Abécédaire

 
 Songe
 
 


Florence Dumora

23/05/2015

Songe : Vx. Détrôné au XVIIIe siècle par « rêve », « songe » ne sert à rien. Est-il « vieux » au sens de la marque d’usage « Vx. » par laquelle le dictionnaire désigne un mot « incompréhensible ou peu compréhensible de nos jours » ? Non : inusité et familier à la fois, du fait de la persistance de « songer », qui épaule et redouble « penser », et de « songeur », plus soucieux (ou plus concentré) que « rêveur ».

Antonyme : réalité. Réalité : ce qui laisse une trace. À proportion qu’ils s’obstinent à s’évaporer, on inscrit et on collectionne les songes, ceux de la Bible ou du paganisme. Dès la naissance de l’écriture, ils sont interprétés, gravés sur les tablettes mésopotamiennes, comme Jacob au désert dans la Genèse consacrant la pierre de son chevet au pied de l’échelle des anges, ou comme Nerval au matin sur le mur du docteur Blanche figurant le songe d’Aurélia avec des morceaux de charbon et de plantes froissées : « tu m’as visité cette nuit ». C’est arrimer le songe au tangible : des portes (de corne, d’ivoire), des Clés, une étoffe qui double la vie entière, such stuff as dreams are made on (Shakespeare) et même un promontoire, le Promontoire des songes (Hugo). On cherche ses traces dans les humeurs, les circuits neuronaux, l’E.E.G., les R.E.M. (Rapid Eye Movements )… le fantasme ultime serait de le voir, le filmer, de plain pied.

Étym. : Somnium, comme sogno et sueño Traum et Dream ont leur étymologie propre, « cauchemar » la sienne, comme nightmare. Celle de « rêve », mot orphelin, reste douteuse : *esver ? rebours ? re-exvagare ? ravar ? ou fantaisiste : repuerare, retomber en enfance (Ménage, 1694). Pourquoi la langue française a-t-elle progressivement abandonné songe pour rêve ? Le songe devenait-il, en terre cartésienne, non un mot mais une chose ancienne ?

Songe : Prononc. [ sɔ̃ʒ ] Où l’on entend la sonorité profonde de « songe » (comme « onde » ou « ange ») s’opposer à la clarté béate du ê de « rêve » ([ ʁɛv ] : rave ?)

Songe. Littér. Outre son pedigree latin et sa nasale distinguée, « songe » concentre sur lui l’héritage littéraire européen : tout ce bruit d’œuvres, La vida es sueño …. A Midsummer Night’s dream, Un songe, me devrais-je inquiéter d’un songe ? (Racine) murmure derrière le mot, déborde sur le verbe : Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle (Racine encore). « Songe », du fait même de son label d’Ancien Régime, seul à désigner le recul historique ou la noblesse de ceux de Nabuchodonosor, Scipion, Poliphile, lady Macbeth, Sigismond, Athalie et jusqu’à Booz endormi (quand depuis 1769, le D’Alembert de Diderot rêve, résolument). On dit « songe » avec d’invisibles guillemets, on ne l’interjecte pas (« tu rêves ! » « même pas en rêve ! »), on ne lui connaît aucun usage trivial. La vie est un songe ne signifie pas une vie de rêve et le Songe d’une nuit d’été n’est pas un rêve estival : le songe n’est pas publicitaire.

Songe. Botanique. Un nénuphar blanc : « et, comme on cueille, en mémoire d’un site, l’un de ces magiques nénuphars clos qui y surgissent tout à coup, enveloppant de leur creuse blancheur un rien, fait de songes intacts, du bonheur qui n'aura pas lieu et de mon souffle ici retenu dans la peur d’une apparition, partir avec… » (Mallarmé)

Un songe, partir avec ?

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