honneur et leur conscience, comme ces autres anciens sacrifièrent leur vie pour le salut de leur pays ; nous autres, plus faibles, prenons des rôles et plus aisés et moins hasardeux. Le bien public requiert qu’on trahisse et qu’on mente et qu’on massacre ; résignons cette commission à gens plus obéissants et plus souples. Certes, j’ai eu souvent dépit de voir des juges attirer par fraude et fausses espérances de faveur ou pardon le criminel à découvrir son fait, et y employer la piperie et l’impudence. Il servirait bien à la justice, et à Platon même, qui favorise cet usage, de me fournir d’autres moyens plus selon moi. C’est une justice malicieuse ; et ne l’estime pas moins blessée par soi-même que par autrui. Je répondis, n’y a pas long temps, qu’à peine trahirais-je le Prince pour un particulier, [moi] qui serais très marri de trahir aucun particulier pour le Prince ; et ne hais pas seulement à piper, mais je hais aussi qu’on se pipe en moi. Je n’y veux pas seulement fournir de matière et d’occasion. En ce peu que j’ai eu à négocier entre nos Princes, en ces divisions et subdivisions qui nous déchirent aujourd’hui, j’ai curieusement évité qu’ils se méprissent en moi et s’enferrassent en mon masque. Les gens du métier se tiennent les plus couverts, et se présentent et contrefont les plus moyens et les plus voisins qu’ils peuvent. Moi, je m’offre par mes opinions les plus vives et par la forme plus mienne. Tendre négociateur et novice, qui aime mieux faillir à l’affaire qu’à moi ! Ç’a été pourtant jusques à cette heure avec tel heur (car certes la fortune y a principale part) que peu ont passé de main à autre avec moins de soupçon, plus de faveur et de privauté. J’ai une façon ouverte, aisée à s’insinuer et à se donner crédit aux premières accointances. La naïveté et la vérité pure, en quelque siècle que ce soit, trouvent encore leur opportunité et leur mise.

 

Michel de Montaigne, Essais, III, 1.

 

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